LA TENTATION DU SPEAKEASY

speakeasy

Les clubs ? Fermés jusqu’à nouvel ordre. Les événements respectueux des mesures d’hygiène ? Aussi fun qu’une virée en goulag. Un espoir ? Les soirées clandestines font fureur. Notre reporter a cherché à s’y incruster…

« Bon bah, moi je rentre. » : Deux heures du matin, Paris Rive droite, et pas un seul événement à se mettre sous la dent. Voilà quatre mois que nous autres teufeurs vivons en sursis.Quatre mois que nous faisons la fête partiellement. Légalement ? Pas toujours. Avec masque ? Pas tout le temps. Avec de l’alcool ? Assurément. Mais voilà. Alors que les clubs restent désespérément fermés, Marseille vient de déclarer la mise en vigueur d’un couvre-feu supprimant toute possibilité de danser (et plus si affinités) une fois 23 h passées. Mauvaise nouvelle, Paris ne devrait pas tarder à suivre. Ce qui semble nous attendre ces prochains mois ? « 23 h, tout le monde au lit, gants et masques compris. »

Serions-nous sur le point de revivre, ici en France, ce qu’ont connu les États-Unis pendant la période de la prohibition (1920-1933) ? Quand la vente d’alcool était officiellement interdite sur tout le territoire, une multitude de bars clandestins dits « speakeasy » se sont ouverts un peu partout dans le pays. Un siècle plus tard, braver l’interdit pour faire la fête est resté de coutume chez nous autres, descendants techno-gueux déjà nostalgiques des open-airs et apéros sur les quais de cet été…

Comment nous faire avaler, un siècle après la prohibition, que les gens qui se déhanchent sur les pistes de danse du mercredi au dimanche se sont tranquillement rangés à coup de tisanes au tilleul avant d’aller se coucher ? Comment gober que les acteurs de la nuit restent sagement les bras croisés à attendre que le gouvernement les autorise à nouveau à lâcher les chiens ? Enfin, posons-nous la grande question, celle qui revient plusieurs fois par semaine aux alentours de 22 heures : elle est où, la fête ?


ÂMES ESSEULÉES

La hausse des plaintes pour tapage nocturne cet été suffirait à décréter que tout le monde migre en appart’ pour festoyer. Mais une fois lassés des studios de 20 m2, quelles options s’offrent à nous ? Après quelques verres engloutis en terrasse, les effluves d’alcool et cris triviaux devraient tout droit nous emmener rue Jean-Baptiste Pigalle, au bar de nuit PCC (Pigalle Country Club) que les plus ardents nighters connaissent forcément. Échoppe sombre et minuscule, fumoir alambiqué – et non-aéré… Bref, un des derniers survivants de l’identité « punk » du quartier. Laurent Teissier, son heureux tavernier – aussi surnommé Lolo – remarque « une fréquentation supérieure à la normale. Désormais, un dimanche ou un lundi, il va carrément y avoir la queue pour rentrer. En même temps, nous autres, bars de nuit, sommes un peu la dernière chance. » Ouvert du jeudi au dimanche jusqu’à 5 heures du matin, le PCC voit débarquer toutes les âmes esseulées qui n’ont toujours pas fait le deuil de leurs fins de soirées. « On applique comme on peut les règles un peu débiles qu’on nous impose mais au bout d’une certaine heure, tables ou pas tables, masques ou pas masques, les gens dansent et se mélangent, détaille Laurent. On ne peut pas jouer au père fouettard pour les empêcher de faire la fête ! » Père fouettard, la Mairie de Paris a bien failli le devenir en évoquant la possibilité de s’aligner à Marseille et à son couvre-feu. Clément Léon R, auto-proclamé « ex-Maire d’une nuit parisienne qui n’existe plus » est persuadé que cette mesure ne se fera pas : « C’est du bidon. Ils ne savent que trop bien que nous sommes les derniers gardes-fous. Si on ferme les bars plus tôt, les gens ne seront pas surveillés, et je vois mal la police municipale faire tous les recoins de la capitale pour vérifier que chacun porte bien son masque en soirée… » Mais ces agents savent-ils, au moins, où se passent les dites soirées ?

La persévérance est de mise lorsqu’il s’agit de récupérer sa liberté dérobée. C’est le cas de Damien, 24 ans, qui depuis la fin du confinement participe tous les week-ends à des free-parties secrètes en Ile-de-France. « On veut oublier un peu cette histoire de Covid et faire des fêtes intimistes qui favorisent les rencontres ! La plupart des events publics qui doivent avoir lieu finissent par être annulés à la dernière minute par la préfecture, ou pire coupés en plein milieu. Avec les raves souterraines on se débrouille pour être discrets, et ne pas se faire couper l’herbe sous le pied. » En région, les dizaines de collectifs qui organisent ces raves parties – au bois de Vincennes ou dans d’anciennes warehouses – procèdent avec méthode. « On reçoit les données GPS à peine 1h avant, il y a un point de rendez-vous à partir duquel on éteint nos phares de voiture tout en avançant au pas jusqu’à s’approcher enfin du son » raconte Damien. Quant à Laurent, notre cher patron du PCC, il est formel, pas besoin de s’adonner à des missions commando pour trouver ces fêtes clandestines : « Il se passe plein de choses en ce moment. Je ne parle pas de petites sauteries entre amis, mais bien de soirées secrètes, sur invit’, avec DJ-sets jusqu’à 10 h du mat’ dans des appartements gigantesques… Autant les gens ont respecté le confinement, mais là… » Accoudé au bar, un client rigole : « Mais qu’on nous foute la paix ! On va continuer à faire la fête, et aucun couvre-feu ne saura nous en dissuader ! »

En cette seconde moitié de 2020, vous l’aurez compris, chacun est à la recherche de son speakeasy. Que ce coin de liberté se trouve au bois de Vincennes ou bien dans le salon d’un inconnu où virevolte une immense boule à facette de deux mètres sur cinq… Foncez ! Puis si par miracle vos défenses immunitaires vous ont maintenu en vie 15 jours après… Recommencez !


Par Carla Thorel
Photo : Thomas Smith / Quelque part en région parisienne ( mais on ne vous dira pas où ).