LA GAMIFICATION DE NOS VIES

La gamification de nos vies

Cosplayisation de la mode, #BlocusChallenge, défictionnalisation et théâtralisation de nos vies… Depuis que la génération gaming est aux manettes, les mécaniques du jeu et l’esthétique surréaliste ne cessent de se répandre. Demain tous gamifiés ?

« Des boots façon cartoon pour un monde 3D trop cool. La cartoonisation est une abstraction qui nous libère des contraintes de la réalité. » Voilà comment les New-Yorkais du collectif MSCHF présentent leurs Big Red Boots – inspirées de celles d’Astroboy – qui ont récemment inondé les réseaux. Au-delà du coup de comm’, la tendance au cosplay, au surréalisme, à la gamification, est visible un peu partout dans la mode. Comme chez Loewe, qui propose des fringues pixelisées dans sa collection printemps-été 2023, avec notamment un sweat tout carré, façon bonhomme du jeu Minecraft. On a d’ailleurs récemment vu ASAP Rocky le porter à l’anniv’ de sa meuf Rihanna – qui se croyait, elle, dans Super Mario Bros lors du dernier Superbowl. L’envie de ressembler à un avatar de jeu vidéo ne s’adresse donc plus qu’aux jeunes nerds…

On a vu Doja Cat débarquer à la Fashion Week de Paris en cosplay de l’enfer de Dante, le visage couvert de pierres Swarovski rouges, en mode « Doja’s Inferno ». Lil Nas X en C3PO, Rosalia en Evangelion, ou encore Machine Gun Kelly et Megan Fox émouvoir Insta avec leur « couple dressing » en cosplay de Barbie et Ken. Dans l’autre sens, Barbie est aussi devenue une influenceuse postant ses « road trips » sur Insta, faisant des collabs avec Balmain ou Maserati autour d’un bolide rose bonbon, et jouant dans un film qui sort en juillet prochain. Dans le même genre, Minnie Mouse a défilé pour Stella McCartney en 2022. Mais que nous arrive-t-il ?

POWER-CLOTHING

À mesure que nos pratiques numériques s’accélèrent, la limite entre réalité et fiction continue de s’atténuer, dopée par une demande d’interactivité toujours plus grande. Dans ce monde-là, les personnages fictifs deviennent des influenceurs, et les influenceurs s’inspirent des mondes virtuels. « On ne construit plus nos avatars à l’image de nous-même, on se construit nous-même par rapport à l’image de nos avatars. Il y a un va et vient permanent entre le monde numérique et le monde réel. On devient nos avatars », note le cyberpsychologue Frédéric Tordo. Tels des automates perdus dans le grand jeu de la célébrité que sont les réseaux sociaux, nous avons pris l’habitude de théâtraliser nos vies. Car tout ce qui existe dans les mondes numériques est destiné à être répliqué IRL. Et cela va jusqu’à modifier l’intensité de nos mimiques (comme sur TikTok, où l’on observe une tendance à la surexpression faciale – comme pour imiter des personnages Disney).

Dans le cosplay, il existe toujours un lien fort entre le cosplayeur et l’histoire du personnage qu’il interprète. Dès lors, le vêtement devient plus symbolique que jamais. « Il y a cette idée qu’en mettant ces vêtements-là, en adoptant telle attitude, tu te sentiras plus fort. Dans la société actuelle, l’idée de pouvoir s’auto-définir et de choisir qui on est se répand beaucoup. Le cosplay est justement une forme d’expression d’identité. Et la mode est aussi une forme de cosplay », explique le photographe Thurstan Redding, auteur de l’ouvrage Kids of Cosplay. On le constate bien chez la maison de joaillerie Costume Therapy, qui associe un storytelling mythologique à ses créations, présentées comme des « symboles d’identité » censés « transformer celui qui les porte ». Du « power-clothing », en somme.

PROJET PHYGITAL

Alors que les jeux-vidéos sont aujourd’hui les principaux fournisseurs d’imaginaires collectifs – en termes de chiffre d’affaires – il n’est donc pas étonnant de voir des maisons comme Burberry s’associer à la narration d’un jeu comme Minecraft, sur des créations disponibles online et IRL. Ce genre de projet phygital permet de faire le lien entre monde réel et monde virtuel, mais aussi entre les grandes maisons de luxe et leur clientèle toujours plus jeune. Autre raison, la gamification incite de facto à l’action – ou ici à l’achat.

Et cette tendance à utiliser le jeu et ses codes pour faire agir ne s’arrête pas qu’au secteur de la mode. La gamification est aujourd’hui partout. Des applis de sport comme Strava permettent ainsi de défier des coureurs sur des parcours définis, pour obtenir trophées et récompenses. On a vu le Shaman du Capitole ou le Mud Wizard écolo incarner leur mouvement en faisant du cosplay-activisme. Le député LFI Louis Boyard lancer le #blocuschallenge pour inciter les étudiants à bloquer leur université. Grâce à des applis gamifiantes, la finance est aussi devenue un jeu comme un autre, donnant lieu à l’improbable vague des meme-coins. Et même votre sommeil sera bientôt gamifié, avec le nouveau jeu Pokemon Sleep, dans lequel on attrape les petites créatures en fonction de la qualité de son sommeil… Alors que la génération Peter Pan ne souhaite qu’une chose, s’amuser, le jeu n’a pas fini de transformer nos existences.


Par Jean-Baptiste Chiara