« LA BRITPOP ? PIRE QUE LE BREXIT ! »

jonathan coe technikart

Quand Jonathan Coe, le romancier anglais le plus ambitieux de sa génération, s’attaque au Brexit, il ne reste qu’une chose à faire : monter dans le premier Eurostar, direction Earl’s Court, et le sonder chez lui. C’est ce qu’a fait notre chroniqueur politique cet été.

 L’INTERVIEW POLITIQUE DE BURGALAT – RENCONTRE JONATHAN COE 

Il ne faut pas me prendre comme conseiller financier. En 1879 j’aurais tout placé sur le canal de Panama, en 1989 sur l’action Eurotunnel, ces grands chantiers d’utilité publique qui ont aussi creusé les poches des épargnants. Je croyais que ça servait à ça le capitalisme, comme dans les livres de Disraeli et de Frédéric Bastiat. J’étais monté dans l’Eurostar au troisième jour d’ouverture de la ligne, la technique matérialisait devant nous les plus vieux rêves humains. L’ambiance était fervente (la première classe n’était pas encore garnie de banquiers blasés mais de cheminots à la retraite et de lecteurs de La Vie du Rail), c’était la première rotation du Concorde, le paquebot France arrivant dans le port de New York. Quand, dans le virage de Battersea, la centrale électrique immortalisée par Pink Floyd apparut, l’émotion était totale. Dans mon carré Club 4, des trainspotters asiatiques avaient filmé les parois du tunnel pendant toute la traversée de la Manche, ce que j’avais trouvé particulièrement émouvant. « C’était des espions », me déniaise Laurence, notre rédacteur en chef, installé face à moi dans le wagon qui nous emmène à Londres voir notre écrivain britannique préféré. Briseur de rêves. Un quart de siècle plus tard, ce voyage reste génial et le personnel toujours aussi prévenant. Aujourd’hui on en est presque à reboucher le tunnel, sera-t’il bientôt nécessaire de changer de rame à mi-parcours ? Il faudrait un Jonathan Coe français, qui puisse raconter notre pays comme il y parvient avec le sien. Il a la sensibilité, le feeling et la technique, et c’est un des rares romanciers qui réussit à aborder la musique sans pédanterie. Son nouveau roman, Le cœur de l’Angleterre, est une merveille qui prouve que la fiction a parfois le pouvoir d’être encore plus exacte que la réalité. Il habite à Earl’s Court. Quand j’avais 15 ans je vivais seul à Londres, je louais une chambre à Wimbledon Park. Déjà les froggies d’A nous les petites anglaises n’avaient pas trop la cote, sauf à la correspondance d’Earl’s Court, où des vieux messieurs cracra venaient faire des avances sur le quai. Quarante ans plus tard les tripoteurs ont disparu, à moins que j’aie changé et que je ne leur plaise plus ? Today’s news is tomorrow’s fish and chip papers : nous sommes le 23 juillet, il est 14 heures, nous devisons dans le jardin et Boris Johnson est nommé Premier Ministre.

BERTRAND BURGALAT


 « POURQUOI NE PAS INVENTER DES PERSONNAGES, LES ÉCOUTER ET VOIR CE QU’ILS ONT À DIRE ? » 

 

Jonathan Coe technikart
POP STARS
En 2001, Jonathan Coe, accompagné de Louis Philippe et Danny Manners, sortait l’album 9th & 13th chez Tricatel – le label de son intervieweur du jour.

La première chose qui frappe en lisant votre « roman du Brexit », Le Cœur de l’Angleterre, c’est que vous parvenez à capter et transcrire la pensée des deux camps sans condescendance.
Jonathan Coe : J’ai été très surpris, et partagé, par le résultat du référendum. Si j’ai écrit ce livre, c’était pour essayer de le comprendre. Aucun des articles et des journaux que j’ai lus ne l’expliquaient correctement. Alors je me suis dit : « pourquoi ne pas inventer des personnages, les écouter et voir ce qu’ils ont à dire ? ». Après tout, c’est mon boulot, peut-être que mes personnages seront capables de me dire pourquoi ils ont voté de telle façon. C’était davantage un exercice d’écoute de ma part que mes autres livres. J’ai pour habitude de les faire évoluer comme des pions sur un jeu d’échecs, et cette fois je n’ai pas du tout fait ça.

Et donc qui avez-vous écouté ? Ces protagonistes sont-ils inspirés directement de personnes de tout bord que vous avez rencontrées ? Vous connaissez aussi bien des pro que des anti-Brexit ?
De manière très lointaine, dans certains cas. L’un des héros du livre, Ian, est inspiré d’un personnage de ma toute première nouvelle, un texte qui n’a d’ailleurs jamais été publié. C’était en 1981, il y a 38 ans, et je suis revenu à lui, il était toujours là, à m’attendre… Vous savez, nous vivons dans des bulles vraiment exclusives, des bulles sociales, des bulles de médias, et des bulles de médias sociaux. La plupart de mes amis sont des « remainers », ils ne m’ont donc pas été d’une grande aide, je savais déjà comment les « remainers » pensaient. J’avais besoin de comprendre l’autre point de vue, un point de vue avec lequel je n’avais pas été en contact depuis des années.

Comment l’avez-vous fait ?
J’ai écrit d’une manière beaucoup plus passive que d’habitude. Quand je prépare un livre j’ai des graphiques, des plans de chapitres… Ici, je n’avais que des bristols indexés. J’ai décidé qu’il comporterait 45 chapitres, et j’ai donc commencé à numéroter des fiches de 1 à 45, avec un résumé de 4 à 5 mots sur chaque scène. Ensuite, j’ai commencé à écrire les scènes sans idée préconçue de la façon dont les personnages allaient évoluer, ce qu’ils allaient croire ou dire.

Les échanges entre un journaliste et un membre du cabinet de David Cameron semblent plus exacts qu’une transcription d’écoute…
Ces chapitres sont différents du reste du livre, plus satiriques. Je me suis inspiré d’une nouvelle de Joseph Heller. Tout le monde se rappelle de Catch 22 mais peu de gens ont lu ses autres livres. Son troisième, Good as gold, est une satire de l’administration Ford. Le personnage principal est jeune, enthousiaste, naïf et, comme le mien, il peut donner un point de vue puis un autre complètement différent plus tard. Il ne remarque pas qu’il se contredit lui-même.

Il y a une scène d’interview phénoménale, où votre héros, Benjamin, auteur débutant et pas encore rodé aux codes du milieu, passe pour l’exact contraire arrogant de ce qu’il exprime…
Quand j’ai commencé à donner des interviews, au moment de mon quatrième roman, Testament à l’anglaise, j’étais probablement très naïf et je pensais que les journalistes avaient le même agenda que leur sujet, qu’ils étaient des passeurs neutres, permettant aux auteurs de transmettre leur opinion à un public plus large. Puis j’ai réalisé, un peu comme mon personnage, que la plupart ont déjà leur opinion en tête, ils savent déjà l’article qu’ils ont envie d’écrire. Benjamin est donc assez malchanceux sur ce coup.

Vous parvenez aussi à restituer l’ambivalence des sentiments des Britanniques envers les Français, ce mélange d’idéalisation et de mépris. Est-ce que vous ne payez pas des décennies de french-bashing ? Ca a été longtemps la seule forme de racisme et de préjugés tolérée, voire encouragée. Si on avait remplacé dans les tabloids le mot froggies par pakis leurs directeurs de publication seraient en prison depuis longtemps…
Vous avez tout à fait raison, et l’establishment liberal, dont je fais partie, est à blâmer car nous avons laissé passer ça. Je suis de plus en plus convaincu que ce qui motive les vrais initiateurs du Brexit, l’European Research Group du Parti Conservateur, Nigel Farage etc, c’est le racisme anti-Européen. Ils ne peuvent pas supporter ce partage du pouvoir, de la souveraineté avec des gens qui ne sont pas britanniques. Ils ont toujours détesté ça et ont longtemps attendu le bon moment pour que la population aille dans leur sens et qu’ils puissent la pousser dans cette direction. Pour moi, un des moments-clés du roman, c’est lorsque Benjamin retourne à l’Université d’Oxford, qu’il se balade et repense à sa brève rencontre dans ces lieux avec Boris Johnson. Au même moment, y étudiaient le futur premier ministre responsable du référendum, David Cameron, son chancelier de l’échiquier George Osborne, Theresa May, son secrétaire d’Etat aux affaires étrangères Jeremy Hunt… Ils faisaient partie du même cercle d’étudiants dans les années 1990 et se disaient qu’ils dirigeraient le pays dans les 20 ans, ce qui est le cas aujourd’hui. Ce qui les définissait et les définit toujours c’est leur mépris pour les institutions européennes, et leur détermination à ne pas les laisser interférer dans leur exercice du pouvoir et leur droit divin à gouverner le Royaume-Uni. C’est ce qui définit le Brexit aujourd’hui.

jonathan Coe Technikart
À L’ANGLAISE
Après avoir rendu hommage à l’humoriste Sid James, star de What a carve up !, dans son roman du même nom, Coe prépare une comédie musicale basée sur The Fall and Rise of Reginald Perrin, sitcom culte de la BBC.

En général, quand les gens sont élus ils n’accomplissent jamais ce qu’ils souhaitaient. Cameron ne voulait pas du Brexit et il l’a eu, est-ce qu’en accédant au pouvoir Boris Johnson ne pourrait pas devenir l’homme qui le rendra impossible, comme Tsipras a enterré les illusions sur la dette en Grèce ? Il n’y a pas mieux qu’un politique de droite pour mener une politique de gauche et vice-versa. Vu de France le Brexit semble un vote hypocrite contre l’immigration plus qu’un rejet de l’Union Européenne, comment analysez-vous ces mécanismes ?
Et bien je dirais que cette campagne pour le « leave » relève du génie, même si cela m’embête d’utiliser ce mot, car la chance et l’opportunisme ont aussi joué. Ils ont réussi à percevoir beaucoup de mécontentements ressentis par la population britannique, dont l’hostilité à l’immigration, même si je ne pense pas que les britanniques soient plus racistes que les autres populations européennes. Ils ont réussi à rassembler ces mécontentements et ces énergies pour les concentrer entièrement sur l’Union Européenne. Les gens sont en train de réaliser progressivement que ces problèmes ne sont pas forcément liés à l’Union Européenne, et qu’en sortir ne les aidera pas nécessairement, mais pendant quelques mois, à l’été 2016, ils ont pu le croire. Qui sait ce qu’il va se passer dans les prochains mois, mais si nous quittons réellement l’UE, ce qui semble le plus probable, c’est là que le vrai merdier va se produire. Ils se rendront compte qu’ils ont toujours les mêmes difficultés, que rien n’a été résolu, et que cela risque même d’empirer.

Il faut se méfier des généralisations, mais en France nous avons parfois tendance à considérer que les Britanniques sont bien plus malins et intelligents que nous, on a du mal à les imaginer faire quelque chose qui irait contre leurs intérêts, on se dit que tout ça est une pantomime et qu’à la fin tout va rouler pour eux…
Une de mes scènes préférées du livre n’a pas été la plus remarquée ici, peut être qu’elle le sera davantage en France. C’est la confrontation entre un écrivain français et un écrivain anglais et où celui-ci étale sa confiance en son pays, en sa tolérance et en l’incapacité d’Ukip à parvenir à quoi que ce soit. Nous avons eu beaucoup d’illusions sur nous-mêmes, elles ont été balayées ces trois dernières années, ce qui n’est pas une mauvaise chose. J’ai adhéré à la théorie de l’accident de l’histoire, où les choses vont mal car il y a eu une tornade de circonstances parfaites, mais ce que l’on doit aussi prendre en compte, dans cette affaire, c’est ce qui est arrivé à Jeremy Corbyn et au Parti Travailliste. Corbyn est une personne agréable à beaucoup d’égards, avec des valeurs politiques auxquelles je peux adhérer, mais c’est certainement le pire opposant qu’on puisse imaginer. Ce n’est même pas qu’il soit convaincu par le Brexit, ce qui clarifierait la situation, c’est qu’il s’en fiche, il n’est pas intéressé par l’Union Européenne. C’est la question qui préoccupe tout le pays depuis des années et ça ne l’intéresse pas. Il y a une inertie incroyable à gauche, et un manque total de leadership. C’est pour cela qu’à mon sens ce pragmatisme britannique que vous décrivez ne peut pas tout, ne bouleverse pas tout, puisque l’esprit de celui chargé d’incarner l’opposition est ailleurs.

La Grande Bretagne précède souvent la France d’une quinzaine d’années sur les questions de société : l’immigration en 68 avec Enoch Powell, la désindustrialisation avec Thatcher au début des années 80, puisque Mitterrand aboutira au même résultat avec une politique opposée, la gentrification de Londres qui a précédé celle de Paris, les émeutes de 2011 celles des Gilets jaunes. Dans votre livre il y a un chapitre très important sur la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de 2012, présentée comme un âge d’or où le pays semblait s’aimer. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ces évènements amènent rarement la prospérité aux pays organisateurs. Jusqu’en 2016 la Grande-Bretagne semblait avoir déjoué le sortilège, pensez-vous que ce sera pareil pour nous en 2024 ?
L’Angleterre avait déjà beaucoup de problèmes en 2012, nous étions dans une période d’austérité juste après les manifestations de 2011, nous n’étions pas du tout un pays uni, mais les JO nous ont donné ce sentiment très fort pendant quelques semaines. On aurait pu s’y cramponner et construire quelque chose là-dessus, mais cela a été balayé trois ans plus tard par cette affaire du Brexit. Je suis peut-être un peu naïf sur la France et je comprends très bien ce parallèle historique, mais j’ai la sensation qu’il n’y a pas dans vos élites dirigeantes la même défiance pour l’Europe que chez nous. La France s’est toujours sentie plus à l’aise avec les institutions européennes. Nous avons toujours été semi-détachés, nous n’avons jamais été dans l’espace Schengen, dans l’Euro, nous avons toujours gardé une certaine distance par rapport à l’Europe.

Nous aussi nous avons tendance à mettre tous nos problèmes sur le dos de l’Europe, il y a une tradition de Bonapartisme prégnante à droite comme à gauche, la différence est peut être que nous n’avons pas une presse aussi puissante et aussi anti-européenne ?
Effectivement, il suffit d’aller sur internet et de regarder les Unes de ces 20 dernières années. Ce que l’on dit de l’Europe est assez démonstratif.

MUSIC MEN
Quand un romancier mélomane rencontre un compositeur lettré… et inversement.

Quand on est un musicien français, aller à Londres était longtemps la garantie de prendre une bonne claque. Nos homologues nous considéraient d’ailleurs avec la même arrogance que les chefs français regardaient leurs confrères d’outre-Manche. A partir du milieu des années 90 ce décalage a disparu. Des français comme Daft Punk faisaient des choses acérées, ce qui était jusqu’alors le privilège de groupes comme KLF, et au même moment le rock anglais devenait aussi bourrin que chez nous. En 1995 Malcolm McLaren m’avait dit que cette musique était fichue là-bas, car ses compatriotes prenaient désormais le tunnel pour acheter de l’huile d’olive aux Galeries Lafayette. La Britpop a-t-elle tué la musique britannique ?
Je n’ai jamais été un grand fan de Britpop, je n’ai jamais aimé Oasis et les autres. Il y a eu ce moment où est née une sorte d’alliance sacrée entre la pop britannique et l’establishment anglais. Nous avons eu le « cool britannia », Tony Blair et les relations du Parti avec les frères Gallagher, ce genre de choses. Et, oui, effectivement, à partir du moment où le gouvernement met la main sur la musique pop, ça crée des problèmes.

Un des problèmes des progressistes, quand ils évoquent des adversaires comme Cameron ou Johnson, n’est-il pas qu’ils ont tendance à les sous-estimer et en même temps à les surestimer en leur prêtant les visées les plus démoniaques ?
Mon livre est assez dur envers David Cameron et pourtant il est l’homme qui s’est battu pour légaliser le mariage gay. On oublie d’ailleurs souvent qu’au sein de son parti conservateur il était vu comme dangereusement progressiste, et c’est pour ça que sa politique n’était pas tant aimée. Johnson c’est assez différent, car ce que l’on va réaliser trop tard à son sujet, c’est qu’il est totalement cynique. Il a toujours aligné sa position sur ses intérêts personnels et par rapport à ses ennemis.

Et Theresa May ?
Pareil, la mauvaise personne, au mauvais endroit, au mauvais moment. Elle n’était absolument pas la bonne personne pour assurer le Brexit. Elle avait une interprétation très étroite des résultats du référendum, elle pensait que c’était un vote anti- immigration parce qu’elle avait toujours été anti-immigration. Elle en a donc fait son fil rouge pour supprimer la libre- circulation. C’était une des pires choses à faire, et c’est ce qui l’a menée à cette fin, à devoir entrer en négociation sans aucune flexibilité ni esprit de compromis. Mais ce dont on a du mal à se souvenir, à propos de ce référendum, c’est qu’il était très serré, 52% contre 48%. Pour moi c’est un « don’t know ».

Cameron aurait dû mettre un seuil à 60% pour une décision aussi grave ?
C’était une erreur de ne pas le faire, bien sûr, mais une fois le vote acquis, la faiblesse de l’écart et le respect de la volonté populaire auraient dû pousser à un Brexit soft, avec des compromis, or ces trois dernières années, le gouvernement a pris des décisions de plus en plus extrêmes qui nous mènent à cette situation de « no deal », que personne n’évoquait en 2016. Il ne faut pas seulement trouver une alternative viable, il faut une alternative qui plaise. Tout ce qui aurait pu mal se passer depuis juin 2016 s’est mal passé, les protagonistes, les décisions prises, le vote du parlement, rien ne pouvait être pire, et on en est là aujourd’hui.

Mais est-ce que vous êtes vraiment plus mal que nous ?
Je ne sais pas…

Au moins vous, vous avez une gauche et une droite classiques, nous on n’a même plus ça… Vous ne savez pas où vous en serez dans trois mois mais nous non plus, et il est rare qu’on vote pour quelque chose, il faut voter pour éviter ci ou ça.
La crise en Europe est un sujet très difficile car il y a tant de généralisations. Le point commun c’est que les gens sont en colère. Ici nous avons dévié temporairement ces mécontentements sur le Brexit. J’étais en Russie il y 10 ans, pour présenter La vie très privée de Mr Sim. La crise financière venait de se produire, personne ne parlait de crise financière, ils disaient seulement « la crise », mais je savais que c’est ce qu’ils voulaient vraiment dire. A la fin d’une de ces conférences un homme en tenue traditionnelle russe, qui ressemblait en tous points à l’image qu’on pourrait se faire d’un mystique slave, avait dit : « qu’importe la crise financière, qu’en est-il plutôt de la crise des âmes? ». Tout le monde a rigolé en se demandant qui était ce dingo, mais cela n’a cessé ensuite de me questionner. Il avait le courage et les mots pour évoquer ça, mais nous ne le faisons pas vraiment, nous avons peur de parler comme ça. Car finalement c’est ça la question, nous sommes dans une crise existentielle. Nous avons obtenu le mode de vie que nous avons voulu créer pour l’Ouest, et finalement on se rend aujourd’hui compte qu’il craint. Nous en sommes là.

boris johnson technikart
UPPER CLASS
Boris Johnson, alors président des étudiants d’Oxford, en 1986 avec l’actrice Melina Mercouri, ministre de la Culture grecque.

C’est un point de vue de droite, celui d’un capitaliste qui se rendrait compte que ce qu’il a voulu s’est réalisé et que les valeurs matérielles ne suffisent pas. Et pour quelqu’un de gauche ?
Est-ce qu’on pourrait revenir au monde d’avant 79 et Thatcher ? Rebâtir les syndicats et l’Etat-providence ? On devrait peut être faire ça, mais ce serait un sacré mea-culpa et je ne vois pas de leaders de gauche en Europe qui seraient prêts à le proposer dans leur programme. des gens comme Corbyn ou Bernie Sanders peuvent encore en parler car ils s’en souviennent, mais les nouvelles générations n’ont jamais connu l’État-providence, et ce concept disparait peu à peu des mémoires. Qui va reconstruire l’Utopie socialiste ?

 

 C’EST CE QUE TOUT LE MONDE PENSE, QUE LA VIE LEUR CHIE DESSUS, MÊME SI CE N’EST PAS LE CAS. 

 

Mais on a tendance a qualifier d’ultralibéraux des régimes d’économie mixte comme la France, qui cumulent le poids de cet Etat-providence avec l’opacité d’un capitalisme de connivence…
Cette crise que je dépeins dans Le cœur de l’Angleterre se construit aussi en France, comme dans presque tous les pays européens, et évoluera peut-être dans le même sens, mais ce sont des phénomènes très difficiles à prévoir. En Angleterre cela s’est manifesté par le Brexit, ça se manifestera peut-être d’une autre manière en France. Je ne pense pas que cela sera sous la forme d’un Frexit, notamment parce que l’Angleterre montre à quel point il est difficile de sortir des institutions européennes, et parce que cela crée plus de problèmes que ça n’en résout. Il y a un sentiment d’inégalité et d’injustice dans presque toute l’Europe, sauf peut être en Scandinavie, qui ne crée pas seulement l’envie, mais la victimisation, ce qui est bien pire. Depuis une dizaine d’années ce sentiment a grossi en Angleterre à un point où même des gens prospères, vivant d’une manière agréable en surface, ont développé cette idée qu’il y a un système, que celui-ci est contre eux et n’agit pas dans leur intérêt. Finalement tout le monde pense ça. C’est comme ça que mon livre commence, quarante personnes sont assises dans une salle et tous ressentent ce sentiment d’injustice, et considèrent qu’ils ne devraient pas être là où ils en sont aujourd’hui. C’est ce que tout le monde pense, que la vie leur chie dessus, même si ce n’est pas le cas.

Quelle solution proposez-vous pour combler ce vide occidental?
Je ne pense pas que le matérialisme ou l’économie mixte soient la solution car le système capitaliste ne distribuera jamais ses profits de manière assez égale et juste. Je ne sais pas, je pense qu’un mélange d’humanisme et d’absurde peut nous aider, ce qui compte ce sont les sentiments qu’on peut avoir les uns pour les autres, et le reste est une sorte de blague cosmique. Il y a quelques années j’ai emmené mes filles voir « En attendant Godot » et la plus jeune, qui devait avoir treize ans, en est sortie furieuse, me reprochant de lui avoir montré un spectacle qui lui explique que la vie n’a pas de sens, à un âge où elle commence à peine à découvrir l’existence. Cette pièce l’a dévastée. Elle a été écrite en 1948 et me semble toujours la plus pertinente sur le sujet.

Le Coeur de l’Angleterre (Gallimard)

ENTRETIEN BERTRANT BURGALAT

Photos Christine Donnier-Valentin