FRANÇOIS RUFFIN : « LIBERTÉ, ÉGALITÉ, 4G… »

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Avec son pamphlet Leur progrès et le nôtre, de Prométhée à la 5G, le député documentariste s’attaque à l’arrivée de la 5G dans nos contrées. À lire avant de remplacer son smartphone ? 

Vous dites être « tombé amoureux » de la version eschylienne du mythe de Prométhée – celle dans laquelle est renversée l’idée de progrès. Dans votre livre, vous vous en servez comme grille de lecture pour examiner l’arrivée de la 5G chez nous, voulue par les GAFAM et facilitée par la Macronie. Mais est-ce si grave de vouloir une bonne connexion quand on se retrouve paumé au milieu de la Bourgogne ? 
François Ruffin : Le mot d’ordre de la Macronie sur la 5G, c’est : « Il faut accélérer, nous devons mener la course en tête, il faut aller de l’avant. » Le problème, c’est qu’ils ne nous disent pas pour quoi faire. On met une technologie en place sans savoir à quoi elle va servir. Quand Cédric O, le secrétaire d’État au numérique, dit : « La crise nous offre l’opportunité d’une transformation plus volontaire encore ». Mais qui veut ça ? Dans les sondages, les gens disent plutôt que ça va trop vite. C’est une crise métaphysique qui dépasse la 5G : à quoi on sert ? Vers où on va ? Qu’est-ce qu’on fait ensemble ? 

Et donc ?
Toute la question est de savoir s’il y a un lien entre le progrès technologique et le progrès humain. Est-ce que c’est bon pour l’homme ? Dans le discours du Président et de ses acolytes, le lien est quasi automatique. Je conteste cette automaticité. Certaines technologies sont bonnes, mais il faut faire le tri des usages. L’autre raison qui est mise en avant par le gouvernement, c’est la concurrence : « Si on ne suit pas, on va être hors-jeu ». Je suis plutôt favorable à tempérer la concurrence. Au nom de « on n’est pas compétitifs », on se retrouve comme un cheval qui aurait des œillères, et qui doit courir le plus vite possible sans se demander où il va. 

« LE FUTUR ? DES ÉCRANS POUR LES PAUVRES, DES ASSISTANTS POUR LES RICHES. »

 

Et les progrès qu’apporterait la 5G à différentes problématiques de santé ? 
On nous dit que ça va aider la télémédecine, qu’il y a des zones de montagne où il n’y a pas de médecins, etc. Mais vous croyez que la priorité des opérateurs téléphoniques va être d’installer la 5G dans les zones de montagne ? C’est évident que non ! Ce sont des zones qui sont encore blanches pour la 2g, la 3G, la 4G (rires).

La 5G va aussi bouleverser le commerce… 
Sur les Champs Élysées, Casino a installé un magasin test qui y ressemble, sans caissières et uniquement avec des vigiles, et on fait son travail soi-même. Il faut interroger ce qu’est le commerce. Le mot latin a un double sens, c’est à la fois l’échange de produit, mais aussi l’échange tout court, l’échange de propos. Dans cette activité millénaire, on est en train d’éliminer tout le volet échange entre humains pour ne plus garder que du robotisé. Et ça s’étend à beaucoup d’autres domaines que le commerce.

Les nouvelles technologies seraient-elles de plus en plus aliénantes ?
Autrefois, le high-tech était pour la high-class. Aujourd’hui, les enfants des gens de la Silicon Valley n’ont plus d’écrans, mais ils ont des coachs et des assistants de coach. Ils savent que c’est par l’humain que se fait la transmission, l’enseignement, l’éducation. En revanche, nos gosses vont avoir l’école en numérique. Le projet du gouvernement avec Cap 2022, c’est d’avoir 100 % des services publics en numérique à l’horizon 2022… Il y aura des écrans pour les pauvres et des assistants pour les riches. On est sur une inversion du sens social de la technologie. Au XIXe siècle, être obèse était une marque de richesse, maintenant c’est un signe de pauvreté. C’est la même chose avec le numérique.

Et le rêve numérique, celui stimulé par une génération élevée aux films de science-fiction, avec l’imaginaire d’un futur ultra-connecté ?
J’ignore quels sont les rêves des Français (rires). Mais j’ai vu un sondage sur « Quelle est la maison qu’espèrent les Français », organisé par un consortium d’entreprises du bâtiment, Promotelec. 73 % veulent un cocon familial, ensuite c’est quelque chose de plus écologique, et tout en bas arrive la smart home connectée. Pourquoi ils n’en veulent pas ? « Les ondes, le prix, l’espionnage », et surtout « à quoi ça va nous servir ? Quelle en est l’utilité ? ». Pourtant, demain, tu as de bonne chance d’avoir la smart home, parce que le capital et le pouvoir vont s’allier pour l’introduire dans notre ordinaire, sans que les gens l’aient voulu. On est dans une période de tension entre le désir profond des gens et ce qui advient. Concurrence, croissance, mondialisation… c’est le triptyque du discours dominant. Dans les années 1980, l’argent roi à la Bernard Tapie, Ronald Reagan, ça portait. Alain Minc, la mondialisation heureuse, c’est avec enthousiasme qu’une partie de la France se dirigeait dans ce sens-là. Aujourd’hui c’est avec un espèce de malgré-nous…  

Selon vous, les GAFAM pourraient-ils un jour devenir plus puissants que les États ?
En tout cas, on voit bien la puissance des États en ce moment. Du jour au lendemain, ils vous disent de ne plus sortir de chez vous, le sport dans les gymnases c’est terminé, les restos et les bars seront fermés, etc. Ça, ils sont capables de le faire. L’État est un fauve envers les citoyens, mais quand il veut être une carpette face aux multinationales, il l’est. Je regarde avec attention les déclarations de Joe Biden, qui promet d’instaurer une taxe sur le numérique, et qui dit qu’il n’est pas normal qu’Amazon paye 0 % d’impôt aux États-Unis alors que les enseignants en payent plus de 20 %. Il y a encore une puissance de l’État, il faut juste qu’il veuille bien. En France, on a un État fort avec les faibles, et faible avec les forts. 

Ce non-débat sur la 5G est finalement symptomatique d’une défaillance de vision à long-terme de la France… 
Il y a eu un décrochage à partir des années 1970 entre le PIB et les indices de développement humain (à partir du moment où tout le monde a l’électricité, l’eau courante, la sécurité sociale, etc.). On a beau avoir doublé le PIB depuis les années 1970, avoir mis en place le numérique, l’informatique, la cybernétique, et tous les « tiques » qu’on veut, les indices de bien-être ne progressent plus. Il faut prendre un autre chemin, notamment celui de l’égalité… Et pour cela, il faudra ouvrir le débat. 

Leur progrès et le nôtre, de Prométhée à la 5G (Seuil, 176 pages, 12€)


Par
Jean-Baptiste Chiara
Photos Florian Thévenard