ESTHER ABRAMI : « EN QUÊTE DE PERFECTION ! »

Esther Abrami technikart

Violoniste prodige, Esther Abrami brise les codes du classique avec une modernité décomplexée. À 28 ans, elle redonne vie à des compositrices oubliées et inspire une génération connectée.

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Il est 14 heures lorsqu’Esther Abrami débarque à la rédaction, son violon à la main comme une extension d’elle-même. Elle s’assied, et dès qu’elle parle, ses doigts dansent dans l’air, traçant des mélodies invisibles. Elle connaît son sujet si bien qu’on jurerait l’entendre jouer, même sans archet. À seulement 28 ans, cette virtuose, passée par le Royal College of Music et sacrée première musicienne classique « Social Media Superstar » en 2019, n’a pas fini de faire vibrer les codes. Entre son héritage juif ashkénaze qui pulse dans ses notes et son ambition de rendre le classique accessible à tous, Esther est bien plus qu’une violoniste : elle est une passeuse d’histoires. Rencontre avec une artiste qui fait chanter les silences.

Tu as reçu ton premier violon à l’âge de trois ans de ta grand-mère, une violoniste qui avait dû mettre sa passion de côté. Comment son histoire a-t-elle influencé ta détermination à percer dans ce milieu ?
Esther Abrami : Je n’ai jamais vu ma grand-mère jouer du violon, elle a arrêté avant ma naissance. Nous parlions quelques fois de ses morceaux préférés, mais nos échanges sur la musique étaient plutôt rares. Ce que j’ai pu percevoir de son histoire, c’est surtout un sentiment de regret. Elle avait débuté une carrière de violoniste à Paris, a quitté la capitale pour le nord de la France après son mariage, et a mis son violon de côté. Je pense que ce regret m’a marquée et a renforcé ma détermination à suivre ma propre voie musicale.

Tu as l’impression de reprendre le flambeau ?
Oui. Ma grand-mère était juive ashkénaze et c’est vrai que la musique fait partie intégrante de notre héritage. Mais je suis certaine qu’elle ne s’y attendait pas. Je crois qu’elle ne s’imaginait pas que ça viendrait de moi. Quand j’ai joué pour elle, surtout à l’adolescence, j’avais déjà un bon niveau, j’ai senti qu’il y avait quelque chose. Je sais qu’elle était très fière et qu’elle en parlait à tout le monde avec bonheur. Mais d’un autre côté, je percevais aussi un léger regret, sans aller jusqu’à parler d’amertume.

À 14 ans, tu passes du Conservatoire d’Aix-en-Provence au Royal College of Music de Londres, c’est un sacré saut…
Avant d’intégrer le Royal College of Music à Londres, j’ai d’abord fréquenté la Chetham’s School of Music, une école internationale de musique. C’était un véritable défi, je suis partie à quatorze ans sans mes parents, ne parlant pas anglais…. J’ai passé quatre années incroyables là-bas, dans un environnement intense : la musique classique et le violon demandent un niveau de perfectionnisme extrêmement élevé. Dès le plus jeune âge, au conservatoire, on est habitué à l’idée d’atteindre l’excellence, ce qui implique des heures de travail quotidien, pendant des années. Parfois, cela peut même nous amener à nous enfermer dans cette quête de perfection. Il m’est arrivé de ressentir que le monde extérieur n’existait plus. Quand on passe huit heures par jour à jouer du violon, on finit par perdre de vue les priorités de la vie et oublier le plaisir que nous fait ressentir la musique.

Tu es partenaire créative de l’English Symphony Orchestra à seulement 26 ans. Quelle trace veux-tu laisser dans ce rôle ?
Ce que j’ai vraiment apprécié, c’est le contact avec les enfants. J’ai beaucoup travaillé avec l’English Symphony Youth Orchestra, et ça m’a permis de me reconnecter avec mes propres souvenirs d’apprentissage. C’était rafraîchissant, une sorte de retour aux sources. Je veux transmettre avant tout l’idée que l’âge n’est pas une barrière. Il existe ce mythe selon lequel il faut commencer très tôt et atteindre un certain niveau rapidement pour espérer réussir, mais je n’y crois plus. Une jeune fille de 13 ans qui débute le violon a encore toutes ses chances d’y arriver, que ce soit à travers la musique classique ou d’autres approches. Bien sûr, il faut travailler les morceaux classiques, car c’est une base précieuse et essentielle de la culture musicale, mais si elles ont envie d’improviser ou de jouer une cover de Taylor Swift au violon, qu’elles le fassent ! L’essentiel, c’est de trouver sa propre voie, il existe mille façons de réussir avec le violon.

Tu changes un peu de démarche avec ton nouvel album Women, en mettant en lumière quatorze compositrices. Qu’est-ce qui t’a donné envie de leur redonner une voix ?
Tout a commencé après mes études, lors d’une discussion avec une amie qui, comme moi, s’est demandé : quelles femmes ont composé de la musique classique ? Après 15 ans d’études, des centaines de morceaux joués, un master en musique… je n’avais quasiment jamais entendu parler de compositrices. J’ai grandi en pensant que Mozart, Beethoven, Brahms représentaient tous les grands compositeurs. Cette prise de conscience m’a poussée à faire des recherches, et ce que j’ai découvert m’a bouleversée. Non seulement ces femmes ont existé, mais elles ont composé des œuvres incroyables. Certaines étaient célèbres à leur époque, influentes même sur la politique et la société… et pourtant, elles ont été effacées.

Aujourd’hui, l’univers de la musique classique est-il encore macho ?
Ce n’est pas aussi flagrant qu’avant, mais il y a encore cette idée que certaines places sont plus difficiles d’accès pour les femmes. L’univers classique a évolué, mais il reste des tabous, des réflexions déplacées, parfois insidieuses. Quand j’ai signé mon premier deal chez Sony, quelqu’un m’a dit : « Profite, parce que la beauté chez les femmes, ça ne dure pas. Tu vas faire un album et puis voilà. » Comme si mon talent n’avait pas de valeur sur le long terme. Quand j’avais 14-15 ans, un professeur me surnommait Barbie devant toute la classe et disait : « T’es jolie, mais t’as pas de cervelle. » Mais ça change. Les jeunes filles d’aujourd’hui parlent davantage, se défendent plus. C’est aussi pour ça que je prends la parole. J’ai envie de leur montrer qu’elles ont leur place, qu’elles peuvent faire ce qu’elles veulent, sans qu’on les réduise à leur apparence ou à des préjugés.

Ton podcast, Women in Classical, explore les parcours de figures féminines dans l’industrie musicale. Tu as discuté avec Joyce Jonathan, Carla Lazzari… Quelle rencontre t’a le plus marquée parmi ces musiciennes ?
Parmi toutes les femmes que j’ai interviewées, Rachel Portman a été la plus marquante. C’est la première femme à avoir gagné un Oscar dans le monde de la musique de films. Je me souviens d’une réponse qui m’a un peu surprise : je lui avais demandé si elle avait senti une différence en étant une femme dans ce milieu. Et elle m’avait répondu avec une grande authenticité : « Non ». J’ai trouvé ça génial, c’est ce que je veux dans mon podcast. Je ne veux pas qu’on me donne une réponse juste pour créer du buzz. Il faut que ce soit sincère, même si je m’apprêtais à enchaîner sur les inégalités de genre. C’est un apprentissage aussi, quand on est dans le rôle de l’intervieweur : il faut être prête à accepter des réponses inattendues.

Avec plus de 400 000 abonnés sur TikTok et 80 % de moins de 30 ans, tu as craqué le code pour rendre le classique cool. C’est quoi ton secret ?
C’est parce que la musique classique c’est cool ! Il faut partir de ce principe. Beaucoup de gens ont des a priori sur cette musique, peut-être parce qu’on ne l’entend pas tous les jours dans des contextes familiers, comme à la cour de récré. Ce qu’il faut, c’est en parler dans des espaces plus populaires, sur les réseaux sociaux, par exemple. C’est ce que j’essaie de faire, en utilisant les réseaux pour partager ce que je fais en tant que violoniste classique. Je collabore aussi avec d’autres styles de musique pour amener mon violon classique dans des univers différents.

En 2019, tu deviens la première musicienne classique à gagner le « Social Media Superstar » aux Global Awards. Pourtant le succès de cette vulgarisation sur les réseaux a longtemps été source de critiques…
Au début, ça n’a pas toujours été facile, surtout quand on est critiqué et qu’on n’a pas encore de succès. Aujourd’hui, je suis loin d’être à l’endroit où je voudrais être, mais je vis de ce que je fais. Et quand des gens m’écrivent pour me dire qu’ils aiment ce que je fais, je me sens un peu plus armée. Ce qui me rend heureuse, c’est la manière dont j’ai créé ma carrière, celle que j’ai aujourd’hui. Elle est particulière, différente de la carrière d’une musicienne classique, mais c’est ce que je voulais.

La suite ?
L’Olympia, le 23 novembre 2025 ! Pour célébrer mon album Women. Et de la composition. Un de mes rêves serait de composer de la musique pour un film…

Women, Masterworks, 15,99€, sortie le 25 avril

Par Lina Bacchieri & Adèle Thiéry
Photo Kiara Lagarrigue
DA Hugo Jean
Stylisme Anaïs Dubois
Makeup Chloe Ktz
Hair Dessange