DONNEZ-MOI DU SALE !

tom connan

Il paraît que les Français raffolent des histoires de mecs balancés dans des cages d’ascenseurs ou de serial killers de lapins. Notre chroniqueur croit savoir pourquoi… Ce qu’on aime, c’est le sale. Pour mieux supporter le réel ?

J’me rappelle que lorsque j’étais gosse, un de mes cousins s’amusait à me montrer des images atroces diffusées sur le site Rotten.com (aujourd’hui fermé – Dieu merci), qui répertoriait les clichés les plus choquants en matière d’actes de violence, de suicides et d’autres joyeusetés visuelles. À l’époque, je devais avoir neuf ou dix ans, et déjà, ça me fascinait. J’ignorais réellement pourquoi, mais la vue de ces têtes explosées ou de ces bizarreries du corps humain me faisait entrer dans un continent noir hypnotique où le dark venait se nicher dans la vie quotidienne. Et bien des années plus tard, je dois avouer que je me tape encore un bon nombre d’émissions criminelles bien ringardes qui passent à des heures pas possibles sur les chaînes de la TNT, en me traversant comme une délicieuse coulée de boue. Ce qui ne m’empêche pas, à d’autres moments de la journée, d’écouter religieusement France Culture pour m’informer sur la rentrée des essais… Remettons quand même les pendules à l’heure : oui, les faits divers sont partout dans les médias (+73 % en dix ans dans les journaux télévisés selon une enquête de l’INA, ça fait flipper), oui, ils sont souvent utilisés pour booster les audiences et les rentrées publicitaires, oui, certaines « affaires » sont souvent instrumentalisées à des fins politiques et requalifiées trop rapidement en phénomènes de société pour servir des causes plus ou moins avouables, et donc oui, il faut s’en méfier, du traitement de ces faits divers, et du miroir déformant qu’ils peuvent fournir de la situation d’un pays. (Il ne serait pas excessif de dire que la plupart des réformes pénales de ces vingt dernières années ont été initiées à la suite de scandales dont une grande partie d’entre eux constituaient, à l’origine, de simples faits divers. Le mouvement est constant, et ne semble pas être sur le point de s’interrompre.)

Mais trêve de circonvolutions : par-delà la fumée des balles et la puanteur des charniers, il faut savoir reconnaître le plaisir coupable que nous avons à regarder les journalistes avec leur gueule de circonstance et les ex-flics reconvertis en chroniqueurs télé, lorsqu’ils nous racontent l’horreur de la condition humaine. Car contrairement aux contes, aux romans et à tous les programmes possibles de « fiction », ce qu’on aime par-dessus tout, dans les faits divers, c’est bien évidemment le réel qu’il y a derrière. La merde, le vice, la bassesse la plus crasse dans laquelle, d’une manière ou d’une autre, chacun arrive à se reconnaître. 

Quoi ? Mais vous n’auriez jamais pu vous comporter comme l’insaisissable Jonathan Daval, comme l’abject Dutroux, ou comme l’énigmatique Dupont de Ligonnès, vous dites-vous tranquillement ! Et pourtant… c’est bien parce que les faits divers sont des faits, et qu’ils relèvent par conséquent du vrai, qu’on ne peut jamais se sentir totalement étranger auxdites affaires, fussent-elles les plus monstrueuses. Mais encore ? Lisez plutôt. Viol. Agression. Meurtre. Braquage. Aucun de ces mots n’est totalement extérieur à nous, étant donné que chacun d’entre eux participe plus généralement d’un instinct de mort ou d’une tentation du mal qui est en réalité proprement humaine, ou pire, naturellement humaine.

ATTRAIT POUR LE MAL

Par chance, l’invention qu’a été ce qu’on nomme civilisation, et plus pudiquement culture, nous a amenés à canaliser une grande part de cette violence dans des institutions plus ou moins fonctionnelles – comme l’État, le droit, la morale, toutes ces limites drôlement utiles au quotidien, quand on y pense. Sauf que 1., ça ne marche pas avec tout le monde – la criminalité est un phénomène aussi ancien qu’universel – et que 2., le mal qui se trouve en nous, on ne l’éteint jamais totalement. D’une certaine façon, quand je regarde l’affaire Grégory version Netflix ou que je me tape un énième doc sur la tuerie de Nantes, j’entretiens cet attrait pour le mal dont il reste manifestement encore des traces chez moi et mon entourage. 

Mais redescendons encore plus bas, dans les faits divers les plus petits, les plus bas de gamme, les plus minables dans l’échelle de la monstruosité. Vous savez, les histoires de vol de camping-car, de lunettes de contrefaçons ou d’arnaques à la baguette – un type de fraude où des escrocs se servent d’un faux marché public pour promettre monts et merveilles à d’honnêtes artisans boulangers (véridique). Même là, même dans les tréfonds de la médiocrité la plus plate, on arrive à prendre un vilain plaisir, en contemplant le négatif de l’extérieur. En apprenant leurs déconvenues, on se dit quand même que notre vie à nous, notre vie bien plate, n’est finalement pas si mal. 

On pourrait même se persuader, dans ces moments, qu’on est de vrais privilégiés, nous qui – pour la plupart d’entre nous – n’avons subi ni d’attaque à mains armées, ni de vol de tongs, ni d’intoxication aux huîtres dans les six derniers mois. Et c’est d’ailleurs tout le (notre) problème, en ces temps covidiques où la monotonie a colonisé nos vies quotidiennes : il ne se passe plus grand-chose. Ou plus exactement, la société sur-médiatisée dans laquelle nous évoluons nous donne à la fois l’impression d’être proche des problèmes du monde, y compris les plus importants, tout en nous en éloignant. C’est ce que m’avait avoué un jour un ami devenu avocat pénaliste : « Les grandes causes, ça excite personne. Je préfère connaître les coulisses des bijoux volés de Kim Kardashian. Pas toi ? » 

Et si cette passion infinie pour les faits divers dissimulait en réalité un désir de noir, de sombre et de sale plus concret ? Et si tout le monde en avait en fait un peu marre de subir une culture dominante où le bien et le mal sont des domaines souvent intangibles, où les pratiques sexuelles sont considérées comme bizarres voire honteuses dès qu’elles apparaissent comme hétérodoxes, où la consommation de drogue devrait nécessairement être pire que celle de l’alcool, où l’on devrait bouffer healthy et se taper chaque matin des podcasts de développement personnel, pour être en forme au boulot ?

Car il n’y a rien à faire. L’homme veut du sale, c’est-à-dire du vrai, et il n’a peut-être pas tort.

 

Par Tom Connan
Photo Alexandre Lasnier