BYE BYE BOOMER ?

bye boomer

Jouisseurs excessifs, renégats extravagants, militants utopistes… Les « baby-boomers », vaste mélange de générations actives des années 1970 jusqu’à aujourd’hui – pour certaines – s’apprêtent à disparaître. On dresse le bilan.

Légende photo : 13 juin 2025_ Le Tout-Paris est venu rendre hommage au grand Philippe Labro à l’église de Saint-Germain-des-Prés. Salut l’artiste. 

Vendredi 13 juin 2025. La place Saint-Germain-des-Prés est témoin d’un défilé de plus en plus fréquent ces derniers temps dans Paris : la garde vieillissante des médias, du showbiz et de l’intelligentsia francilienne pénètre dans l’église suivie d’un cercueil. Jacques Séguéla, Jean-Marie Rouart, Michel Drucker, Alain Kruger, Franz-Olivier Giesbert, Antoine Gallimard et les têtes d’affiches des médias Bolloré enterrent Philippe Labro. Tout, de la sonnerie formatée d’un téléphone éteint à la hâte dans la nef, à la salle vide et pathétique de l’étage déserté des Deux Magots, en passant par Yann Moix le regard perdu dans sa chemise froissée et l’homélie de Benoît de Sinety fustigeant la « bien-pensance » et les « boucs émissaires » de « cette société » (lire : la fin de C8, ndlr), hurle la fin d’une époque. Mais laquelle ? Celle des maoïstes-trotskistes de Mai-68 ? Des militant(e)s du Front de libération de la jeunesse, du FHAR, de la MLF ? Des « Nouveaux philosophes » cumulards de métiers ? Des hommes de presse, des pubards et des vedettes pataudes du PAF ? Ou, plus largement, celle des « boomers dominants qui ont tout fait, occupé tous les postes et voulaient profiter de la vie », comme nous les décrit la journaliste et romancière Vanessa Schneider en évoquant son père Michel Schneider, psychanalyste, écrivain, haut fonctionnaire et ex-militant d’Action Directe, dont elle dresse le portrait dans La Peau dure (Flammarion) ?

Quand bien même il se savait atteint du cancer, Michel Schneider a continué à recevoir des patients jusqu’à ce que la maladie l’en empêche et qu’elle l’emporte en 2022. Quant à Philippe Labro, né en 1936, parolier, écrivain, réalisateur, scénariste, et diplodocus des médias, il a animé son émission sur C8 jusqu’à la fermeture de la chaîne par l’ARCOM, en février 2025, soit quelques mois avant sa mort. Les suivirent ou précèdèrent dans la tombe Ardisson, Henri Weber, Jacques Sauvageot, Roland Castro, Alain Krivine, Patrice de Colmont… « Cette génération s’est accrochée jusqu’au bout, et certains continuent de le faire soit dans les médias, soit par le travail, avec une volonté d’écrasement. Sans oublier la dimension très masculine. Ils n’ont pas du tout envie de laisser la place », ajoute Vanessa Schneider. Pas la peine de chercher très loin pour découvrir que quelques baby-boomers obstinés tiennent encore le crachoir sur certaines radio, des éditos dans certains médias, des bureaux d’angle dans certaines agences de publicité… Cramponnez-vous les amis, la fête est finie.

TEPPAZ & JAMES DEAN

Jamais une génération n’aura autant raté sa transmission. Génération adolescente et romantique pour Jean-Pierre Le Goff (Mes années folles), bercée par les Trente glorieuses puis impatiente de prouver son indépendance en donnant naissance au nouveau genre des golden boy, yuppie, jeunes entrepreneurs chez François Ricard (Génération lyrique, 1992), ou plutôt genre « Kiss Kiss bang bang » chez Frédéric Beigbeder dressant le portrait très réussi de son père (Un homme seul, Grasset), et enfin profiteurs, privilégiés, déconnectés, tenus pour responsables de la crise écologique, de la crise économique, de la dictature du tutoiement et de la prolifération des camping-cars pour ma génération et les suivantes, les baby-boomers ont désormais perdu tout le charme, le sex-appeal et le prestige que leur accordaient encore nos parents (la génération X).

Parce qu’ils avaient assis leur pouvoir, leur autorité et leur légitimité sur leur nombre (on les estime à 17 millions, soit un peu moins d’un quart de la population française aujourd’hui), et les bouleversements sociétaux dont ils furent à l’origine, les baby boomers ont cru ne jamais avoir à passer le flambeau. « Tout ce dont on rêvait, c’était d’être différents », se souvient l’éditeur et écrivain Gérard Guégan dont la génération, si elle ne fait pas partie à proprement parler des baby-boomers (ils sont nés avant ou pendant la Seconde Guerre mondiale), leur a légué un bagage culturel majeur, tremplin philosophique et esthétique des luttes et abjurations à venir. « Après la guerre, il y avait la volonté de faire sécession, de se définir soi-même, en dehors d’un mouvement général », poursuit Gérard Guégan – qui, comme la plupart des plus de soixante ans, rechigne à l’idée de faire partie d’une génération.

En pleine Nouvelle Vague, avec sa revue Contre-Champ, Gérard Guégan et ses camarades associent cinéma hollywoodien et lutte prolétaire (avant de rejoindre les Cahiers du cinéma, aux côtés de Rivette, Godard, Chabrol – après Mai-68, ils quitteront tous les Cahiers, qui deviendront un repère d’avant-garde intello-absconse –, puis de lancer, grâce à Gérard Lebovici, les éditions Champ-Libre.) « Cette culture de la différence et des minorités transparaissait dans tous les domaines. Avec la musique, c’était le jazz et le rock, puis le teppaz, qui permettait d’écouter des 33 tours n’importe où. Avec le cinéma, ça a été Rock around the clock, le blouson rouge de James Dean dans La Fureur de vivre… », se rappelle-t-il. L’avant Mai-68, c’est aussi l’Être et le Néant, l’Internationale situationniste au Tabou « affirmant une subjectivité souveraine qui se voulait sans limite […]. Ils ont été à l’avant-garde d’un individualisme auto-centré et radical », développe Jean-Pierre le Goff dans son livre, l’adolescence érigée comme nouvelle théorie révolutionnaire – avec Les Soulèvements de la jeunesse, revue lettriste fondée par Marc’O (proche d’Isidore Isou), par exemple, et de nouveaux cris de ralliements : « Ne travaillez jamais », « Vivre sans temps mort, jouir sans entraves »…

« Peut-on leur en vouloir d’avoir cru à une révolution impossible, alors qu’ils sont nés sur les ruines de la guerre ?, s’interroge Vanessa Schneider. Les familles étaient appauvries, criblées de traumatismes dont on ne parlait pas, ils sont élevés avec tout un tas de privations. Et soudainement s’ouvre le boulevard des Trente Glorieuses… », dans lequel s’engouffre la génération des baby-boomers, bardée de ses utopies marxistes-léninistes-maoïstes. Les pavés, la poésie, la plage, la mort du père, du bourgeois, du CRS… on connaît la suite.

UN NŒUD AUTOUR DU COU

« J’ai vécu pendant trois ans l’illusion magnifique que j’allais sauver le monde », nous raconte Sorj Chalandon, journaliste à Libération et ancien membre de la Gauche prolétarienne. Dans Le Livre de Kells (Grasset), paru à la rentrée, il retrace ses soirées militantes, faites de distribution de tracts et du Petit Livre rouge, mais aussi d’errances, de misère et de mépris (il quitte sa famille lyonnaise à dix-sept ans et vit plusieurs mois dans la rue, à Paris). « On n’avait rien à nous, les jeunes. Quand tu t’asseyais deux minutes sur un banc, tu avais toujours un vieux ou une vieille pour te dire : allez fainéant, va travailler. Je voulais m’opposer à toute forme d’oppression. Mais l’insouciance ? C’était pour ceux qui venaient de familles aimantes, qui avaient un toit sur la tête. Moi, je ne l’ai pas connue, c’est un mot obscène, étranger. » Hors la frivolité, l’autre cliché collant aux fesses des baby-boomers, et occupant aujourd’hui les pancartes en manif, c’est leur part de responsabilité dans la crise économique du pays, en particulier concernant les retraites. « Les baby-boomers ne sont ni un groupe homogène, ni une classe sociale, détaille l’économiste Henri Sterdyniak. En 1971, Boulin et Giscard ont décidé d’augmenter les retraites, ils n’étaient pas des boomers. On ne peut pas raconter une histoire selon laquelle les boomers se sont attribués des privilèges fabuleux. »

Après les désillusions des années 1970 (« L’affaire Lip nous a démontré qu’on pouvait être rebelle sans un coup de pouce de nos groupes révolutionnaires », constate Sorj Chalandon en évoquant l’autodissolution de la Gauche prolétarienne en 1973) les anciens contestataires eurent trois choix : se passer un noeud autour du cou, rejoindre des groupes violents ou passer une cravate autour de leur col. Gérard Guégan se remémore ce déclin, qu’il date aux funérailles de Pierre Overney (ouvrier militant maoïste assassiné en février 1972 par un vigile de Renault) : « Je regardais depuis le trottoir, il y avait énormément de monde, des drapeaux rouges et des Mao venus s’en mêler. J’ai constaté que c’était aussi l’enterrement de toute une génération. Après, ça a été l’avènement de groupes plus durs », suivi par celui des premiers « rotarystes » épinglés par le journaliste Guy Hocquenghem dans sa Lettre ouverte à ceux qui sont passés du col mao au Rotary (1986).

L’hégémonie des baby-boomers telle qu’on la conçoit aujourd’hui fut en réalité le fait d’une élite, celle des néos-bourgeois, anars de salon des années 1980, « devenus conseillers ministériels, patrons de choc ou nouveaux guerriers en chambre », déplorait Hocquenghem, passés d’une forme d’établissement d’une nouvelle dictature culturelle à une soumission à la mentalité d’outre-Atlantique. Alors membre du groupuscule Action directe, Michel Schneider en est exclu « parce qu’un de ses camarades l’avait aperçu dans le métro en train de lire Marcel Proust, lecture hautement bourgeoise ». Est-ce par dégoût des partis politiques que Michel Schneider et consorts cèdent aux jouets en plastique, t-shirt GAP et jeans Levi’s après avoir marché au rythme des « US go Home » ? « Ils se sont aperçus que ce rêve de révolution, auquel ils avaient cru si fort, n’était plus d’actualité. À partir de là, ça a été très difficile pour eux d’admettre qu’ils vivaient bel et bien dans des pays capitalistes, qu’ils ne pouvaient pas changer grand-chose, si ce n’était améliorer des petites choses à la marge. Alors, il ne leur restait plus qu’à profiter », défend Vanessa Schneider.

« C’ÉTAIT QUAND MÊME UNE SALE GÉNÉRATION D’ÉGOÏSTES…» — VANESSA SCHNEIDER

 

Une part de cette génération, ayant accédé à des postes de pouvoir – politiques, médiatiques, culturels – s’est bien arrangée pour concilier ses luttes égalitaires et les lois du marché, son élan pacifiste et la bombe nucléaire, leur 2CV contre une BMW Z3. Leurs excuses ? La découverte de la réalité des goulags avec Soljenitsyne et la conceptualisation du totalitarisme par des philosophes comme Hannah Arendt. Bref, il s’agissait pour eux de grandir. Comme des Don Draper puisant dans l’ambiance Woodstock l’inspiration géniale d’une campagne Coca-Cola (« I’d Like to Buy the World a Coke », scène finale de Mad Men, excusez le divulgachage), ils deviennent politiciens post-modernes (Jack Lang), éditorialistes mondains (Serge July), contestataires par le style (les jambes libérées de Dim signées Publicis)… Vanessa Schneider de conclure : « C’était quand même une sale génération d’égoïstes. Ils ne se souciaient pas tellement de l’avenir. Mais à l’époque, ils pensaient que le pétrole, c’était infini, qu’on pouvait construire et moderniser à n’en plus finir, sans conséquences, sans dégâts. Il y a eu un aveuglement collectif. »

LE GOÛT DE L’EXCÈS

Au moment où une certaine gauche pactisait avec le grand méchant système, une autre gauche poussait au maximum les curseurs de la subversion, notamment sur le plan de la libération sexuelle. En 1971, le journal Tout! (« Ce que nous voulons : tout ! ») publie un texte-manifeste du Front de libération de la jeunesse signé Richard Deshayes (militant défiguré par une grenade policière) dans lequel les « vieux cons », l’école, la famille sont descendus en règle et la sexualité – avec ses interdits et tabous –, mise au premier rang : « Faire l’amour est de loin une des choses les plus agréables que nous connaissons […]. Personne n’a plus rien à nous interdire et sur ce plan encore moins que le reste si on considère le naufrage sexuel de nos parents. […] On nous brise le sexe ! mais ça ne va pas durer. BAISONS ! est donc aussi un bon mot d’ordre ».

Nul doute que les deux décennies qui suivirent continuèrent de charrier leur lot de fantasmes à la génération de nos parents (ils ont entre 50 et 60 ans aujourd’hui) : la fête sans emmerdes, la baise sans frein, le boulot sans triples entretiens. Un Gérard Guégan, nostalgique, regrette que notre génération ne connaisse plus ni l’absolu, ni le goût de l’excès. Sorj Chalandon repense à une époque « où tout était possible, tout bouillonnait, tandis qu’aujourd’hui, tout est éteint, tout est gris »… Plus amers, les Gen X pleurent l’époque de Pivot, de Sollers, de Paris Dernière, de la Closerie des Lilas, persuadés de n’avoir pas pu choquer à loisir, bridés dans leur élan par #MeToo, le wokisme et l’esprit de décroissance. À les entendre, tout était plus fun, plus léger, plus libéré. Pas à nous. Alors que les schnocks critiquent la pudeur des Millennials et de la Gen-Z, ceux-ci n’ont aucune envie de revivre l’époque de Roger Peyrefitte (il publie Notre amour en 1967, sur sa relation avec un enfant de douze ans), de Gabriel Matzneff, d’Émile perverti, du cinéma macho-centré, de l’esprit faussement provocateur des émissions enfumées dont les quinquas has-been se font parfois les hérauts (vous les cherchez ? ils traînent le soir chez Castel), niant leur vieillesse au bras d’une femme de vingt ans leur cadette.

S’ils ont donné naissance à des personnalités géantes et des mouvements artistiques cultes, cette génération d’anarchistes constate l’échec cuisant de sa transmission culturelle et politique dans la fête de l’Huma, les Labubu et les Ch’tis à Miami… D’un autre côté, avec l’autorité du consentement, la figure littéraire de la mère (remplaçant le paternel si central pour tous les baby-boomers), l’avènement de nouvelles luttes climatiques, les Millennials et les Gen-Z signent l’arrêt de mort de ce monde finissant, tout en reprenant à leur compte le goût féroce pour une liberté renouvelée… jusqu’à ce que la génération Alpha vienne, à son tour, bazarder ses aînés ?


Par Violaine Epitalon
Photo Florian Thévenard