BIENVENUE DANS LE MONDE NOUVEAU

nouveau monde technikart

Le monde d’après ? Chouette, on y est ! On s’attendait à des licornes dans les rues et l’adoption d’un revenu universel pour tous… Et on le découvre hygiéniste, liberticide et bêtement moralisateur. On nous aurait menti ?

« Surmontez votre stress et vos pensées négatives. Développez votre résilience. » Cette formule n’est pas issue de 1984 de George Orwell, mais bien d’une application disponible sur les plateformes les plus performantes du web. Nos bourses déchargées de 11,99 euros, nous voilà plongés dans Happify et son univers de santé mentale où de petits jeux ludiques nous aident à réguler notre état émotionnel en nous filant des conseils pour travailler notre bien-être et rendre nos pensées plus positives.
Un brief au démarrage permet d’évaluer son niveau de bonheur et des kits spécialisés sont ensuite proposés : « la famille et les enfants », « amour et vie intime », ou encore – je ne fais que lire ce qu’y est marqué –, « des solutions pour mieux travailler ». Ce dernier module propose de former le salarié à la psychologie positive pour améliorer sa productivité, le tout saupoudré de discours pseudo-scientifiques visant à crédibiliser l’entreprise d’assainissement. Car devant la dureté du monde qui vient, mieux vaut être en paix avec soi-même… Ou, au moins, en avoir l’air.


SOVIETS ET BISOUNOURS

Avez-vous remarqué le ton mielleux de vos collègues de bureau à votre retour dans l’open-space ? Bienveillance stratégique ! Votre patron s’est mis à vous poser toutes sortes de questions sur votre vie de famille ? Méfiance ! Vous avez bien installé l’appli’ de surveillance de notre cher gouvernement, ce StopCovid censé protéger notre petite santé ? Bravo ! Vous voici entré de plain-pied dans le monde nouveau. Un monde construit, bien évidemment, avec bienveillance. Celle qui poussait notre leader bien-aimé à nous rassurer, en début de pandémie, dans des déclarations mi-empathiques, mi-foldingues, dignes des Petites annonces d’Elie Semoun. De-ci un conseil de lecture, de-là une promesse de protection sociale… Le président s’était-il converti au communisme le plus interventionniste en début de crise ? Imaginait-il un doucereux « après » puisant ses bases dans les doctrines des Soviets et les aventures des Bisounours ? Et si c’était le cas, comment lui en vouloir ? Le Président ne voulait que notre bien, après tout.


CHEF D’ÉTAT PATERNALISTE

Le monde d’après ? « Le même, en un peu pire » prophétisait très justement Michel Houellebecq dans une lettre envoyée à Augustin Trapenard et destinée à être lue dans son émission france-interienne. Tout tient dans ces deux mots, « un peu », notre plus grand romancier ayant compris avant les autres à quel point le monde allait reprendre comme avant. En un peu plus hygiéniste, un peu plus liberticide, un peu plus féroce… Mais toujours pour notre plus grand bien.
Dans Happycratie : Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (éditions Premier Parallèle), la sociologue Eva Illouz et le docteur en psychologie Edgar Cabanas dévoilent comment la notion de bienveillance est devenue l’arme la plus redoutable des boîtes privées et des pouvoirs publics qui cherchent à contrôler nos vies. Leur meilleur allié ? Notre addiction à l’autopromotion rendue obligatoire (enfin, presque) par les réseaux sociaux, nous poussant à une mise en scène permanente de notre propre authenticité.
« Le bonheur, écrivent Illouz et Cabanas, est tout sauf un trésor qu’auraient découvert des savants en blouse blanche désintéressés, seulement soucieux de libérer l’espèce humaine, tel Promethée offrant aux simples mortels le feu de l’Olympe. De même que le porteur de montre vu par Cortázar est en fait offert à la montre, c‘est à dire au temps, celui qui part en quête du bonheur lui est en réalité offert. » Mais offert à qui ? Et quand Manu se soucie du nôtre en débloquant des milliards (pour qu’on puisse rester à la maison sans stress plusieurs semaines d’affilées), que nous « offre »-t-il ? Car si cette prodigieuse mise en scène d’un chef d’état paternaliste était un exercice de comm’, que cherchait-il à nous vendre ?
« La publicité est fondée sur une chose et une seule : le bonheur. Mais le bonheur, c’est quoi ? Le bonheur, c’est ce moment qui précède celui où vous aurez besoin de plus de bonheur encore » disait un autre beau goss obsédé par la comm’, Don Draper de Mad Men. Ce publicitaire touché par la grâce le prouvait, épisode après épisode. Mieux vaut flatter l’égo et suggérer un avenir radieux si l’on cherche à vendre une crème bronzante, une bagnole de luxe, un régime politique…
« Il faut remonter au publicitaire Edward Bernays, le père du neuromarketing, pour mieux comprendre ce qui nous arrive aujourd’hui, avance Alexandre Friederich, auteur de H+ : Vers une civilisation 0.0. (éditions Allia), un audacieux essai sur la manipulation des masses. Bernays, c’était un homme sans aucune valeur, si ce n’est de se mettre au service de celles qui ne sont pas les siennes. » En 1917, durant la Première guerre mondiale, ce neveu de Freud se sert de méthodes publicitaires pour convaincre le public américain du bien-fondé d’une entrée en guerre…
Chez Bernays comme chez ses disciples, l’idée présentée en avant tout un écran de fumée destiné à ne pas dévoiler son premier objectif : enrichir une filière, une corporation, renforcer le pouvoir d’un état sur ses citoyens… « On voit très bien comment ce marketing devient plus efficace et donc plus dangereux lorsque s’y ajoute un pan psychologique poursuit Alexandre Friederich. On est entre la propagande idéologique et la publicité totalement intégrée au système capitaliste, on est dans le déguisement d’une idée en vue d’une action. » Hier, pour nous convaincre que fumer rend cool (un des coups d’éclat de Bernays). Et aujourd’hui, pour nous persuader qu’un gouvernement cherchant à se débarrasser des protections sociales conçues jadis pour protéger les plus faibles veut avant tout notre bien ?


COMMENT EN VOULOIR À UN PRÉSIDENT QUI VEUT NOTRE BIEN ?


Ou comme le résumait l’universitaire Walter Lippman, un autre as de la manipulation des masses, en 1922 dans L’Opinion Publique : « Le public doit être mis à sa place, afin que les hommes responsables puissent vivre sans craindre d’être piétinés ou encornés par le troupeau de bêtes sauvages ». Il est vrai que ces semaines de cocooning forcées nous ont rendu un chouïa mollassons…
D’un côté, les surhommes de la Silicon Valley nous vendent l’idée du dépassement de la condition humaine (tout en créant un nouveau lumpenprolétariat ultra-précarisé). De l’autre, les post-libéraux veulent, eux aussi, nous rendre tous toujours plus flex’. Et entre les deux, des autorités qui tentent de faire passer le tout avec des promesses de lendemain qui chantent.
« On l’a vu avec le Covid, continue Alexandre Friederich, les géants du web se croyant investis d’une mission ont cherché à traiter la situation comme s’il s’agissait d’un virus informatique. Alors que nous vivions une sorte de cyber-emprisonnement, eux licenciaient par call Zoom. Quel monde ! »
Pour le psychanalyste Miguel Benasayag, si nous acceptons ces brutalités avec autant de docilité, la raison est limpide : nos cerveaux seraient déjà en « voie de colonisation par la machine ».Selon cet ancien révolutionnaire guévariste, à force de déléguer ses compétences, l’homme est devenu inapte à la moindre réflexion complexe. Ce qui se révèle particulièrement problématique par temps de crise… « Maintenant, il y a cette idée qui domine tout : “Soyez transparents !” Répandez-vous sur Twitter, sur les réseaux, mais restez dans les clous… Or toute normalisation réduit l’espace de la liberté. La liberté, c’est transgresser. » Notion difficile à faire entendre alors que de nouvelles mesures liberticides nous tombent dessus sous couvert de bienveillance protectrice…


CAPACITÉS DE SOUS-TRAITANCE

En sortant du confinement, nous étions nombreux à avoir ressenti la même chose : cette impression, singulière, de découvrir la violence ultra-libérale pour la toute première fois. Les licenciements par visio-confs’, les entreprises qui arrêtent de payer les prestataires en blâmant le Covid-19, l’Assemblée nationale qui en fait le minimum possible pour les femmes de ménages ou les infirmiers…
Mais comment en vouloir à ces braves gens après avoir vu passer leurs déclarations compatissantes au plus fort de la crise ? Pourquoi accabler ces géants de la finance ou du conseil étudiant les capacités de sous-traitance offertes pour leur secteur par les pays en voie de développement ? Car la première réalité du monde d’après est bien celle-là. Tout ce qui pourra être délocalisé – y compris pour le tertiaire, une première pour nous autres grands pays occidentaux – le sera. Quant aux mesures protectrices de l’ancien monde – le code du travail, tout ça –, si elles peuvent être totalement détruites, elles le seront. Mais bon, si la pandémie revient, elle sera parfaitement bien maîtrisée, promis juré… Et sinon, ça va ?


Par Julien Domèce
Photo : Anaël Boulay