Alain Crevet : « Le luxe ? Il doit la vérité ! » 

alain crevet st dupont technikart

Président de S.T. Dupont, Maison indépendante dans un secteur dominé par les grands groupes, Alain Crevet présente son idée du luxe, artisanal, sobre et intemporel.

S.T. Dupont enregistre de bons résultats depuis plusieurs années. Vous dirigez l’entreprise depuis fin 2006. Votre regard sur l’évolution de la Maison ?
Alain Crevet : J’ai souhaité diversifier nos activités, pour ne pas être trop dépendant du briquet et des accessoires pour fumeurs. À ce propos, j’ai réintroduit la maroquinerie, cœur de métier du fondateur, qui représente désormais plus de 20 % de notre activité. On s’est également ouvert géographiquement, en renforçant notre présence au Japon, en allant en Corée, à Hong Kong, aux États-Unis. J’ai par ailleurs la chance d’avoir un actionnaire assez raisonnable.

C’est-à-dire ?
S.T. Dupont est une boîte cotée à Paris, mais il a la quasi-totalité des actions et ne m’a jamais demandé de faire partie de la fuite en avant du marché du luxe.

Avez-vous senti venir l’excès des grandes maisons de luxe ?
Depuis trois ans, très clairement. J’allais beaucoup en Chine, à Shanghaï, à Pékin, mais c’est lorsque je suis allé visiter des villes plus petites, comme Honghu ou Chengdu, que j’ai vu la dérive. Là-bas, il y a des mall de luxe partout faisant presque la taille d’un quartier de Paris. C’est franchement dingue. Pour se payer ça, les groupes ont poussé les prix. Mais les clients chinois ne sont pas bêtes. Ils se rendent bien compte qu’ils sont désormais capables de faire la même chose pour beaucoup moins cher. Les maisons qui ont gardé leur standard de qualité, comme Hermès, s’en sortent bien mieux. Le luxe doit la vérité. Il ne doit pas prendre les gens pour des imbéciles.

Comment pensez-vous vos gammes de prix ?
Quand je suis arrivé, il y avait surtout le briquet traditionnel Dupont, le ligne 2. Entre le bic à 2 €, le zippo à 30 € et le Dupont à 1000 €, il n’y avait rien. J’ai décidé de développer des mécanismes en interne, qu’on a fait assembler en Chine, pour des briquets vendus entre 95 et 105 euros. Ce qui nous a permis de faire entrer dans la marque de nouveaux clients.

Vous n’avez jamais eu la tentation de faire grossir S.T. Dupont, engranger plus de marge, quitte à perdre en qualité ?
Modestement, non. Mais tout simplement car nous n’avons pas eu ce problème-là. Déjà pour faire passer de 60 personnes dans nos ateliers à une centaine, ça m’a pris beaucoup de temps. Il fallait donc rester cohérent, ancré dans notre terroir. Mais pour rester positif, je me souviens d’une phrase de Bernard Arnault à propos des grandes entreprises de la tech : « Ça monte vite, mais ça descend vite aussi. » Autrement dit, les vins, les spiritueux, les chaussures, les sacs, on en aura toujours besoin.

Votre définition du luxe?
Une combinaison subtile entre un objet de qualité et une beauté intemporelle. Notre style à nous est architecturé.

Comment réussir à maintenir son standing sur plusieurs secteurs d’activité à la fois ?
Quand on a fait croître l’entreprise, on a gardé l’ancrage à Faverge, proche du Lac d’Annecy, qui était le village de monsieur Dupont. Tous les produits durs, briquets et stylos, nous les faisons nous-mêmes. Pour la maroquinerie, nous faisons les prototypes et les petites séries. Pour les séries plus larges, c’est à Florence ou à Milan qu’elles sont fabriquées.

Les dernières campagnes de S.T. Dupont sont minimalistes et épurées, tout le contraire de votre esthétique, rock et pop. Vos briquets peuvent être sobres comme colorful. Cette double imagerie fait-elle partie des fondements de la marque ?
Non, c’est une touche personnelle. J’ai souhaité y apporter de la couleur, parce que S.T. Dupont était noir, noir et or, noir et argent… C’était un peu boring. Le côté pop et funky qu’on a aujourd’hui n’était pas présent dans la marque. J’aime la mode.

À ce propos, les stylos et briquets colliers S.T. Dupont sont un phénomène de mode, notamment portés par Charaf Tajer, le fondateur de la marque Casablanca. L’origine de ce produit ?
Le briquet porte-clé existait, mais il était simple. On l’a fait en collier, puis le stylo avec, et alors une poignée d’influenceurs s’en sont emparés. On l’a également vu à Cannes l’année dernière… On a été surpris par cet engouement. Ils sont en rupture permanente.

Vous diversifiez votre esthétique aussi par des collaborations, comme avec les guitares Fender au Japon, ou plus récemment avec les cigares Romeo y Julieta…
Tout à fait. On a fait une première collaboration pour les cinquante ans de Cohiba qui appartient au gouvernement cubain, propriétaire de toutes les grandes marques de cigare de La Havane. Comme ils ont été très contents de cette collaboration, ils nous ont proposé d’accompagner le lancement des nouveaux modules, pour créer à chaque fois une édition limitée. Après Cohiba, on a suivi Montecristo, puis Trinidad… Romeo y Julieta est une ancienne marque inspirée de Shakespeare. On a donc fait toute une collection en reprenant les illustrations des livres originaux de l’auteur anglais. Nous préparons pour 2026 les 60 ans de Cohiba avec une série complète d’objets originaux.

 

Par Alexis Lacourte
Photo Axel Vanhessche