Bien avant la French Touch, une musique made in France (mais venue d’astres lointains) a fait planer les freaks de la planète entière. Mené par Daevid Allen, un Australien échoué chez nous, le groupe Gong crée, à coups d’albums inventifs et free, la bande-son parfaite de l’après-68. Nous nous replongeons dans cette épopée insensée avec son camarade d’armes Didier Malherbe. Gare aux secousses…
27 octobre 1969, six heures du mat’, le froid, la bouillasse commune à tout festival… « Waterloo ! Waterloo ! Waterloo ! morne plaine ! » Les festivaliers engoncés dans leurs sacs de couchage sont-ils heureux d’être réveillés par un jeune comédien, Daniel Laloux, qui tape sur son tambour napoléonien en déclamant le poème de Victor Hugo ? Suspendus dans la brume d’une scène qui s’éclaire faiblement, jaillissent les violons du jazzeux free Dieter Gewissler et de son binôme Gerry Field, la batterie suave de Rachid Houari, la basse ténue de Christian Tritsch (deux musiciens ayant accompagné Claude François), le saxophone électrifié du Parisien Didier Malherbe, les voix complices de l’Anglaise Gilli Smyth et de son compagnon, l’Australien Daevid Allen… Les festivaliers, épuisés et pour la plupart planants, ne s’en rendent pas compte, mais ils sont les témoins privilégiés d’un moment séminal dans l’histoire du rock : le premier concert du futur Gong…

De 1969 à 1975, Gong, véritable communauté se mouvant au gré de son évolution, est mené par le lumineux Daevid Allen. Chaque pochette du groupe est un nid à dessins, émanations visuelles de l’univers de son leader.
« DEPUIS MAI 68, ON SE SENTAIT LIBRE, PERSONNELLEMENT ET ARTISTIQUEMENT… » – JÉRÔME LAPERROUSAZ
Le festival Actuel a débuté depuis trois jours dans ce village belge situé à quelques kilomètres de Roubaix. Au total, 80 000 hippies foulent Amougies, 83 fois sa population habituelle. À son programme, aussi bien des formations rock que jazz : Nice, Soft Machine, Pink Floyd, Captain Beefheart, l’Art Ensemble of Chicago, Archie Shepp, Burton Green, Don Cherry… L’époque est aux mélanges. Les masters of ceremony sont Pierre Lattès, ex-présentateur de Bouton Rouge, la première émission rock de l’ORTF, et Frank Zappa, fraîchement sorti de l’enregistrement de Hot Rats, son album de rock fusion. Zappa passe de scène en scène, branche sa guitare avec les Floyd, bœuffe avec Archie Shepp… Chaque jour, la musique s’élève dès le levant, comme au matin du 27 octobre où le « Daevid Allen Band », comme ils sont appelés sur l’affiche, entre en scène. Mené par un grand dadais australien de 31 ans, transfuge de Soft Machine (il avait cofondé le génial groupe de rock jazzesque en 1966), celui-ci est bien décidé à créer une musique free en s’entourant de musiciens de la scène parisienne. Fidèle de la première heure, Didier Malherbe, le flûtiste-saxophone de cette première mouture du groupe, est alors âgé de 26 ans. Il raconte : « Le groupe était hétéroclite et éternellement en cours de formation ; c’est avec ce genre de mélange très particulier que le Gong a fait sa personnalité. C’est pourquoi j’ai suivi Daevid Allen dans ses aventures musicales dès 1968 ». Un réalisateur de Bouton Rouge âgé de 19 ans, Jérôme Laperrousaz, est également de la partie. Il aide Daevid Allen à trouver ses premiers musiciens, le soutient financièrement, et filme tous les concerts du festival avec Jean-Noël Roy pour en faire deux longs-métrages, Music Power et Amougies, European Music Révolution. « Depuis Mai 68, se souvient le réalisateur, la porosité entre les différentes formes d’art était totale et transversale – on se sentait libre, personnellement et artistiquement… Et ce festival d’Amougies en était un premier aboutissement »…
« THÉORIES DINGOS »
Retour à la fin des 50’s, alors que le jazz s’apprête à entamer sa mutation free. À ses 17 ans, Didier Malherbe, prenant la carte d’identité de son grand frère, fait ses premiers bœufs au Caveau de la Montagne et au Chat qui pêche. Il voyage et découvre l’Inde, s’attache à cette culture, son mysticisme, sa musique… Le beat Malherbe se transforme en hippie. Entre deux années universitaires, il fugue à Tanger, y vit quelques mois parmi sa communauté internationale. De retour à Paris, il intègre, en 1966, la troupe de la pièce de Marc’O, Les Idoles. « Un soir, devant les Deux Magots, un des acteurs de la pièce me présente Daevid. On flashe l’un sur l’autre. Toute la nuit, on joue de la musique dans une roulotte, à Boulogne. Là, dès ce premier soir, il m’étale ses théories dingos à propos de la planète Gong… Génial. »
Le 18 novembre 1967, Soft Machine joue au Palais des sports. Ces « Nuits Psychédéliques » à la Fenêtre Rose sont dingues, la foule, passionnée et trippée à l’acide. À la suite de ce véritable acte de naissance du psychédélisme à Paris, Daevid Allen est bloqué. Pincé en Angleterre pour travail illégal, il ne peut pas suivre son groupe. Forcé de quitter Soft Machine, il s’exile et s’installe en France. C’est alors qu’il fait la rencontre de Jérôme Laperrousaz. « Daevid était fauché, résume-t-il. Je l’ai logé, lui ai trouvé un visa et un permis de travail pour la France, et lui ai présenté le bassiste Patrick Fontaine et le batteur Marc Blanc. » Ce trio forme Banana Moon. Dans le même temps, Daevid Allen donne naissance à une première version de Gong, nommée Gong Full Moon Fantastickal. Laperrousaz produit les deux groupes. En Mai 68, il filme Daevid Allen déambulant Place Edmond Rostand, jonchant les barricades, s’amusant des CRS, pour Bouton Rouge… Ce dernier, informé qu’il est sur une liste d’individus à surveiller, se barre fissa de Paris et se dirige, avec Gilli Smyth, Patrick Fontaine et Marc Blanc, pour Deya, village balnéaire située à l’Ouest de Majorque.
Depuis plusieurs semaines, Didier Malherbe, lui, est déjà à Deya, hébergé dans la hutte de Robert Graves, l’auteur du mystique The White Goddess, autour duquel gravite toute une communauté d’artistes. « Plane dans cette petite ville, se remémore Malherbe, un vent de liberté totale, internationale et artistique. » Il retrouve alors Daevid Allen, installé dans une maison sur la place du village. « Les fêtes et les bœufs n’arrêtaient jamais, Robert Wyatt, puis Kevin Ayers passaient faire de la musique… » À son retour à Paris, Daevid Allen signe un contrat avec BYG Records, label français de free-jazz mené par l’aventureux Jean Karakos (« un escroc sympathique », diront ceux ayant travaillé avec lui). Allen propose à Malherbe de tenir la flûte et le saxophone, et devenir, à ses côtés, membre permanent de Gong.
VILLAGE PERCHÉ
Ils enregistrent dans la foulée leur premier album, Magick Brother, au Studio des Abbesses. Daevid Allen est alors très inspiré par le Floyd de Syd Barrett ; il avait pu voir leur « 14 Hour Technicolour Dream » au Alexandra Palace en 1967. Magick Brother est un disque psychédélique, dans la lignée des premiers morceaux de Soft Machine. Le ton décalé et délirant, qui marquera le style Gong, est déjà présent. « C’est un pré-Gong, détaille Didier Malherbe, issu du répertoire de Daevid, avec de très jolies chansons qu’il aurait pu faire fructifier en créant un groupe de rock classique… Mais ce qu’il souhaitait, c’était faire une musique free avec les copains. »

Devenu un emblème de la culture rock des seventies, Gong continue de jouer et de tourner. Ils défendront Unending Ascending, leur dernier album sorti en 2023 chez Kscope, à Concarneau, le 13 avril prochain. Rendez-vous au premier rang ?
Été 1969. Le galeriste Bob Benamou, alors un antiquaire parisien enthousiasmé par la musique de Daevid, devient le manager de Gong et installe le groupe dans sa propriété de Montaulieu, un charmant village perché en Drôme provençale, et leur dégote un maximum de concerts. Le groupe se structure, apportant autant de soin et de folie à ses lives que le Pink Floyd des débuts. Pierre Lattès, l’ex-présentateur de Bouton rouge, produit ; Francis Linon, dit Venux, s’occupe du son ; François Decourbe, alias Wizz, des lumières. Et deux Ford, chargées d’instruments, d’équipements et d’accessoires accompagnent le groupe lors de ses tournées.
« NATURELLEMENT, ON ÉTAIT TRÈS BRANCHÉS DROGUES LÉGÈRES. » — DIDIER MALHERBE
Gong avance. Octobre 1970, le groupe s’installe au Pavillon du Hay, dans la forêt de Sens, au sud-est de Paris. « L’aspect communautaire était très important pour nous, poursuit Didier Malherbe. On élaborait tout ensemble. On répétait tous les jours, puis on discutait métaphysique. Naturellement, on était très branchés drogues légères. Mais ce n’était qu’un trip de temps en temps. » Jérôme Laperrousaz fait venir Gong au château d’Hérouville – la propriété du compositeur Michel Magne avait été transformée en studio en 1969 –, pour enregistrer la bande originale de son film-documentaire, Continental Circus (un portrait de Jack Findlay, pilote privé, bataillant pour le championnat du monde de moto). « Avec Daevid, jours et nuits, on a travaillé le son, et les textes, pour restituer l’univers mental et sonore du pilote, qui est à l’écoute de “la musique” de son moteur – si elle n’est pas belle, cela devient une menace, la casse mécanique provoquant la chute, parfois la mort », détaille le réalisateur.
Au printemps 1971, alors que le groupe s’occupe du mythique Obsolete de Dashiell Hedayat (voir encadré, ndlr), il enregistre également son second album, Camembert Électrique. « On a joué les Salvador Dalí, sourit Didier Malherbe, on a élaboré toute une théorie rococo au sujet du camembert pour cet album. » Depuis les événements de Mai 68 Daevid est surnommé « Bébert Camembert » par la bande ; Didier Malherbe, grand fan du disque de bebop Bird and Diz, écope du surnom « Bloomdido Bad de Grass ». « L’idée du “camembert électrique” vient de l’artiste pop-art Martial Raysse et d’un petit objet surréaliste qu’il avait créé : une vieille boîte de camembert en caoutchouc qu’il avait électrifiée, poursuit Malherbe. Je crois que Gong est resté dans la mémoire collective car on avait une musique décalée, mais aussi des images marquantes… » Enregistré en dix jours, Camembert Électrique est la synthèse de plusieurs mois d’expérimentations sonores et lexicales menées par le groupe. Les dessins sur les pochettes par Daevid Allen, ses textes haut perchés affirmant l’existence d’une planète Gong peuplée d’Aliens, dont les membres du groupe seraient les messagers pour apporter paix et amour sur Terre… Avec ce disque, leur culte s’impose.
En juin 1971, Gong, le plus anglophone des groupes français, est très naturellement à l’affiche du festival de Glastonbury, aux côtés de Terry Reid, David Bowie, Fairport Convention, devant 10 000 personnes…
Dans la foule, un jeune Anglais de 21 ans, Richard Branson, est fou de Gong. Il a créé Virgin en 1970, une entreprise qui vend d’abord des disques discount dans les milieux étudiants avant de se transformer en label. En sortant le planant Tubular Bells de Mike Oldfield en 1972, énorme succès, Virgin est lancé pour au moins dix ans. Alors que Gong est toujours sous contrat avec BYG Records, signe également avec Branson. Gong tourne en Angleterre pour Virgin, qui donne un petit salaire aux membres. « Des avances, renchérit Didier Malherbe, qui se rattrapaient sur la vente de nos albums et des places de nos concerts. » Cette cohabition entre BYG et Virgin marque le début d’un « flou juridique » qui entoure Gong. Près d’Oxford, au Manor studio, le groupe enregistre Flying Teapot, le premier volet de sa trilogie Radio Gnome Invisible. Sur la pochette de ce projet abouti, est écrit : « BYG Virgin production ». Entretemps, BYG Records a intenté et gagné un procès contre Virgin, et a récupéré une partie des droits du groupe.
Juin 1973. Gong vit ses derniers moments au Pavillon du Hay, et y enregistre le second volet de sa trilogie, Angel’s Egg, avec le mobile studio de Virgin. « La Radio Gnome Invisible était, comme son nom l’indique, une façon d’entrer en télépathie, à travers un réseau de radios pirates, avec les habitants de la planète Gong devant débarquer en 2032, explique Malherbe. Tous les concepts qui entouraient Gong, développés dans cette trilogie, formaient une forme de cosmologie fantastique. La force de Daevid, c’était aussi sa capacité à rendre l’absurde universel. Ainsi, un soir, à Sens, je montre une photo de moi à Daevid sur laquelle je venais d’écrire “I Am You or You Are I !”. C’était schizoïde, nombriliste… Daevid l’a sublimé en mantra universaliste pour l’album You. Il clôture la trilogie Radio Gnome Invisible, en boucle sur le morceau “You Never Blow Yr Trip Forever”. Et jusqu’à ce que Daevid parte, en 1975, tous nos concerts se termineront ainsi : “I Am You or You Are I”… »
BIJOU JAZZ-ROCK
Le groupe s’installe à quelques pas d’Oxford. Ils enregistrent You au Manor studio. Musicalement, Gong atteint une étonnante synthèse entre rock progressif, psychédélique, et jazz fusion. La structure harmonique est tissée en fond par les nouveaux arrivants Steve Hillage et Tim Blake, à la guitare et au synthé ; le tout tenu par Mike Howlett et Pierre Moerlen, à la basse et à la batterie, lesquels font tendre Gong vers un son de plus en plus jazz et structuré. « À partir de là, continue Didier Malherbe, on tourne beaucoup. Les salles s’emplissaient d’un public délirant et florissant, avec beaucoup d’entre eux portant l’accessoire Gong originel : le chapeau pointu des Pot Head Pixies – qui sont des gnomes terrestres débarqués de la planète Gong. »
Daevid Allen et Gilli Smyth quittent le groupe en 1975. La raison ? Daevid dira que le groupe devenait trop gros pour lui, que son esprit originel s’essoufflait – mais il incite ses musiciens à poursuivre l’aventure Gong. Didier Malherbe participe encore à deux albums de Gong, dont Shamal, un bijou jazz-rock sorti en 1975, et produit par Nick Mason, le batteur de Pink Floyd. « Encore maintenant, j’en ai des échos, car il y a un petit passage que j’avais composé, dans le titre “Bambooji”, qui a souvent été samplé. » De QB Finest et Nas sur le morceau « Oochie Wally », en passant par les Black Eyed Peas avec J. Rey Soul (« Double D’Z »), au titre drill « Chachacha » de la rappeuse GloRilla sorti l’an dernier, ces quelques secondes composées en 1975 assurent une confortable retraite à l’éternel jeune homme de 80 ans. Et Gong continue ainsi de féconder le présent par son inépuisable délire. Aujourd’hui, toujours aussi avide d’expérimentations sonores et de poésies free, Malherbe continue de jouer avec son groupe Hadouk et de publier ses poésies. Il poursuit ainsi son rêve de jeunesse – sans jamais dévier de sa trajectoire initiale.
Par Alexis Lacourte




