Vice peut-il survivre à Disney ?

Depuis l’entrée du groupe Disney au capital deVice en 2015, rien ne va plus. Revenus en baisse, guéguerres larvées entre journalistes et management, et un contenu de moins en moins punk. Allô Mickey ?

❌ NOUVEAU PATRON, NOUVELLE AMBIANCE ?
Ces derniers temps, une figure fantomatique erre dans les longs couloirs du 75 boulevard Macdonald, l’immeuble sans charme du 19ème arrondissement de Paris occupé depuis cinq ans par les équipes de Vice France. Même s’il ne s’est toujours pas présenté officiellement à l’ensemble des 80 salariés (17 journalistes et une soixantaine de « chefs de projet », marketeux et autres), l’identité de ce nouvel arrivant est connue de tous. Nommé PDG de l’antenne française de Vice en mars dernier, Nicolas Bonard, quadra sans histoire du bureau londonien de Viacom (propriétaire de Discovery Channel et de MTV, le groupe est l’un des diffuseurs partenaires historiques de Vice, ndlr) se dit « encore en phase de découverte ». Chargé de remettre de l’ordre dans la maison, ce diplômé de l’université de Lausanne s’est contenté pour l’instant d’aller « faire coucou » à quelques cadres et commerciaux de la boîte. S’il leur dit vouloir renforcer les « synergies » entre les différentes « verticales » de la boîte (les sites The Creators Project, Munchies, etc), il s’est contenté pour l’instant de faire part de deux décisions bien plus prosaïques : trouver des nouveaux locaux, plus attractifs, dans le centre de Paris (« là, on a 800 mètres carrés – dont 250 de couloirs qui ne servent à rien ! » se lamente-t-il à qui veut l’écouter) et mettre fin aux sujets qui fâchent (« interdiction de parler en mal de Canal, et rien sur Bolloré » a-t-il ordonné). On a connu patron plus visionnaire…

 ❌ VICE, UNE EXCEPTION FRANÇAISE ?
Il y a dix ans, Vice se lançait en France sous forme de mensuel gratuit et sous la houlette du jeune (29 ans) rédacteur-en-chef Mathieu Berenholc, un ancien des pages musique de Technikart, et de Laurent Lafon, entrepreneur multi-casquettes qui en sera un temps l’éditeur. S’ensuivent des premiers numéros restés cultes (dont un conçu et réalisé dans le village le plus pauvre de France), emplis d’articles « sexe, drogues et gonzo »… Autant de sujets dans la droite ligne de tout ce qui a fait le mythe de ce média né en 1994, à l’origine un fanzine créé par deux apprentis journalistes, Suroosh Alvi et Gavin McInnes, et un ambitieux vendeur de pubs, Shane Smith, dans les squats et les vernissages de Montréal. Il ne reste plus grand-chose de ces débuts. Sous l’impulsion de Shane Smith, Vice est devenu un média international avec, depuis l’an dernier, sa propre chaîne de télé, Viceland. Quant à sa filiale française, elle a bien changé en dix ans : Lafon est parti, Berenholc est mort (d’une crise cardiaque en 2010), une grande partie des sujets du mag et du site sont traduits de l’anglais (et d’ailleurs tous les sujets « touchy » doivent d’abord être approuvés par l’équipe UK), et le numéro daté mars 2017, le dernier réalisé sous la direction de Julien Morel (deuxième rédacteur en chef du titre depuis le lancement en France) – débarqué suite à un conflit de plusieurs mois entre l’équipe éditoriale et les cadres – marque la fin d’une époque. Mensuel depuis ses débuts, le mag passe en trimestriel. Rarement signe d’une santé florissante…

Shane Smith, le tonitruant fondateur de Vice, embauche désormais des cadres qui ressemblent à des acteurs de sitcoms albanaises. Ici, Nicolas Bonard, nouveau boss de Vice France.

❌ NOUVEAUX ACTIONNAIRES, NOUVELLES AMBITIONS ?
Hier magazine « à la provoc’ gratuite mais drôle » (dixit un ancien), aujourd’hui média voulant jouer dans la cour des grands – même si le prix à payer est la perte d’une partie de son identité. En 2015, Disney s’offrait 10 % de Vice contre 400 millions de dollars, un investissement réclamé par l’ex-média underground pour lancer sa chaîne Viceland. Paradoxe : en pactisant avec le géant de l’entertainment light afin d’obtenir les moyens de son développement, Vice mettait son identité de marque en danger. Depuis l’arrivée de Disney dans son capital, les rédactions de ses nombreux sites cherchent toujours à faire du clic – mais en évitant les sujets trop transgressifs. « Depuis deux ans, on nous dit de faire du “Slate en plus fun”, raconte un habitué de la rédaction, c’est-à-dire élargir le public ciblé en nivelant le contenu par le bas, alors qu’à l’origine nous étions un média de masse pour un tas de niches différentes. C’est ça qui nous avait fait décoller et donc gagner de l’argent – pas fournir du contenu aseptisé en se souciant des partenariats. Si ça continue, on va devenir tout ce qu’on détestait… » Parmi ceux-ci, celui signé l’an dernier avec le groupe Canal (propriété Bolloré, d’où l’ordre de ne plus l’évoquer) pour la diffusion de Viceland. Diffusé sur Canalsat, les programmes oscillent entre prods américaines (portées par les animateurs stars Action Bronson ou Ellen Page) et d’autres à venir sur CStar …

 MAIS OÙ EST PASSÉ PIGASSE ?
Autre conséquence de cette volonté d’expansion ? Le rapprochement Vice France/Matthieu Pigasse annoncé en grande pompe il y a un an. Depuis, cette alliance se limite à quelques opés en commun entre la régie pub de Vice et quelques titres du « banquier punk » (Les Inrocks, Cheek, Nova). « Les discussions sont toujours en cours », insiste le nouveau PDG, Nicolas Bonard. Seul hic : selon un connaisseur du dossier, Matthieu Pigasse aurait pris peur en découvrant les comptes de Vice France (déficitaires d’environ 500 000 euros l’an dernier, selon cette même source).

 ET LA SUITE ?
« Il faut plaire aux millennials, le plus grand groupe de consommation que l’humanité ait jamais porté », répète-t-on en interne. Plaire à tout prix à une cible marketing – n’est-ce pas la réaction antinomique de tout ce que Vice dénonçait à ses débuts ? Bien sûr, Shane Smith a ses raisons pour vouloir rendre son média moins punk. Fin 2016, l’ex-enfant terrible des médias avouait à Variety : « L’année prochaine sera une année faste et ce sera le moment pour notre introduction en bourse. » Une fois son média complètement aseptisé ?

ARIANE QUIGNON & LAURENCE RÉMILA

Technikart #213 juin 2017