STORY : LA DISPARITION DE VINCENT GALLO

Le comédien-réalisateur Vincent Gallo, devenu plus connu pour ses sorties provocs’ que ses films, n’a plus foulé un tapis rouge depuis la projection désastreuse de son chef-d’œuvre contemplatif The Brown Bunny, présenté à Cannes en 2003. Retour sur une crucifixion en règle.

Légende photo : QUAND T’ES DANS LE DÉSERT_ Pour sa seconde réalisation, Vincent Gallo signe un road movie sur un coureur moto mélancolique qui sillonne les États-Unis, notamment le magnifique désert de sel dans le nord-ouest de l’Utah, Bonneville Salt Flats.

Festival de Cannes, 21 mai 2003. The Brown Bunny, second long-métrage de Vincent Gallo, est projeté en compétition officielle à 22 heures. Costume Fendi, chemise et lunettes noires, barbe de trois jours, cheveux bouclés, Gallo, un sourire étrange scotché aux lèvres, monte les marches avec l’actrice du film Chloë Sevigny à ses côtés. Les flashs crépitent, les deux vedettes de la soirée se prêtent au jeu des photographes. En haut des marches, Thierry Frémaux, alors directeur délégué du Festival, smoking et nœud papillon, les accueille. À l’intérieur de la salle, l’ambiance est électrique, les spectateurs semblent surchauffés par l’attente et la réputation du film. La veille, The Brown Bunny a été présenté à la presse dans cette même salle – et a été copieusement hué du début à la fin. Le film serait un sommet de prétention, un objet arty interminable, avec une séquence ouvertement pornographique… La bande à Gallo – Agnès b., Gaspar Noé ou encore Harmony Korine – s’installe. Une des projections les plus chaotiques du festival de Cannes est sur le point de débuter…

UN OBJET D’ART

Comédien, cinéaste, musicien (il a joué dans un groupe au côté de Basquiat), plasticien, peintre, mannequin (pour Calvin Klein en 1995, photographié par Richard Avedon…), rappeur (sous le surnom de Prince Vince), Vincent Gallo, né en 1961, avait tout pour devenir une star. Grâce à sa belle gueule et son magnétisme animal, il avait tourné chez Emir Kusturica, Julian Schnabel, Claire Denis, avant de réaliser Buffalo ’66 (1998, succès critique). Depuis le printemps 2004, date de la sortie de The Brown Bunny, il a réalisé un seul long-métrage, jamais sorti en salles (Promises Written in Water), et jamais plus joué dans un film digne de son talent (à part Essential Killing de Skolimowski et Tetro de Francis Coppola). Il s’offre même le luxe de ne plus tourner pour d’autres réals entre 2012 et 2022, gagnant son argent grâce à ses activités dans l’immobilier à Los Angeles et sa participation à quelques campagnes de luxe…

vincent gallo disparition
L’HOMME ORCHESTRE_
Vincent Gallo joue, met en scène, photographie, cadre, monte, et coproduit The Brown Bunny, mais il s’occupe également des costumes, des décors… Une omniprésence au générique qui lui vaudra les foudres de la critique.

 

« LE MEC EST COMPLÈTEMENT FOU ! » – MANUEL CHICHE


Loin du circuit promo, Gallo a multiplié les provocs, déclarant son soutien à George Bush puis Donald Trump, sans parler de la vente de son sperme (un millions de dollars) ou de ses services d’escort (500 000 $ la nuit) sur son site vincentgallo.com, un objet d’art en lui-même, nihiliste et punk. Partout dans le monde, il a laissé des souvenirs pour le moins mitigés… « La prochaine fois, je te casse la gueule, mon salaud, a déclaré Emir Kusturica, son réalisateur d’Arizona Dream au début des années 1990 (à la suite de ce tournage, Gallo est devenu un ami proche de Johnny Depp, et a copieusement insulté Kusturica). Tout aussi catégorique, le cofondateur de Wild Side Manuel Chiche – qui devait bosser avec Gallo juste après The Brown Bunny –, balance : « Le mec est complètement fou. C’est un fils de pute ! Et tu peux l’écrire ! J’avais un projet avec lui, une histoire de cascadeur moto. Le projet démarre et j’ai une ou deux semaines de retard. Et il commence à me prendre la tête que je ne suis pas pro et m’agresse au téléphone… » Gallo a ensuite fait un petit film de quatre minutes, The Curse of Manuel Chiche, où il répétait en boucle « Manuel Chiche, suffer and die, Manuel Chiche, suffer and die… » Mais pourquoi tant de haine ?

GRAND PERFECTIONNISTE

Retour au début des années 2000. Pour donner suite à Buffalo ’66, Vincent Gallo décide de livrer un road-movie très personnel qu’il va jouer, mettre en scène, photographier, cadrer, monter, coproduire, mais il va aussi s’occuper des costumes, des décors… The Brown Bunny raconte l’histoire de Bud Clay, joué par Gallo, un coureur moto qui traverse les États-Unis, une course après l’autre. Mélancolique et mutique, il entretient des rapports étranges avec les femmes qu’il rencontre sur sa route, et rêve de revoir Daisy (Chloë Sevigny), qui attendait un enfant de lui… Sur ce canevas, il déroule une série de scènes hypnotiques, tournées en 16 mm, qu’il étire au maximum, notamment à Bonneville Salt Flats, magnifique désert de sel dans le nord-ouest de l’Utah. Et en point d’orgue, il s’offre une incroyable scène d’amour avec Sevigny, une fellation de cinq minutes face caméra. Du grand cinéma.

Après une série de galères (il renvoie les actrices Winona Ryder, Kirsten Dunst, une partie de la pellicule est voilée et il faut retourner près d’un tiers du film…), et alors que le montage est terminé à 70 %, ses financiers japonais, la boîte Kinetique, débarquent à Los Angeles pour visionner le grand œuvre. Ils rêvent de montrer le film au festival de Cannes et lui demandent de rencontrer Thierry Frémaux. Mais Gallo ne veut pas de passage par Cannes car The Brown Bunny ne pourrait être prêt dans les temps et le gonflage du film en 35 mm n’est pas satisfaisant pour ce grand perfectionniste. Gallo finit par accepter d’y aller – mais à condition de pouvoir ensuite retravailler le film après le festival…

LA PUISSANCE DU REJET

Du 11 au 25 mai 2023, c’est la 56e édition du festival de Cannes. Patrice Chéreau en est le président, et parmi les membres du jury, il y a Steven Soderbergh, Jean Rochefort, Meg Ryan, Karin Viard… Dans la compétition pour la Palme d’or, il y a du très lourd : Dogville de Lars von Trier, Elephant de Gus Van Sant, Mystic River de Clint Eastwood ou encore Uzak du Turc Nuri Bilge Ceylan…

The Brown Bunny est projeté dans la dernière ligne droite de la compet’, le mercredi 21, le même jour que Les Invasions barbares du Canadien Denys Arcand. À propos de Cannes, Gallo déclare à Jean-François Rauger dans les colonnes du Monde : « Je n’ai rien ressenti du tout d’avoir été sélectionné à Cannes. Le jury de cette année était composé de gens peu intéressants. Mais ne pas y aller aurait été vraiment compromettre la survie du film. J’ai sous-estimé ce qui allait se passer. » Car chaque année, la presse désigne le film qu’elle entend broyer. En 2002, c’était Irréversible, et Gaspar Noé s’était fait honnir ; en 2003, la victime sacrificielle sera Vincent Gallo, pour l’œuvre la plus singulière et dérangeante de la compétition. Et ça commence avec la projo pour la presse… « À l’époque, la projection pour les critiques était en salle Debussy, la veille de la présentation officielle, rappelle Jean-François Rauger. Ce fut épique. Je me souviens du début du film. On voit Gallo sur sa moto et il s’éloigne, en plan fixe. Et longtemps après, il revient. Et c’est hyper long ! J’ai adoré ce film… » De fait, la presse commence à se gondoler, à chahuter, ricaner, dès le générique, avec le nom de Vincent Gallo qui apparaît à tous les postes.

C’est bientôt homérique, la puissance du rejet est énorme et des journalistes italiens hystériques vont parasiter la séance, sifflant, hurlant des « vaffanculo ». Impossible pour le film, sensible, beau et délicat, d’installer son climat cotonneux d’hypnose. Cela va bien sûr culminer avec la scène de fellation, où certains quittent leurs sièges en hurlant. Lors du générique de fin, plusieurs critiques sont encore en train de siffler…

PROTHÈSE OU PAS PROTHÈSE ?

21 mai, jour de la projection en compétition officielle, Gallo est sonné par l’accueil. Galeriste, grand nom de la mode et amie, Agnès b., sa voisine de projo, se souvient : « Je l’avais exposé en décembre 2001 à la galerie du Jour, où il avait dessiné au Bic sur des photos de lui avec ses copines. À l’époque, il était avec PJ Harvey. J’ai adoré The Brown Bunny, ce film moderne, contemporain. J’avais l’impression d’être dans ce voyage, à ses côtés, dans le camion, avec cette musique géniale. La scène de fellation était osée et je me souviens qu’à la fin de la projection officielle, j’ai remonté l’allée, et j’ai crié « ce n’est pas un film qui va plaire aux hommes, non ? » Ça gueulait, ça protestait, il faut dire que sur l’écran géant de Cannes, la scène était imposante, remuante. Je pense que les spectateurs en smoking et chemise blanche n’avaient pas envie qu’on les voit regarder cela. » À la fin de la projection, il y a une longue ovation, malgré les sifflets et des dizaines de sièges vides. Gallo, chamboulé, salue la foule avec Chloë Sevigny, puis prend la direction d’un club privé sur la route de Juan-les-Pins.

Le lendemain, toujours au Palais des festivals, dans une salle qui crie et qui siffle, il livre une conférence de presse anthologique, du grand Gallo. Quand on lui demande d’expliquer son omniprésence au générique, il déclare qu’il « a connu de mauvaises expériences par le passé avec des techniciens. » Bientôt, le critique du Daily Mail lui intime de s’expliquer sur la scène de fellation. Très intelligemment, Gallo répond : « Je ne suis pas intéressé par l’érotisme ni la pornographie, mais j’ai constaté que le comportement sexuel des gens est souvent le contraire de ce qu’ils pensent. Je ne pouvais pas imaginer la scène autrement. » Il assure ne pas chercher le scandale, ne pas être exhibitionniste et être sincèrement ému par le résultat de cette scène… Mais les journalistes ne semblent avoir qu’une idée en tête : prothèse ou pas prothèse ? Au journaliste qui lui demande si c’est bien son sexe à l’écran, Gallo répond : « Avez-vous été impressionné ? », tandis que le facétieux critique lui sort : « Pas vraiment, et sûrement pas par la taille. »

Quand les premières critiques tombent, c’est l’hallali (« deux heures de branlette interminable » selon Brazil). Une grosse partie des journalistes se focalise sur le sexe de Gallo. Chloë Sevigny assure au Guardian qu’il s’agit d’une scène de sexe non-simulée (« c’était difficile, la chose la plus difficile que j’ai jamais faite, mais Vincent était très sensible à mes besoins, très doux. Et puis, nous avons été intimes par le passé »), tandis que la cinéaste Claire Denis assure aux Inrocks reconnaître la prothèse de son film Trouble Every Day… Si les critiques françaises (Le Monde, Libé, Les Cahiers du cinéma) sont plutôt bonnes, les journalistes étrangers se déchaînent et parlent d’un interminable ego-trip. Après la projection cannoise, le célèbre critique américain Roger Ebert déclare même qu’il s’agit du « pire film de l’histoire de Cannes ».     

« En 2003, tout s’est mal passé à Cannes, constate Thierry Frémaux, big boss du festival. Le jury n’était pas très content. La sélection n’était peut-être pas complètement réussie. Maurice Pialat et Daniel Toscan du Plantier venaient de mourir. Avant le festival, Télérama avait écrit un édito assez sévère, “La fête est finie”. Je l’avais ressenti moi-même. Et The Brown Bunny de Vincent Gallo a été accueilli avec ces sifflets terribles. » Le festival de Cannes se termine avec une Palme d’or et le prix de la mise en scène pour Elephant, le Grand prix du jury pour Uzak et deux prix pour Les Nuits barbares. Et bien sûr, rien pour Gallo…

COUPES ET FLOP

Après Cannes, Vincent Gallo reprend le montage, qui n’était pas, comme il l’avait dit, « définitif ». « On ne voit pas son film quand on le monte, déclare-t-il à Jean-François Rauger. La route prenait une importance trop grande. » Il coupe sans regret 8 minutes (et non pas 26 minutes comme cela avait été raconté à l’époque), des séquences sur le voyage, le trajet, la course du début et change la fin. Pour Jean-François Rauger, le remontage est catastrophique. « Il va couper tout ce qui faisait le caractère unique, bizarre et singulier de The Brown Bunny. J’étais furieux, c’était beaucoup moins radical. » Pour son premier détracteur Roger Ebert, ces coupes sauvent le film. Selon Gallo, les deux délirent.

Pour la promo américaine, le réalisateur affirme chez Howard Stern : « c’était mon idée d’un bon film, si le public ne l’a pas aimé, j’en suis désolé pour eux. Mais c’est ce que j’ai fait de mieux. » Dans le journal Variety, Thierry Frémaux déclare quant à lui : « The Brown Bunny est une expérience. La première fois que vous découvrez un Picasso ou un Rothko, vous ne comprenez pas. Il faut tout d’abord connaître la peinture abstraite. »

The Brown Bunny sortira dans une centaine de salles aux États-Unis, puis, le 7 avril 2004, en France – et dans l’indifférence générale des deux côtés de l’Atlantique. Vincent Gallo ne sera quant à lui plus que l’ombre de lui-même, transformé en paria du cinéma, en fantôme…

Le mot de la fin à Agnès b. : « Vincent avait tous les talents, c’était un immense artiste. Il faudrait que l’on redécouvre son œuvre, ses peintures, ses photos… J’aimerais bien avoir de ses nouvelles, savoir comment il va, où il vit… ». Aux dernières nouvelles, il aurait décroché un rôle dans un thriller psychologique, The Life Lift, avec Karla Sofía Gascón, la star controversée d’Emilia Pérez

The Brown Bunny (en DVD chez Potemkine)


Par Marc Godin