QUAND LE CINÉMA S’ATTAQUE AU PASSÉ

le cinéma s'attaque au passé Anamaria Vartolomei technikart

Le cinéma peut-il réparer le passé proche ? C’est la question soulevée par deux des sorties les plus attendues de l’année : le Maria de Jessica Palud et le Emmanuelle de Audrey Diwan. Notre critique mène l’enquête…

Depuis ses origines, le cinéma change, mute et se métamorphose perpétuellement. Ainsi, au fil des années, la représentation du sexe ou de la violence a connu des changements plus ou moins prononcés. Absent des écrans, puis toléré, banni, avant d’inonder le 7e art dans les années 1970, le sexe semble faire des retours et des disparitions cycliques, même chose pour la violence. Dans les années 2020, années #MeToo, du Covid, des crises à rallonge et des conflits qui embrasent le monde, les films semblent revisiter le passé avec le regard critique du présent, notamment au niveau de la place de la femme, sa représentation, son objectification…

LE CINÉ SCRUTE L’HISTOIRE

Le Comte de Monte-Cristo a été adapté une vingtaine de fois depuis les années 1900. C’est à la fois une histoire d’aventures, de vengeance, d’amour, une tragédie, un thriller, une comédie humaine et politique… Pour la nouvelle version, écrite et réalisée par le tandem des Trois Mousquetaires, Matthieu Delaporte et Alexandre de La Pattelière, certains axes ont été subtilement changés, avec une densification de la psychologie des personnages. « Dans les différentes adaptations du roman, on voit Dantès se venger de trois personnages (Danglars, Villefort, Morcerf ) qu’il ne connaît pas vraiment puisqu’il n’a pas eu le temps de les côtoyer, assure Alexandre de La Pattelière. Son immense plan de vengeance, quasi tellurique, s’exerce sur de quasi inconnus. On a donc imaginé de nouvelles relations entre ces personnages pour instaurer quelque chose qui soit de l’ordre d’une fraternité brisée. » Des personnages secondaires comme Albert de Morcerf (ici Vassili Schneider) et Andrea Cavalcanti (Julien de Saint Jean) sont souvent des médiocres. Ici, ils deviennent quasiment des alter ego de Dantès, avec une grande pureté et générosité de cœur. Quant aux personnages féminins, ils sont bien sûr plus complexes, moteurs de l’action, comme Mercédès (Anaïs Demoustier) et surtout Haydée, incarnée par notre coverstar Anamaria Vartolomei, que Dantès transforme en Cheval de Troie pour abattre ses ennemis, mais qui se révèle pleine de ressources…

De son côté, avec Love Lies Bleeding, la Britannique Rose Glass remixe néo-noir, pulp et cinéma queer. Nous sommes en 1989, au Nouveau-Mexique et la cinéaste virtuose de Saint Maud raconte une passion sauvage entre une redneck, incarnée par Kristen Stewart, et une culturiste. Il y est question de flingues, de stéroïdes et de crimes, et Rose Glass scrute les corps qui se métamorphosent, les triceps qui gonflent. Sans le côté ricanant et mâle toxique de Quentin Tarantino, qui revisite le passé pour faire d’Hitler un pantin grotesque et de Sharon Tate un joli pot de fleurs, Rose Glass filme le sexe frontalement et transforme son héroïne en Miss Hulk, géante qui triomphe du patriarcat. Pour cet ovni sidérant, Rose Glass remet en question les clichés habituels sur les femmes au cinéma. « Je voulais surtout m’interroger sur ce que signifiait réellement un  »personnage féminin fort’’. Je voulais faire quelque chose autour d’une bodybuildeuse, un personnage féminin fort, à la fois mentalement et physiquement, mais aussi montrer comment sa force peut être exploitée et manipulée. »

MARIA SCHNEIDER N’ÉTAIT PAS MIEUX CONSIDÉRÉE QU’UNE POUPÉE. 

 

LE LENT POISON DU TRAUMA

Quant à Jessica Palud, elle adapte le livre de Vanessa Schneider sur sa cousine, l’actrice Maria Schneider, et raconte ses débuts dans le métier et le tournage traumatique du Dernier Tango à Paris, dans le très beau Maria. Âgée de 19 ans à l’époque (donc considérée comme mineure, la majorité étant à 21 ans), Maria Schneider n’était pas mieux considérée qu’une poupée, un objet que l’on manipule à sa guise au risque de le casser. Lors du tournage de la fameuse scène du beurre et de la sodomie, elle n’est pas prévenue par Brando, ni Bertolucci, et si l’acte est simulé, elle se sent violée, salie… Résultat, mort symbolique à 19 ans ! Elle ne fait pas appel à un avocat, elle n’attaque pas le producteur, elle est la victime parfaite des 70’s, érigée malgré elle en sex symbol, moquée par la critique lors de la sortie du film. D’ailleurs, quarante ans plus tard, en 2011, pour sa nécrologie, les journalistes revenaient plus sur « la motte de beurre » que sur son talent et ses choix de carrière audacieux… Pour Jessica Palud, ce film était une évidence. « L’histoire de Maria Schneider m’a bouleversée. Je ne cherche pas à accuser, ni à juger, mais à faire avec l’héritage et à offrir un portrait de cette société, à travers un regard inédit, celui de Maria Schneider. En écrivant et réalisant ce film, j’ai souhaité faire ressentir le lent poison du traumatisme, et ce de manière universelle…  Les choses évoluent et c’est tant mieux. Reconnaître les dysfonctionnements, c’est déjà une première étape. Mais il reste à faire… »

SEXE ET GEN Z

Le Dernier tango à Paris a été l’inspiration première du cultissime Emmanuelle, réalisé en 1973 par Just Jaeckin, objet d’un remake qui sortira en septembre prochain. Derrière la caméra, l’excellente Audrey Diwan, réalisatrice de L’Événement, d’après Annie Ernaux. De la version originale, elle n’aurait gardé que peu de choses : le titre, la scène de sexe dans l’avion du début, et quelques références. Mais exit l’hédonisme cool, l’initiation érotique d’Emmanuelle par un vieux monsieur libidineux, la douceur de faire l’amour avec des partenaires divers et variés dans une ambiance exotique et le fauteuil en rotin. Chez Diwan, le sexe est glacé et cérébral. Comme l’avait déjà remarqué Sade, « la jouissance entre par l’ouïe » et les personnages auraient de longues conversations sur le sexe, devisant sur l’impossibilité de jouir. Incarnée par Noémie Merlant, cette Emmanuelle a tout pour séduire la Gen Z, fatiguée des intrigues stéréotypées et hétéronormées qui valorisent les relations sexuelles, surtout celles qui sont toxiques, préférant voir des relations platoniques et amicales à l’écran. Le personnage mythologique d’Emmanuelle a traversé 50 ans de libido masculine et s’est enfin métamorphosée : d’objet, elle est devenue sujet.


Par Marc Godin
Photos Axel Vanhessche