JACQUES SÉGUÉLA : « L’IDÉE MÈNERA LA DANSE »

Jacques Séguéla technikart

À 91 ans, le fringant publicitaire de Havas publie un livre, coécrit avec Yves Del Frate, boss de l’Institut CSA, à destination des politiques, des communicants et des électeurs. On vote oui !

Jacques Séguéla, vous êtes le créatif derrière les slogans pour Mitterrand (« La Force tranquille » en 1981 et « Génération Mitterrand » en 1988), Sarkozy (« La France qui se lève tôt » en 2007) et même de Jospin (« Présidez autrement », en 2002). Aujourd’hui, vous revenez sur ces campagnes dans un livre, coécrit avec Yves Del Frate. Qu’espérez-vous apporter en publiant Président.com en période de grave crise politique ?
Jacques Séguéla : On a voulu raconter 40 ans de campagnes pour permettre de mieux préparer la suite. Ce sont… les racines du futur ! La campagne sera tonitruante. Tout peut arriver, y compris le pire. Donc il faut revenir aux classiques. Et notre grand classique, c’est Mitterrand.

Et cette campagne devenue mythique que vous avez créée pour la présidentielle de 1981 : « La Force tranquille ».
Jacques Séguéla : La scène était vierge : il n’y avait jamais eu de grande campagne. Après, les candidats à la présidentielle misaient sur la puissance de l’affiche. Mais aujourd’hui, ce sont les réseaux sociaux et la télé qui ont pris le dessus. Il n’y aura plus jamais de phénomène comme « La Force tranquille ». Donc concentrez-vous sur ce que sera la réalité de cette campagne, une campagne très importante : ce sera la première campagne de la génération IA.

On se souvient de votre affiche pour Mitterrand, mais pas de celle du président sortant, Valéry Giscard d’Estaing.
Jacques Séguéla : Ah, ah, avec son slogan « Il faut un Président à la France » ! Notre affiche est arrivée après la leur. Je me souviens d’avoir dit aux troupes socialistes : « il faut réagir. C’est la première affiche de la campagne, il faut la tuer ! Alors vous allez prendre votre pot de colle, et, après le slogan de Giscard “Il faut un Président à la France”, vous rajoutez “Votez Mitterrand” ! »

Mais vous ne vous êtes pas arrêté là.
Jacques Séguéla : Non ! J’ai dit aux militants, « pour que l’affiche ne fasse pas inaperçu, dans les yeux de Giscard, vous mettez… deux diamants. » (Rires.) À 8 heures du matin, je suis convoqué par Mitterrand : « Comment, vous avez fait ça sans me le dire ? Je ne vous aurais jamais autorisé, c’est monstrueux, vous souliez la campagne dès le départ. Tirez-vous, Séguéla ! »

Quarante ans plus tard, quel conseil donneriez-vous aux communicants qui ont des politiques à conseiller en ce moment de grandes incertitudes ?
Jacques Seguela : Laissez passer l’orage : le talent des spin-doctors ou des publicitaires dans ce monde, c’est d’arriver au bon moment, au bon endroit, pour la bonne cause.

« À l’heure où la com’ épouse la techno, où les algos flattent les égos », écrivez-vous, il va falloir se prépaper à une campagne présidentielle profondément transformée par l’IA. Yves, vous êtes parti des campagnes signées Jacques pour imaginer la suite…
Yves Del Frate : Oui, le succès de la prochaine campagne présidentielle, ce sera l’alliance de « la force tranquille » (une incarnation forte portée par l’un des candidats) avec celle des algorithmes. La vraie différence entre 1981 et aujourd’hui ? Les campagnes sont ouvertes aux quatre vents, on constate à chaque élection les ingérences venant de pays étrangers qui influent sur les choix des électeurs à travers X, TikTok, etc. Résultat, des campagnes complètement folles qui se passent autant sur Internet que dans la « vie réelle ».

D’où l’importance d’avoir une « incarnation » extrêmement forte chez les candidats.
Yves Del Frate : Absolument. Quand on voit Bruno Retailleau qui est passé de la pénombre du Sénat à la lumière de la télévision en trois mois, quand on voit Javier Milei en Argentine qui, en un an, est passé d’économiste à président, on constate qu’il y a une accélération prodigieuse de la notoriété et de la crédibilité de candidats. Et donc, à date, on ne peut pas savoir ce que nous réserve 2027.

Et quels seraient les bienfaits de l’usage d’intelligence artificielle dans une campagne électorale ?
Yves Del Frate : Elle ne donnera bien évidemment pas le programme pour gagner. Par contre, une fois que tu as ton programme, elle permet d’avoir une visibilité totale sur le coût de ce qui est promis, et donc sur sa crédibilité. Ce qui va mettre beaucoup de pression sur les politiques : avec l’intelligence artificielle, on ne se fera plus avoir avec des programmes farfelus capables de mener le pays à la banqueroute. Avec l’IA, tu lui demandes si le programme est crédible ou pas, et elle va te le dire immédiatement.
Jacques Séguéla : En ce moment, il n’est question que de budget. Alors qu’il faudra des politiques qui fassent rêver…
Yves Del Frate : Les dernières campagnes ayant fonctionné, sont des campagnes d’espoirs et de rêves. En Argentine, Milei a fait rêver les électeurs en leur disant que tout était possible – s’ils transformaient le pays totalement. Même chose avec Trump. Sa campagne a fait rêver les Américains moyens, y compris en leur parlant de la conquête de Mars. Ça nous semble anecdotique, mais quand on dit aux Américains : « on était les premiers sur la lune et on sera les premiers sur Mars », ça leur redonne une fierté.
Jacques Séguéla : Il y a une bonne définition de Mitterrand, d’ailleurs : « Est élu celui qui raconte à son pays le morceau d’histoire – de sa grande histoire qu’il veut entendre, à ce moment donné de son histoire – à la condition qu’il en soit le héros valable ».

Le mot de la fin, Jacques ?
Jacques Séguéla : Aux créatifs – et aux politiques – du monde entier, je dirais : L’idée mènera la danse, toujours. C’est elle qui dansera plus vite, et plus longtemps, que celles qui vous seront fournies par l’intelligence artificielle.

Président.com : De génération Mitterrand à génération I.A. (éditions Télémaque, 216 page, 18 €)

 

Par Fabrice de Rohan Chabot & Laurence Rémila
Photo Christophe Pelletier