Climax : on a prit notre pied avec Gaspar Noé

Conçu, pensé, produit et tourné en accéléré, sous le règne du chaos, le Climax de Gaspar Noé était hier à la Quinzaine, comme un météore made in France (et fier de l’être ?) conçu pour se consommer/consumer ici et maintenant, au Festival de Cannes.

Coin de la rue des Belges et de la rue Bivouac Napoléon. À l’occasion, faudra penser à se renseigner sur ce que ça signifie, d’ailleurs, « Bivouac Napoléon ». Il est 10h30, l’heure du débrief des films du matin, autour d’une noisette et d’un café allongé. Une célèbre voix rocailleuse de la presse ciné radiophonique passe dire bonjour. «Vous avez vu le Gaspar ? La chance ! Moi je me suis tapé le Panahi. Ras-le-bol de ces films de festival.» Et la voilà partie, le pas et le cœur lourds. L’émission à venir sera difficile. On sait exactement ce qu’elle veut dire. « Film de festival », c’est lent, c’est chiant, c’est « en prise avec le monde », c’est roumain ou iranien – et même clandestin, si possible.

Tous ces films dodos qui n’ont vraiment de sens qu’ici (ou alors là-bas : Venise, Locarno, Berlin, où Taxi Téhéran, précédent Panahi, avait gagné l’Ours d’or en 2015) et dont certains ne seront d’ailleurs jamais distribués dans leur pays. « Film de festival », oui, c’est tout cela. Et tout cela n’a rien à voir, mais alors vraiment rien, avec Gaspar Noé. On en sort tout juste, du Gaspar. 97 minutes de huis-clos cocotte-minute, avec une vingtaine de danseuses et danseurs en transe, filmés en plans-séquences, travellings avant, plongées directes, caméras inversées, impros folles et chaos pour le compte. Feux rouges, feux verts, feux d’artifices. 200 battements par minute, au moins. Puis vient le générique (de début ? de fin ? de milieu ?) alors qu’il reste encore une heure de film. On le sait, le temps détruit tout… Une couille dans le potage (en fait de l’acide dans la sangria) va transformer la fête d’hiver en fait divers et en cauchemar sensoriel.

Une fille pisse debout sur la piste, ne sait plus ce qu’elle fout là ; une autre enferme son gamin de six ans dans le local électrique. Court-circuit général : la lumière s’éteint, une nana enceinte se taillade les bras, le visage, le bide ; travelling dans les couloirs, jaune, vert, rouge, quelqu’un prend feu, retour sur la piste, la tête à l’envers, lynchage, lâchage, overdoses et perruques blondes. L’harmonie multicolore de la chorégraphie inaugurale (bleu, blanc, rouge !) vire à la Tour de Babel en chute libre. Comme si les corps ne parlaient plus la même langue et que le collectif se disloquait inexorablement. Passage en revue des chairs inertes, climax morbide puis dissolve terminal (« fondu » en anglais, ici utilisé dans son sens de faux ami : l’image se dissout littéralement sous nos yeux). Et fin. Pas de doute, on est chez Gaspar, pas Jafar. Dans un instant, l’un d’entre nous ira lui poser quelques questions, pour comprendre d’où vient ce film, qui semble justement sorti de nulle-part, pensé et préparé en janvier, tourné en quinze jours pendant les vacances de février, monté et postproduit sans dormir depuis. Mais les apparences sont trompeuses.

Ni lent, ni chiant, ni iranien, même si parfois un peu clandestin sur les bords à sa façon (l’interdiction aux moins de 18 ans de Love), Gaspar Noé est pourtant un cinéaste 100% cannois. Tous ses films ont été montrés ici. À la Semaine, à l’Officielle, à Minuit, cette fois à la Quinzaine, dont le logo est même carrément intégré au film. « Je ne peux pas imaginer faire une Première ailleurs, confiera-t-il. Pendant dix jours, tous les cinéphiles du monde sont ici. Ce coup-ci, au moindre couac, on se retrouvait basculé sur Toronto/Venise. Et y a pas photo, tu le sais bien… Surtout que pour faire financer le film, sans script, sans dialogues, sans stars, notre argument de base était “on sera prêt pour Cannes.” On était tous drivés par cette énergie. La deadline décidait de tout. »

Alors quoi ? Alors on connaît les conséquences de Love : la censure, très peu d’entrées salles, la carrière qui tangue, les perspectives et les budgets qui se réduisent, et un seul horizon possible, toujours le même. Ici et nulle part ailleurs. On peut à présent juger sur pièce : un film de festival, c’est fulgurant, déchaîné, énergique, la tête à l’envers, la musique qui cogne les tempes et une sensation de fin du monde. Sans festivals, sans Cannes, sans Festival de Cannes il n’y a ni Climax, ni Gaspar Noé. Promis, on tournera la langue sept fois dans la bouche, la prochaine fois qu’on aura l’idée de critiquer le « cinéma de festival ».

Léonard Haddad