D’origine australienne, Dion Beebe a signé les images des films de Michael Mann, Jane Campion ou Rob Marshall. Et il a révolutionné le tournage en numérique avec Collateral et Miami Vice.
Vous avez éclairé Miami Vice : Deux flics à Miami (2006) qui est je pense un tournant dans l’histoire du cinéma à cause de son emploi du numérique.
Dion Beebe : Michael Mann voulait filmer la nuit, entrer dans les ténèbres et capturer l’obscurité telle qu’on la voit. Je pense que c’était vraiment sa motivation première. Le numérique permet de gérer les situations de faible luminosité, mais là l’origine, il n’était pas destiné au cinéma, cette technologie était utilisée pour les clips, la télé. Sur Ali, Michael Mann avait déjà expérimenté certaines de ces caméras numériques d’entrée de gamme, pour quelques plans avec Will au petit matin.
Il a fait la même chose avec quelques plans nocturnes de L.A. dans Heat.
Je ne le savais pas, mais peut-être, oui. Et avec le scénario de Collateral, qui se déroule la nuit à Los Angeles, Michael a sauté le pas. C’était le sujet parfait.
Collateral était votre première collaboration avec Michael Mann.
Michael a commencé à travaillé avec Paul Cameron (Man on Fire) et ils ont eu divergences créatives après deux semaines.
Il l’a viré, donc ?
(Dion esquisse un sourire). Oui, Michael a remplacé Paul.
Est-ce fréquent qu’un réalisateur vire un directeur de la photographie ? William Friedkin virait tout le monde, même Robbie Muller,…
C’est fou ! Il y a beaucoup de très bons directeurs de la photographie qui se sont fait virer, ce n’est pas rare du tout. Faire des films, c’est que c’est comme prendre la mer. Soudain, on découvre vraiment avec qui on travaille… Quand les conditions changent, deviennent plus difficiles, même si on est en mer, certains se font jeter par-dessus bord. Écoutez, le tournage d’un film, c’est très stressant, il y a beaucoup de pressions…
Il vous a choisi car il avait vu In the Cut, de Jane Campion ?
Absolument. Un vendredi, en fin d’après-midi, je reçois un appel de mon agent : « es-tu dispo pour rencontrer Michael Mann ? » Je lui réponds : « Oui, quand ? » Il me lance : « Maintenant ». Je suis allé le voir à son bureau, à Santa Monica, en fin d’après-midi. Et le lundi, j’étais sur le plateau.
C’est un dictateur ?
Vous savez, c’est un génie, c’est certain, et un cinéaste assez obsessionnel. C’est un créateur très concentré. Ça peut être difficile parce qu’il a une vision très précise, et il est acharné. Et il poursuit sa vision…
Avant Collatéral, vous aviez déjà travailler en numérique ?
Non, c’était ma première incursion dans l’image numérique. C’ était très rare à l’époque.
Comment avez-vous géré ?
C’était simplement une chute libre. C’est ce que j’explique souvent aux jeunes directeurs de la photo : « vous ne serez jamais complètement prêts ». Et c’est pour cela qu’il faut s’entourer de gens compétents pour vous aider. Quand je suis arrivé sur Collateral, c’était comme un projet scientifique, une expérience totalement inédite, avec l’éclairage à repenser entièrement, des câbles à fibre optique partout et plusieurs platines d’enregistrement.
Après Collateral, vous faites partie de l’aventure Deux flics à Miami. Le film a été tourné dans différents pays, Colin Farrell a raconté qu’il était sous substance pendant tout le tournage, l’ouragan Katrina de 2005 a dévasté la Floride…
Au Paraguay, nous avons filmé dans l’une des villes les plus dangereuses du monde (il sourit). En République dominicaine, un homme est entré sur le plateau avec une arme, et il y a eu des coups de feu. Et bien sûr nous avons eu l’ouragan Katrina qui a dévasté le set… Mais je pense qu’au final, l’adversité peut créer quelque chose d’unique, il suffit d’en parler à Werner Herzog.
Vous filmez la nuit, mais aussi sous l’eau, dans le ciel, avec ces deux avions qui se superposent.
Ce plan avec la caméra qui sort de l’eau au début a été tellement difficile à réaliser… On avait cette énorme caméra immergée et elle devait arriver à la surface juste quand les huit speedboats arrivent. Ça a été très difficile, très coûteux.
Et ce n’est même pas dans la première version du film.
Mais j’étais vraiment content que Michael réintègre la scène dans le Director’s Cut. On a tellement versé de sang, de sueur et de larmes.
Combien de temps a duré le tournage ?
J’ai eu l’impression que ça a duré la majeure partie de ma vie. Mais c’était probablement 90 jours, je crois. J’ai tenu un journal pendant le tournage.
Vous l’avez publié, je veux le lire ?
Non, jamais, impossible. Mais je peux vous dire qu’à cause de la fusillade en République dominicaine, Jamie Fox a refusé de tourner au Paraguay, et Michael a dû réécrire la fin du film. Nous sommes donc retournés à Miami, alors que le tournage en Floride était terminé depuis longtemps. Du coup, ça a pris un peu plus de temps que prévu.
Et Colin Farrell ?
Écoutez, il était génial, mais effectivement, il était dans un sale état… Très professionnel, il a su tirer son épingle du jeu. Mais je pense qu’on le ressent son tourment dans le personnage qu’il incarne.
Dans l’excellent In the Cut de Jane Campion, il y avait une fellation en très gros plan. On peut en parler ?
Jane est une réalisatrice incroyable, audacieuse, courageuse. On avait Meg Ryan, la petite fiancée d’Hollywood. Et elle l’entraîne dans ce film incroyablement cru, libéré, honnête sur la sexualité féminine. L’Amérique a été absolument choquée, ils ont détesté le film là-bas. La scène dont vous parlez se passe dans un sous-sol, avec le tueur. Et le spectateur est abasourdi par cette fellation, il ne peut voir clairement l’assassin tellement il est distrait par ce plan. Bon, je peux le dire maintenant, nous avons utilisé un énorme sex toy…
Pourrions-nous parler de Gemini Man, tournée en HFR, 120 images par seconde, avec une netteté et une profondeur de champ inédites ?
Miami Vice, c’était difficile techniquement, mais aussi physiquement. Avec Gemini Man, nous étions un peu en avance sur notre temps. C’est quelque chose qu’Ang Lee disait souvent, nous n’étions pas prêts pour cette technologie.
Quand je l’ai découvert, j’ai pensé que c’était l’avenir du cinéma.
C’est vraiment ce qui a attiré Ang. Son argument, c’était de dire que depuis des années, nous continuons à faire des films avec 24 images seconde. Avec le HFR (pour High Frame Rate), l’expérience est vraiment différente. Mais le problème, c’est que public n’a jamais vraiment pu le voir dans de bonnes conditions, il n’y avait que trois cinémas équipés dans le monde ! J’aimerais que le public le découvre à 120 image/seconde, en 3D, en 4K. C’est comme ça qu’on l’a tourné. Avec le numérique, Michael Mann voulait filmer la nuit, voir le ciel, la silhouette des palmiers et les paysages qui se découpent dans l’obscurité. Ang Lee, ce qui l’attirait le plus, c’était les gros plans extrêmes sur les comédiens, le rapprochement absolu, qui permet de voir et de sonder l’âme des personnages.
Est-ce que le 35 mm vous manque ?
Le dernier film que j’ai fait en 35 mm, c’était Edge of Tomorrow, avec Tom Cruise, en 2014. En ce moment, je suis en train de tourner le film sur Michael Jackson, et il y aura des passages en 16 millimètres…
Vendredi soir, vous allez être honoré lors de la cérémonie Angénieux. Il y aura Marisa Berenson, et la projection de la copie restaurée 4K de Barry Lyndon de Stanley Kubrick. Est-ce que Kubrick a été une influence pour vous ?
Absolument. Kubrick, Michael Mann ou Ang Lee sont des innovateurs, ils repoussent les limites de la technologie à notre disposition. La photo de John Alcott sur Barry Lyndon est exceptionnelle, et Kubrick a travaillé avec des objectifs photo très sensibles mis au point par la NASA. Je pense que nous sommes maintenant à un nouveau tournant de l’industrie avec l’adoption de l’IA. Cette nouvelle technologie va créer, générer des images. L’IA est déjà très utilisée dans le monde des effets spéciaux, notamment par la Marvel. La puissance de l’IA s’améliore clairement, tout comme ses capacités. Mon sentiment est qu’il faut d’abord comprendre de quoi cette technologie est capable, puis l’exploiter et l’utiliser dans notre histoire. Il n’y a pas de raison d’en avoir peur.
Le 23 mai, Dion Beebe recevra le prix Pierre-Angénieux qui couronne une directrice ou un directeur de la photo pour l’ensemble de son travail.
Par Marc Godin