L’étoile filante de la pop néo-soul Terence Trent D’Arby, renommé Sananda Maitreya, sort son quatorzième album, The Pegasus Project : Pegasus & The Swan. Depuis « Sign Your Name » en 1987, qu’est-il devenu ?
Au 324 North Rodeo Drive de Beverly Hills, en 1990, Terence Trent D’Arby se présente à la boutique Valentino pour se trouver un beau costume signé Valentino Garavani. Le vendeur s’approche de lui : « Mon compagnon est mort du sida il y a six mois. Nous avons découvert votre chanson « Billy Don’t Fall » (tirée de Neither Fish Nor Flesh, ndlr), au moment où il a été diagnostiqué. Nous l’avons écoutée en boucle jusqu’à sa mort. Je l’ai passée lorsque le médecin l’a débranché. » « Quand vous entendez une histoire pareille, commente Sananda Maitreya de son antre milanaise, vous comprenez que c’est le vrai, l’unique but de votre vie de faire de la musique, et pas seulement pour faire de l’argent, mais pour aider l’humanité à supporter l’existence. »
Remboninons. Nous sommes le 13 juillet 1987. Terence Trent d’Arby, né à Manhattan en 1962 Terence Trent Howard d’une mère chanteuse de gospel, Frances Howard, et élevé par son beau-père le révérend James Benjamin Darby, sort son premier album chez Columbia, Introducing the Hardline According to Terence Trent D’Arby. Ce bijou de pop néo-soul influencé tant par Stevie Wonder et Michael Jackson que par James Brown et le Tonight I’m Yours de Rob Stewart se vend à près d’un million d’exemplaires en trois jours. Terence Trent D’Arby passe de pur inconnu à pure légende vivante ; un sex-symbol hissé à la hauteur du king de la pop, de Prince et de David Bowie. Adoubée tant par la critique que par le public, à 25 ans, sa carrière est au sommet. Il n’y remontera plus, malgré une voix se bonifiant et une série d’albums peut-être trop conceptuels ?
LOVE ON TIME
Je découvre ce personnage qui m’appelle « young Alex » le mardi 30 mai 2024, à 10 heures, en Zoom. Devant l’écran, il n’a rien de ces légendes qu’on dit cramées par le succès. Peut-être parce que depuis cette année où l’humanité a dépassé les cinq milliards, le temps a passé. Peut-être aussi parce qu’il n’est plus de ces légendes, quoique moins performantes, toujours épiées dans leurs moindres gestes. Lorsque je dis autour de moi Terence Trent D’Arby, je ne vois le ricochet d’un nom célèbre sur aucun visage, sinon celui du père d’une amie : « Terence Trent ? Euh… « Sign Your Name » ? Il sera au Rétro CTrop, fin juin, non ? ». Oui, effectivement, aux côtés de Patti Smith et Deep Purple, des noms qui résonnent encore. J’ai devant mon écran un homme de 62 ans, bien conservé, aimable, filant de longs monologues philosophiques. Pour lui, la mort n’existe pas. Chaque chose vit éternellement. J’y perçois un mélange de matérialisme et de spiritualisme qu’on a trop tendance à opposer. Comment un second album, Neither Fish nor Flesh, sur lequel se trouve un morceau tel que « To Know Someone Deeply Is to Know Someone Softly », a-t-il pu briser une carrière démarrée aussi puissamment ? « Une fois que vous avez franchi la barrière, commente Sananda sans mélancolie, vous devez payer le péage, que vous le souhaitiez ou non. » Entre fatalité et optimisme, se découvre donc un météore lancé avec les tubes « Sign Your Name » et « Wishing Well ».

En tournée européenne cet été, Sananda Maitreya passera par le festival Rétro C Trop le 28 juin prochain, à Tilloloy, dans l’Oise. Et Paris ? « Je viendrai après, quand j’aurai suffisamment de temps. Je ne veux pas simplement passer. Je veux me plonger dans cette ville. » Save the date !
Enfant prodige, chantant le gospel, il arrête la musique, le chant, la guitare et la batterie à 15 ans, se sentant oppressé et exploité par les gens autour de lui, qui décèlent son talent. Il s’engage dans la 3e division blindée de l’armée américaine, et part, au début des 80’s, à Hanau, à vingt minutes en train de Francfort. Il y découvre le Tonight I’m Yours de Rob Stewart. Dans un placard situé dans le camp de sa compagnie, il passe en boucle l’album, et utilise un balai en guise de micro, s’acharnant à l’idée de transformer sa voix claire et lumineuse en celle, plus déchue et rauque, de Rob Stewart. « J’avais besoin de ressembler à un homme », explique-t-il. Ensorcelé par la musique, il va s’acheter une basse dans la première boutique qu’il trouve à Francfort. À la caisse, il entend un type demander au vendeur s’il ne connaîtrait pas un guitariste et chanteur : il se présente, passe une audition, et intègre le groupe The Touch, avec lequel il signe dans le label germanique Rigo Records, et sort, en 1984, un premier disque de funk-électro, Love On Time. Sa carrière est lancée.
LE CLUB DES 27
« Je me considérais comme un homme en mission », affirme Sananda avec l’attitude de l’être toujours, en mémoire de ses premières expériences sur scène. Au milieu des 80’s, il s’installe à Londres et signe chez Columbia, déterminé à inventer le Post-Millennium Rock, subtile tambouille héritée de la culture noire, jazz et soul afro-américaine, et de la star mâtinée des Stones : « Il faut se créer sa propre mythologie avant que d’autres ne le fassent pour toi », souligne-t-il. Alors qu’il veut tout enregistrer de lui-même pour son premier album, mais qu’il ne connaît rien de Londres, Columbia lui impose de se trouver un producteur ; ce sera le flegmatique Martyn Ware des groupes Human League et Heaven 17. Il guide et protège un Terence Trent D’Arby magnifique, qui ne passe pas inaperçu dans les rues de Soho avec sa dégaine de rockeur, son visage poupon, et surtout, sa rage de réussir et sa passion telle que Martyn Ware le découvre chaque matin dans son studio de Londres en train d’analyser des lives de Sam Cooke. Clarinette, clavinet, percussion, piano, saxophone baryton, à la production, à l’arrangement des cordes, et surtout au chant : Terence Trent bouillonne dans tous les sens et réalise, avec Martyn Ware, un coup de maître si inattendu qu’il est propulsé au niveau de Michael Jackson, David Bowie, George Michael et Prince.
« PRINCE M’A DIT QU’IL N’ENVIAIT PAS DU TOUT CE QUI M’ARRIVAIT, PARCE QUE POUR LA PLANÈTE, J’ÉTAIS MORT… »
Le risque des entretiens à distance, c’est de passer à côté de l’énergie et des petits gestes d’une personne. Ici, il n’en est rien. Derrière Sananda Maitreya, au-dessus d’une armoire à gauche d’une photo de la lune, nous surplombe le Grammy Awards qu’il remporte en 1988, dans la catégorie « Meilleure performance vocale R&B ». « Ladies and gentlemen, get ready ! This man is very special… Mister Terence Trent D’Arby ! » claironne le présentateur de l’époque, avant que ce dernier n’enchaîne les pas de danses élastiques, fasse un grand écart hallucinant, se relève d’un bond, et chante « If You Let Me Stay », avec des tics à la Michael Jackson, pour la 30e cérémonie des Grammy Awards.
« Quelque temps après, commente-t-il, mon ami et mentor Prince m’a dit qu’il n’enviait pas du tout ce qui m’arrivait alors, parce qu’à ce moment-là, pour la planète, j’étais mort. Le stade auquel j’étais arrivé, c’était le stade auquel les gens m’identifiaient et cette image de moi ne pouvais plus évoluer. Tandis que Prince est devenu un phénomène après quatre ou cinq albums, qu’il s’est construit progressivement une image, toi, m’a-t-il dit, ça ne pouvait plus bouger. Pourtant ce projet n’a jamais été que le début de quelque chose, la fin d’un chapitre de ma vie, avant de me métamorphoser pour continuer d’avancer. Or, on m’avait placé sur une étagère, et on attendait de moi que j’y reste tel quel. C’est la nature même du succès commercial. Je me considère comme un membre honoraire du club des 27, parce qu’après l’échec de mon deuxième album (Fish Nor Flesh est sorti en 1989, ndlr), tout a basculé. J’ai connu la mort de l’ego. »
TERENCE IS DEAD
« Miles Davis venait d’annoncer au monde que j’étais un des siens, se souvient Sananda Maitreya. Après avoir pris une telle raclée et avoir été crucifié pour Neither Fish nor Flesh (son second album sorti en 1989, ndlr), j’ai fait l’erreur d’aller courir après lui. Je suis allé le voir en concert, et en coulisses, je lui ai dit : “Miles, as-tu eu l’occasion d’écouter mon deuxième album ?” Il m’a répondu (Sananda se met à imiter la voix cassée, étrangement grave et aiguë, de Miles Davis, ndlr) : “Tu sais ce que tu as fait. Alors ne demande jamais, ni à moi ni à personne d’autre, ce que nous pensons de ton travail.” Cela a complètement changé ma vie. »
Alors qu’il nous montre un tatouage de lui-même sur son bras qu’un fan s’est reproduit, se déshabillant tout en pudeur (il se cache en même temps le corps avec son haut) devant la caméra, je l’imagine dans sa chambre à Manhattan, ou dans son vestiaire de soldat à Hanau, s’asseyant à la voix d’ange déchu de Rob Stewart, puis en train de lire les chroniques de Nick Kent, de Lester Bangs et de Charles Shaar Murray, trois critiques rock qu’il lisait adolescent dans le NME. En 1995, Terence Trent D’Arby se renomme Sananda Maitreya, suite à une série de rêves hallucinés, durant lesquels des anges lui auraient, sans le dire vraiment, soufflé cette idée de la réincarnation. Mais depuis le flop commercial de 1989, il n’a pas cessé de faire de la musique. En 1992, il sort Terence Trent D’Arby’s Symphony Or Damn (tous les titres de ses albums ont depuis été renommés à partir de son changement de nom), dans lequel on peut entendre son lancinant duo avec la chanteuse Des’Ree, le morceau « Delicate ».
Au fur et à mesure de ses projets, sa voix se clarifie. Il l’assume, ne jouant au dur que de temps à autre, dans des flambées rock, selon moi, moins touchantes, mais faisant partie de son côté « Rob Stewart » – il parlera « d’avoir des bals » à quatre reprises durant notre interview. Selon lui, une des raisons de sa chute est liée au passage de témoin qui se produit entre son premier et son second album, lorsque l’historique maison de disques de Bob Dylan, Columbia, est rachetée par le groupe japonais Sony. « Les philosophies de ces deux sociétés n’auraient pas pu être plus opposées, analyse Sananda. En dépit du fait que Columbia était une grosse major, l’entreprise a toujours été au service de ces artistes qui avaient gagné leur confiance. L’attitude de Sony, en revanche, est de traiter notre travail de la même manière que des téléviseurs, des baladeurs, ou des films. Je suis donc passé d’une maison qui faisait confiance à mon instinct à une méga-entreprise qui m’en voulait. » Car Sananda, s’il refuse de se dire obstiné, l’est. Et il continue de travailler avec Sony jusqu’en 1995, produisant des albums expérimentaux, éclectiques, et réussis à défrayer le chemin de son néo-pop-rock-jazzy-soul, comme sur « Undeniably », ou « We Don’t Have That Much Time together », issus de son dernier album avec la major, Sananda Maitreya’s Vibrator – mais ne retrouve pas le succès commercial de son premier album.
DE BELLES HEURES À MILAN
Aujourd’hui installé proche du Dôme de Milan avec son épouse l’architecte Francesca Francone, il a sorti, le 11 mai dernier, son quatorzième album, The Pegasus Project: Pegasus & The Swan, sur son propre label, TreeHouse Publishing, fondé en 2001. Ce double-album est le dernier versant de sa trilogie mythologique débutée en 2017 avec Prometheus & Pandora. « Les mythologies égyptienne, babylonienne, sumérienne, africaine et gréco-romaine ont toujours eu, détaille-t-il, et depuis mon enfance, un grand attrait pour moi. Prométhée représente l’un des dieux qui a été assez généreux pour partager ses connaissances avec nous. Lui et Orphée en particulier sont les deux figures auxquelles je me suis toujours le plus identifié. Je conçois la mythologie non seulement comme une partie de l’histoire de l’humanité, mais aussi comme des archétypes psychologiques. Marvel Universe, DC Comics, Disney, ont réitéré ces concepts pour l’ère moderne. Mais ils reposent sur le même principe. Nous descendons de ces êtres que nous considérons comme des dieux… »
Ces dieux à lui sont les légendes de la musique qu’il a côtoyées, aimées, ou écoutées en boucle. « Beethoven est un dieu pour moi. Les Beatles sont des dieux. Stevie Wonder, également, ainsi que les Rolling Stones, ou Dylan, qui est un prophète de l’Ancien Testament revenu à notre époque pour poursuivre son travail. Et toi, Young Alex ? », m’interroge-t-il avec la malice des stars américaines. Alors que je lui réponds m’inspirer de John Coltrane, qu’il est mon mythe, mon mentor, mon héros, il me répond : « Young Alex… For me, you’re a Kenny G. guy ». Comment dois-je le prendre ?
Par Alexis Lacourte
Photos Manuel Scrima




