L’INNOVATION AU SERVICE DE L’HOMME, UN MYTHE ?

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L’économiste le plus humain de France s’est creusé la tête pour comprendre comment garder la nôtre face au « toujours plus loin » du progrès. Son meilleur conseil ? Rendez-vous indispensable.

Dans les années 1930, l’économiste Keynes avait prédit que la technologie serait suffisamment avancée dans certains pays pour qu’on ne bosse plus que trois heures par jour. Pourtant, aujourd’hui, dans tous les pays riches, la question de l’augmentation du temps de travail revient à chaque élection. On se souvient du « travailler plus pour gagner plus » de Nicolas Sarkozy en 2007, et du « travailler plus longtemps » d’Emmanuel Macron en 2022 pour défendre le report de l’âge de départ à la retraite. Ces débats ne datent pas d’hier. Pourtant, en 30 ans, nous avons connu des innovations majeures. Ma vie a été jalonnée de ces inventions comme l’arrivée de l’ordinateur – l’Amstrad CPC 6128 – à la maison (j’avais 12 ans), mon premier téléphone portable – Motorola avec une vraie carte SIM et une antenne télescopique (j’avais 19 ans) –, Internet – avec le bruit de la connexion en direct qui prenait plusieurs longues minutes (j’avais 19 ans aussi) –, puis la généralisation de l’ordinateur portable qui envahissait les amphithéâtres de la fac (j’avais 25 ans), Facebook et le début des réseaux sociaux (j’avais 29 ans), et enfin l’arrivée de Uber et des plateformes (j’avais 40 ans). Toutes ces innovations devaient faciliter notre vie et nous permettre de libérer du temps. Payer en ligne ses vacances est plus simple que d’aller en agence de voyage, une recherche Google est plus rapide que de passer une demi-journée à la bibliothèque, commander un plat est plus immédiat que de le cuisiner… Et demain, les drones remplaceront-ils les abeilles ? La technologie nous sauvera-t-elle du réchauffement climatique ? Nous rendra-t-elle immortelle ?

C’EST CYCLIQUE

L’économiste Joseph Schumpeter est l’inventeur du concept de la « destruction-créatrice ». Pour lui, les nouvelles innovations viennent détruire les anciennes. Dans la foulée, des emplois disparaissent alors que d’autres viennent à naître. Dans cette perspective, il faut donc laisser le nouveau monde détruire l’ancien, c’est cyclique. Les emplois perdus dans le vieux monde seront retrouvés dans le nouveau. D’où ces experts qui défendent la fermeture de certaines usines, comme les raffineries ou fonderies, symbole de l’ancien monde. On se souvient du fameux concept de « start-up nation » théorisé en 2017, puis jeté aux oubliettes en 2022 par notre Président Emmanuel Macron. 

LA PROMESSE DE LA TECHNOLOGIE ÉTAIT DE NOUS FAIRE GAGNER DU TEMPS, MAIS ELLE NOUS EN A FAIT PERDRE BEAUCOUP.

 

Mais dans les faits, ces innovations ont certes détruit des emplois (le poinçonneur des Lilas a été remplacé par la machine à valider, le guichetier par le guichet automatique…) mais ils n’ont pas permis, contrairement à l’idée de Keynes, de réduire le temps de travail des salariés. Ils n’ont pas été non plus remplacés par d’autres emplois, comme l’avait prédit Schumpeter. Certes, il y a des emplois d’ingénieurs nécessaires pour construire et faire fonctionner les machines mais, dans l’ensemble, quel est l’intérêt pour une entreprise d’employer plus d’ingénieurs (qui coûtent cher) que de caissières (qui sont moins bien payées que les ingénieurs). Le but des innovations est de compresser le coût principal de l’entreprise (et le plus chiant parce que parfois il fait grève) à savoir la masse salariale. Dans ce contexte, l’innovation est un investissement qui permet de faire des économies sur les coûts en se séparant d’une partie des salariés. L’innovation ne vient donc pas aider le salarié, elle vient le concurrencer directement.

CEUX QUI RESTENT

Comme le nombre de salariés diminue, la pression s’accroît sur ceux qui restent. Il n’y a plus un employé par caisse mais un employé pour surveiller huit caisses automatiques. Et, en cas de problème, il faut qu’un technicien soit joignable 7 jours sur 7. C’est exactement le même processus dans tous les métiers. Un mail n’a pas vraiment d’horaires pour être envoyé et, avec votre smartphone, vous le recevez directement. Qui n’a jamais été affecté par la réception d’un mail énervant provenant du boulot à une heure de repos ? Qui n’a jamais, pendant son week-end, pris les photos de son dégât des eaux, en scannant les pièces jointes et en remplissant le formulaire en ligne de la compagnie d’assurance (en gros, en faisant tout le travail de l’assureur que vous payez depuis dix ans) ? La promesse de la technologie était de nous faire gagner du temps, mais elle nous en a fait perdre beaucoup à force de faire le travail que d’autres ne font plus (parce qu’ils ont été virés). La technologie devait réunir les gens, elle les a séparés et il est de plus en plus difficile d’avoir aujourd’hui un « interlocuteur humain ». Et avec la robotique, l’intelligence artificielle, le mouvement risque d’empirer…

Un grand nombre d’innovations ont permis aux hommes de mieux vivre, c’est le cas de l’accès à l’eau potable, à l’électricité ou même la machine à laver qui ont très concrètement libéré du temps et amélioré notre vie. Mais il est difficile de comparer ces innovations aux nouvelles technologies. Certes, Internet, les smartphones et les ordinateurs sont partout dans nos vies, mais il est plus difficile de mesurer l’impact positif qu’elles ont eu sur nos vies. On poursuit la discussion entre nos avatars dans le métavers ?


Par 
Thomas Porcher
Photo Gianni Giardinelli