GÉNÉRATION PARDON

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Hyper-vigilants sur les discriminations, et dotés d’un radar à micro-agressions, nos amis vingtenaires les plus politisés vont-ils nous imposer de nouvelles règles d’un savoir-vivre ultra-politiquement correct ? Notre reporter est allée les sonder (tout en s’excusant d’avance au cas où elle en froisserait un sur un malentendu). Enquête garantie sans chouineries…

Début octobre 2019, sortie du Joker aux États-Unis. Le film de Todd Phillips, accusé de glorifier la violence des InCels (« Involuntary Celibate » ou groupe misogyne de célibataires blancs tenant les femmes pour responsable de leur loose sentimentale) fait polémique. Todd Phillips, son réalisateur (les Very Bad Trip, c’était lui), est exaspéré. Il s’enflamme en pleine interview : « Essayez d’être marrant, de nos jours ! La “woke culture” va tuer la comédie parce que tous les mecs marrants se disent “Fuck, je ne veux pas vous offenser” ». La culture « woke » ? Être woke (« réveillé »), c’est non seulement prendre conscience des injustices qui pèsent sur les minorités – raciales, ethniques, sexuelles, de genre, etc.–, mais agir en traquant les mécanismes d’oppression (coloniales, patriarcales, capitalistes) pour mieux les combattre. Une lucidité érigée en sport de combat, celle-ci visant à transformer les millennials (ceux nés entre 1980 et 2000) les plus jeunes, légitimement soucieux de justice sociale, en lanceurs d’alerte hyper-réactifs. Trop ?

Même les ambassadeurs de « l’inclusivité », à l’instar de Rihanna avec sa marque de make up Fenty Beauty, se font remettre à leur place : la star s’est vue taxée d’appropriation culturelle après avoir intitulé une collection Geisha Chic. Une indélicatesse que se sont vues reprocher aussi Kim Kardashian (en nommant sa ligne de lingerie gainante Kimono – la star s’est repentie avec le hashtag #KimOhNo), et Katy Perry, pour avoir porté des tresses africaines – et « mangé de la pastèque » dans son clip « This is how we do »). Résultat ? Des excuses publiques (et un bon coup de promo).


« LOUD »

Mais pourquoi ce désir permanent de repentance ? Les Millennials préféreraient, à en croire une amie universitaire, « au droit de tout dire, le devoir de bien dire ». Le politiquement correct érigé en nouveau slang générationnel ? Et l’autocritique en vertu ? On s’assure de ne jamais parler à la place d’un(e) autre (en précisant toujours le point de vue depuis lequel on parle : en tant que trans, bouddhiste, flexitarien…). On ne dit pas noir, blanc, ou arabe, mais « racisé » : pour changer les mœurs, il faut d’abord changer les mots. À part un, qui revient souvent : « sorry ».
Cette Génération Pardon a la gueule de bois par procuration : davantage « politisés » (du moins à la manière 3.0) par les réseaux sociaux, ils ont une large visibilité sur les injustices sociales, passées comme présentes. Ils ne tolèrent plus, à raison, l’indifférence passive de leurs ancêtres : un effet boomerang qui les fait arborer en réaction une intransigeance plus grande vis-à-vis des logiques de pouvoir et de discriminations. Blanche (« je sais » dit-elle en s’excusant presque de son prénom), étudiante en droit de 22 ans, revendique « la prudence éthique et le ménagement des sensibilités ». Un exemple ? « Pourquoi ne pas faire comme ces étudiants d’Oxford qui commencent leurs mails adressés à des femmes par la formule “Hi, menstruated people” (celles qui a des règles, ndlr) ? »

Femme, bientôt un gros mot ? L’enjeu : passer au crible tout ce qui risquerait d’essentialiser, réduire, marginaliser, et donc, blesser les individus des minorités ethniques, féminines, LGBTQI+, environnementales, etc. D’après certains, même le terme de « woke » ne conviendrait pas, puisqu’en parlant de « réveil », il évoquerait implicitement une phase précédente de passivité. À la place (jusqu’à ce qu’on lui trouve des connotations problématiques) : « loud ».

« COMMENÇONS NOS MAILS AUX FEMMES PAR LA FORMULE ‘‘HI, MENSTRUATED PEOPLE’’ »

Utiliser des éléments de langage moralement « neutres » semble partiellement apaiser cette culpabilité portée par tant de mes amis vingtenaires. Le paradoxe ? En cherchant à ménager les minorités, cette attitude pose comme principe la vulnérabilité de ces dernières. À l’image des « safe space », ces « zones neutres » dans lesquelles des communautés habituellement marginalisées peuvent échanger sans s’exposer à la critique, et des « triggers warnings » (l’avertissement qu’un sujet abordé peut heurter la sensibilité de certains), mis en place sur des campus américains : sous couvert de protéger les étudiants de potentielles offenses ou de propos en contradictions avec leurs conceptions, ces pratiques semblent plutôt intensifier une logique communautariste. Pour les détracteurs, c’est l’éloge du chacun dans son coin. Pour les membres les plus repentants de la Génération Pardon, qui ne doutent pas du bien-fondé de leur progressisme, et le répandent à la vitesse des réseaux : par des images, slogans, hashtags, punchlines énergiques et faciles à retenir (#This is Woke, #Generation Woke, #Woke Culture). Le militantisme 3.0 n’a pas le temps ni la place de développer sa complexité et ses nuances sur Twitter ou Instagram.

Cette repentance filtrée sur Instagram nous vient d’abord des US : elle digère et recrache sous une forme laïque la religiosité du pays et réactive l’idée de péché originel. Elle est le résultat de l’émergence des minority studies aux États-Unis, qui, dès les années 70, ont sensibilisé aux revendications noires, féministes, LGBTQ+, etc. En France, elle essaime ces dix dernières années… Difficile de savoir si, en tant que phénomène issu essentiellement des réseaux, elle s’accompagne, au-delà des hashtags, d’une vraie réflexion politique poussée sur d’autres sujets.


NE FROISSER PERSONNE

Ce qui caractérise cette Génération Pardon ? Le fait d’être repentant et combatifs à la fois, de revendiquer en même temps une attitude victimaire (pour soi et les minorités défendues) et leur empowerment. Conscient et lucide, cette Génération Pardon hyper-activiste est en somme… woke. « I stay woke » : c’est la chanteuse afro-américaine Erykah Badu qui, en 2008, dans l’une de ses chansons « Master Teacher » lance le terme, repris en 2013 par le mouvement Black Live Matters, pour défendre les noirs des violences policières dont ils sont victimes. La woke culture s’étend ensuite à d’autres causes (LGBTQI+, féminisme, environnement) et devient l’étendard de la lutte intersectionnelle. En 2016, l’escrimeuse Ibtihaj Muhammad, qui milite pour effectuer voilée les compétitions des Jeux Olympiques de Rio, et la poupée portant le hijab qu’elle crée à son effigie, sont woke. En 2019, la série « Black & Priviledged » sur Netflix, qui disrupte l’idée (blanche et stéréotypée) d’une communauté noire unie et solidaire, est woke.

Ce sont pour aider ces gamins woke – vilipendés par Bret Easton Ellis pour leur côté « dégonflé » – que s’est développé depuis une dizaine d’années aux États-Unis, la nouvelle profession de « sensitivity readers » (littéralement, « lecteurs sensibles »). Peut-on écrire sur les handicapés quand on est valide ? Sur les noirs quand on est blanc ? Oui, disent-ils, à condition de ne froisser personne. Comment ? En faisant appel à ces conseillers payés par les auteurs ou les maisons d’éditions pour s’assurer que le texte, lorsqu’il aborde des sujets « touchy » (minorités, discriminations) ne véhicule pas de stéréotypes ou d’idées reçues sur ces derniers. Garde-fou anti-préjugé ou police de la création ? Pour Bret Easton Ellis, cette manière de passer de la création artistique au prisme permanent de l’idéologie s’apparente surtout à un terrorisme sur la liberté d’expression.

Mais cette Génération Pardon – par certains côtés lucide et intransigeante face à ses démons – n’échappe pas à ses propres mutations perverses : c’est le cas des « Social Justice Warrior » (ou SJW), ces cyber-fondamentalistes de la justice, avatars monstrueux d’une attitude woke, à l’origine animés de bonnes intentions, devenus entre-temps, au nom de cette même « justice », des terroristes moralisateurs. Les SJW traquent et harcèlent le Web en portant un discours puritain et identitariste, condamnant tout ce qui ne correspond pas à leur conception ultra-idéologique de la justice.

Exemplaires, ces traqueurs de haine ? Leur hygiénisme verbal, leur progressisme érigé en dogme conformiste, accouche parfois d’effets pervers. À l’image du sketch How woke is too woke ?, du présentateur Trevor Noah, dans son Daily Show : alors que celui-ci se promène (lui est noir) avec un pote (lui blanc), un type les invective « Hey monkey ! ». Son ami lui met la main sur l’épaule, l’air contrit et compatissant, avant de lancer : « Mec, je suis vraiment désolé ». Pardon d’avoir à le répéter mais : le mieux est l’ennemi du bien.

 

PAR MARIANE DE DOUET
Illustration Ni-Van