[LES ARCHIVES TECHNIKART] QUAND SLAJOV ZIZEK DÉCRYPTAIT DONALD TRUMP

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Au printemps 2017, le philosophe slovène Slajov Zizek n’appelait ni à la soumission ni à la contre-offensive face à la présidence Donald Trump, mais proposait une troisième voie…

Il y a deux réactions à la victoire de Trump qui devraient être rejetées comme aussi inacceptables l’une que l’autre et, au bout du compte, autodestructrices. La première est l’arrogante fascination pour la stupidité de ses électeurs qui n’auraient pas compris qu’ils votaient contre leurs propres intérêts et auraient succombé à la démagogie superficielle du personnage. Souvenons-nous tout de même que, quelques mois avant l’élection, la grande affaire des médias états-uniens et canadiens étaient les affaires d’identité LGBT, comme si le problème clé de nos sociétés était le dépassement de la ségrégation sexuelle aux toilettes, ou d’imposer un troisième pronom, susceptible d’offrir une option à ceux qui ne se reconnaissent ni dans le « lui » ni dans le « elle ». Maintenant nous assistons à un brutal retour du refoulé : la victoire électorale d’un type qui a brisé toutes les règles du parti conservateur de la manière la plus directe et vulgaire.

Il est toutefois crucial de comprendre que Trump n’a pas gagné en dépit de sa vulgarité, mais à cause d’elle. Combien de fois les médias progressistes nous avaient-ils pourtant annoncé que Trump avait été attrapé le pantalon sur les chevilles, ou avait commis un suicide public (en se moquant des parents d’un héros de guerre mort, ou en se vantant d’un attrapage de chatte, etc.) ? Les arrogants commentateurs libéraux du pays étaient choqués de voir que leurs continuelles attaques acerbes au sujet des sorties racistes et sexistes de Trump, de ses inexactitudes factuelles ou de ses non-sens économiques, non seulement ne lui faisaient aucun tort, mais même augmentaient sa popularité. Ils n’ont pas compris de quelle façon fonctionnent les lois de l’identification : nous ne nous identifions pas seulement, et même pas avant tout, aux forces de quelqu’un, mais à ses faiblesses. Ainsi, plus les limitations de Trump étaient moquées, plus les gens ordinaires s’identifiaient à lui et percevaient ces attaques comme de la condescendance envers eux-mêmes.

« LA FONCTION STRATÉGIQUE DU BILLIONNAIRE TRUMP EST D’EMPÊCHER LES DÉFAVORISÉS DE SE DÉFENDRE EUX- MÊMES. »


Trump n’a pas davantage perdu en dépit des évidentes incohérences de ce qu’il faut bien appeler son « projet », mais à cause d’elles. Afin de protéger les droits de la population LGBT, la ville de New York offre à ses résidents pas moins de 31 catégories pour décrire leur genre, et au milieu des usual suspects que sont les « Butch », « Sans genre » ou « Troisième sexe », on en trouve une autre appelée « Two-Spirit », la « Bispiritualité », issue des tribus amérindiennes. Si l’on veut absolument comprendre Trump, il faut y voir l’exemple parfait de ce qu’on pourrait appeler un « Capitaliste bispirituel », phénomène déjà incarné par Citizen Kane dans le film d’Orson Welles. Quand Kane est attaqué par Thatcher, un représentant du grand capital, pour le fait de financer un journal qui parle aux défavorisés, Kane réplique : « Le problème est, M. Thatcher, que vous ne comprenez pas que vous vous adressez à deux personnes. En tant que Charles Foster Kane, qui détient quatre-vingt deux mille six cent trente et une actions de la Compagnie des chemins de fer (vous voyez, j’ai une petite idée de mes possessions), je sympathise avec vous. Charles Foster Kane est un dangereux scélérat, son journal devrait être chassé de la ville et un comité devrait se monter pour le boycotter. Vous pouvez d’ailleurs, si vous montez un tel comité, obtenir de moi une contribution de mille dollars. D’un autre côté, je suis le responsable de la publication de The Enquirer. En tant que tel, c’est mon devoir (je vous confie un petit secret, c’est aussi mon plaisir) de vérifier que les travailleurs décents de cette ville ne se font pas avoir par des groupes d’intérêt, des requins de la finance, parce que, Dieu les garde, ils n’ont personne pour les défendre ! Je vais vous confier d’ailleurs encore un autre petit secret, M. Thatcher. Je pense que je suis l’homme de la situation. Vous voyez, j’ai de l’argent et des biens. Si je ne défends pas les intérêts des déshérités, quelqu’un d’autre le fera – quelqu’un qui peut-être n’aura pas d’argent ou de biens, et ça serait dommage. »

La dernière phrase offre la formule ramassée de ce qui est réellement dérangeant dans le fait de voir le billionnaire Trump se poser en porte-parole des défavorisés : sa fonction stratégique est d’empêcher que ceux-ci ne se défendent eux-mêmes… Ce qui rend Trump apparemment incohérent est donc le cœur même de son projet. Il en va de même pour sa politique à l’égard d’Israël : alors même qu’il est allé jusqu’à déclarer que les États-Unis devraient reconnaître Jérusalem comme la capitale de l’État israélien, certains de ses supporters s’avèrent ouvertement antisémites – mais est-ce réellement une position incohérente ? Une caricature publiée en juillet 2008 dans le quotidien viennois Die Presse montre deux nazis autrichiens assis à une table, l’un d’entre eux commentant le journal qu’il tient entre ses mains pour son camarade : « C’est triste de voir comme un antisémitisme totalement justifié se trouve gâché par une critique bas de gamme d’Israël ! » Quand les fondamentalistes chrétiens qui soutiennent Israël rejettent les critiques de gauche de la politique israélienne, n’est-ce pas la teneur même de leur raisonnement ? Souvenez-vous d’Anders Breivik, le criminel de masse norvégien anti-immigrés : il était antisémite mais pro-israélien, voyant dans l’État d’Israël la ligne de repli contre l’expansion musulmane, et allant jusqu’à vouloir rebâtir le Temple de Jérusalem.

PHOTO ALISON JACKSON


Un autre exemple de l’incohérence de Trump réside dans ses positions à l’égard de la Russie : quand les Républicains les plus durs attaquaient constamment Obama pour sa mollesse à l’égard
de Poutine, pour avoir laissé passer les agressions militaires russes en Géorgie, en Crimée, mettant en danger les alliés en Europe de l’Est, les supporters de Trump se font les avocats d’une approche encore plus conciliante avec la Russie. Le problème de fond est bien sûr le suivant : les néocons’ américains ont du mal à faire tenir ensemble leur défense du traditionalisme contre le relativisme sur un plan sociétal (lutte contre l’avortement, mariage gay, etc.), et d’autre part, leur défense des droits de l’individu libéral-démocratique contre le fondamentalisme religieux incarné par l’« islamo-fascisme » sur un plan international.


« EFFET ŒDIPE » EN POLITIQUE

À un niveau plus profond encore, les néocons’ perçoivent l’Union européenne comme l’ennemi
par excellence. Cette perception, sous contrôle dans le discours politique public, se donne libre cours dans la vision politique de leur double obscène, underground, qu’est l’extrême-droite chrétienne fondamentaliste, en proie à sa phobie obsessionnelle du Nouvel Ordre Mondial (Obama était en collusion secrète avec l’ONU, des forces internationales interviendront un jour aux États-Unis pour enfermer tous les patriotes dans des camps de concentration
– il y a quelques années circulaient déjà des rumeurs que des troupes latino-américaines étaient à l’œuvre dans les plaines du Midwest pour construire des camps…). Une manière de trancher ce dilemme réside dans la ligne fondamentaliste chrétienne dure dont les travaux de Tim LaHaye donnent l’argument. Le titre d’un de ses romans est sans ambiguïté : La Conspiration européenne. L’ennemi réel des États-Unis, ce ne sont pas les terroristes islamistes, ceux-ci ne sont que des marionnettes instrumentalisées en secret par les laïcs européens. Ces derniers sont les vraies forces de l’Antéchrist qui cherchent à affaiblir les États-Unis… À l’opposé de cette vision minoritaire, l’opinion libérale-démocratique prédominante considère que le principal ennemi est le fondamentalisme, et considère d’ailleurs que le fondamentalisme chrétien américain n’est qu’une déplorable version domestique de l’« islamofascisme ». Cependant la prédominance de cette vue est désormais menacée : ce qui n’était jusqu’ici qu’une opinion marginale, réduite aux théories conspirationnistes proliférant dans les profondeurs de l’espace public, est en train d’y devenir la position hégémonique.

Pourquoi avons-nous ainsi sous-estimé le « projet » de Trump ? Récemment, des extraits du livre Achieving Our Country du philosophe Richard Rorty ont envahi internet – et pour d’excellentes raisons car il y a presque deux décennies, Rorty avait clairement prévu le conflit entre les « politiques de l’identité » et les luttes des dépossédés, mais également de quelle manière ce conflit pouvait ouvrir la voie à un leader populiste hostile à ces politiques-là. Lorsque l’électorat blanc pauvre comprendra combien, en dépit de bonnes paroles sur la justice sociale, l’establishment libéral de gauche ignore en fait tout de ses difficultés, « quelque chose craquera », écrivait-il. « L’électorat périurbain décidera que le système a échoué et commencera à chercher l’homme fort pour qui voter – un homme décidé à leur assurer qu’une fois élu, les bureaucrates suffisants, les avocats retors, les traders surpayés et les professeurs postmodernistes ne tiendront plus les commandes. Il est très probable que tout ce qu’ont obtenu en 40 ans les Noirs, les Latinos et les gays sera défait. » Rorty n’est pas le seul à avoir cette intuition – nombreux sont ceux qui ont vu tout cela venir mais, comme c’est souvent le cas en politique, la conscience du tour inquiétant que prennent les choses ne suffit nullement à les empêcher de se produire : la vie politique répliquant à sa manière « l’effet Œdipe », cette conscience peut même contribuer à leur survenue.

« LE TERME “FASCISME” FONCTIONNE TROP SOUVENT COMME ÉVITEMENT DE L’ANALYSE DÉTAILLÉE DE CE QUI EST À L’ŒUVRE DANS LE RÉEL. »


Ceci nous amène à la seconde réaction erronée à la victoire de Trump : l’appel à la contre-offensive immédiate (« Le temps n’est plus à philosopher, maintenant il faut agir ») qui fait étrangement écho à l’anti-intellectualisme de Trump lui-même. Judith Butler a noté avec perspicacité que, comme toujours avec les idéologies populistes, Trump offre aux gens « une occasion de ne pas penser. Penser, c’est devoir penser un monde global extraordinairement complexe, et lui rend les choses très, très simples ». À rebours de cette attitude, prenons justement tout le temps de remettre en question les généralisations erronées qui circulent à propos de la société d’aujourd’hui. La première d’entre toutes revient à dire qu’après la défaite du fascisme, le rôle tenu par le Juif l’est maintenant par toutes sortes de groupes d’étrangers considérés comme des menaces pour notre identité – et tout spécialement les musulmans, qui seraient de plus en plus traités aujourd’hui comme de « nouveaux Juifs » dans les sociétés occidentales.

La distinction entre le fascisme à proprement parler et le populisme anti-immigrés d’aujourd’hui est pourtant évidente. Rappelons la prémisse de base de l’analyse marxiste du capitalisme : le capitalisme est le règne de l’abstraction, les relations sociales y sont envahies et dominées par des abstractions, qui ne sont pas simplement vécues dans nos esprits, mais sont objectives, qui gouvernent la réalité sociale elle-même, et que Marx appelait Realabstraktion, des « abstractions réelles ». Ces abstractions font partie intégrante de notre expérience sociale du capitalisme : nous expérimentons directement notre vie sociale comme sous l’emprise de mécanismes impénétrables, inaccessibles à notre représentation, et même les capitalistes, qui ont remplacé les anciens maîtres, sont dominés par ces puissances hors de leur contrôle. Le Juif, dans la représentation antisémite, vient offrir une représentation incarnée à cette abstraction, il est la figuration de l’invisible maître qui tire les ficelles. Les Juifs sont parfaitement intégrés dans nos sociétés, du coup ils apparaissent trompeusement comme nos semblables, le problème est donc de les repérer et de les identifier (souvenez-vous des grotesques efforts des Nazis faits en ce sens…). Les musulmans ne sont donc pas les Juifs d’aujourd’hui : ils ne sont nullement invisibles, au contraire ils ne sont que « trop » visibles, jugent les racistes, ils ne sont pas intégrés à nos sociétés, et personne ne vient dire qu’ils tirent secrètement quelque ficelle que ce soit. Un texte à forte valeur de symptôme, paru dans l’un des principaux hebdomadaires slovènes de droite, texte d’un racisme stupéfiant, s’est malgré tout un jour proposé de faire se rejoindre antisémitisme et islamophobie : les hordes de réfugiés musulmans sont la vraie menace sur l’Europe, mais il importe de voir la main des Juifs derrière cette catastrophe.

PHOTO ALISON JACKSON


Le terme « fascisme » fonctionne trop souvent comme évitement de l’analyse détaillée de ce qui est à l’œuvre dans le réel. Le populiste de droite hollandais Pim Fortuyn, assassiné en mai 2002 à deux semaines d’élections pour lui prometteuses, offre par exemple une figure paradoxale : un populiste de droite dont tous les caractères personnels, et même la plupart de ses opinions, étaient parfaitement politiquement corrects : il était gay, avait d’excellentes relations personnelles avec des immigrés, un remarquable sens de l’ironie, etc. En résumé, c’était un parfait libéral tolérant en toutes choses… sauf à l’égard des immigrés fondamentalistes en raison de leur haine envers l’homosexualité, les droits des femmes, etc. Il représentait donc l’intersection incarnée du populisme de droite et du politiquement correct libéral – peut-être fallait-il d’ailleurs qu’il meure en tant que preuve vivante de ce que cette opposition entre populisme de droite et tolérance libérale est en réalité superficielle, et que nous avons en réalité affaire aux deux faces de la même pièce.

L’urgence de la situation présente, post-victoire de Trump, ne peut donc en aucun cas constituer une excuse pour ne pas penser – l’urgence, c’est toujours de prendre le temps de penser. Une vieille blague soviétique raconte ceci : on demande à Marx, Engels et Lénine s’ils préférerent avoir une épouse ou une maîtresse. Comme prévu, Marx, plutôt conservateur en matière de mœurs, répond : « Une épouse ! » alors qu’Engels, plutôt bon vivant, opte pour une maîtresse. À la surprise de tous, Lénine répond : « Moi je prendrais les deux ! » Pourquoi ? Y aurait-il une fibre cachée de décadent jouisseur derrière l’image de l’austère révolutionnaire ? Nullement. Lénine explique : « Pour que je puisse dire à ma femme que je vais chez ma maîtresse, et que je puisse dire à ma maîtresse que je dois être avec ma femme. » « Mais après, qu’est-ce que tu feras ? » « J’irai dans un endroit tout seul pour apprendre, apprendre et apprendre. »

N’est-ce pas cela même que Lénine a fait après la catastrophe de 1914 ? Il s’est retiré en un lieu solitaire en Suisse où il a appris, appris et appris, en relisant notamment la Logique de Hegel. Et c’est cela que nous devrions faire aujourd’hui alors que nous vivons sous la malédiction de la victoire de Trump (dont nous ne devrions toutefois pas oublier qu’elle n’est qu’une étape de plus dans la série des mauvaises surprises du même ordre) : nous avons à rejeter à la fois le défaitisme et l’activisme aveugle, pour « apprendre, apprendre et apprendre » ce qui a causé le grand fiasco des politiques libérales démocratiques.

Archives Mars 2017 Technikart N°210


Par Slavoj Zizek

Recueilli Par Aude Lancelin
Photo de l’artiste Alison Jackson