[LES GRANDES INTERVIEWS TECHNIKART] YANN BARTHÈS : « Y A ZÉRO MANIP’ DANS CE QU’ON FAIT »

Yann Barthès technikart

En 2013, Technikart tentait de décrypter ce présentateur du « Petit Journal » (il n’avait pas encore migré sur TMC). Au programme : l’actu intéresse-t-elle la jeune génération ? Le journalisme est-il soluble dans le fun ? Peut-on toujours avoir du pep’s à près de 40 ans ? Et pourquoi Jean-Luc Mélenchon est-il si méchant ? Souvenirs, souvenirs….

Le rendez-vous a lieu au Petit Journal, plus précisément rue de Cauchy, dans le XVe arrondissement de Paris, la rue de François Hollande et celle où s’est posée Bangumi, la boîte de prod’ que Yann Barthès et Laurent Bon ont créée en 2009. Pas la grosse déconne : il pleut, la vue donne sur un cimetière et l’homme du Petit Journal nous attend comme s’il avait rendez-vous chez son dentiste pour se faire arracher des dents de sagesse. C’est que l’animal n’aime pas parler à la presse. Secret, torturé – ses proches collaborateurs le surnomment « Complicus » –, dévoué à son émission comme une mère louve à ses petits, il enquille les journées de taf de dix heures et le tour du monde qu’il s’est octroyé en guise de vacances semble déjà bien loin.

D’autant que ce qui se joue depuis la rentrée est du genre important : à l’aube de sa dixième année, son Petit Journal est devenu une émission totalement autonome à un horaire où une vingtaine de millions de téléspectateurs, tiraillés par le dîner, la météo, les pubs, la fin de Plus Belle la vie, Canteloup et les multiples pastilles transforment ce créneau en une gigantesque lessiveuse. C’est ce qu’on appelle l’œil du cyclone. Ou, en langage télé, le « carrefour ». Face à ce grand zapping, il faut savoir s’adapter, attraper le téléspectateur, ne plus le lâcher. Et, surtout, proposer du sens.

A L’HEURE DE LA MÉTÉO ET DE « PLUS BELLE LA VIE », REGARDER DES SUJETS JOURNALISTIQUES ANGLÉS EST PLUTÔT SALVATEUR.


Le Petit Journal
a ceci de particulier que s’il n’a jamais bouleversé notre vie, il nous a fait entrevoir le monde de manière différente grâce à un micro-changement : le déplacement de la caméra de quelques centimètres. Ça n’a l’air de rien dit comme ça mais soudain, la planète de la politique nous est apparu différemment, pas tant qu’on soit dupe de la com’ qui régit la vie publique de nos dirigeants mais qu’on n’ait jamais eu la preuve de la manière dont ils s’arrangent avec la réalité. Comme un enfant qui sait pertinemment que ses parents lui font un petit frère dans la chambre fermée et qui, quand il ouvre la porte, comprend de visu que la petite graine ne s’échange pas avec un baiser sur la bouche.


Mourousi de la génération Y

Yann Barthès a aujourd’hui 39 ans. S’il continue à faire des blagounettes sur l’accent de Céline Dion, les fans de Johnny ou le regard de Valérie Pécresse, il s’est peut-être aperçu d’une chose. Malgré quelques coups de haute volée – dont Nicolas Sarkozy, François Bayrou, Silvio Berlusconi ou Laurence Rossignol ont été les victimes depuis 2009 –, il y a un hic : à force de tordre l’info dans tous les sens et d’ironiser sur les people et les politiques, la mécanique petit journalesque façon méta-média devenait parfois une sorte de machine à buzz dont il faut bien avouer qu’on finissait par se foutre un peu. Alors qu’on croyait que l’émission allait doucement se diriger au rayon des antiquités à côté des Guignols, ce natif de Chambéry oscillant entre la figure de hipster stylé – sweat APC, larges lunettes à montures noires, sneakers de bon goût –, d’Yves Mourousi de la génération Y et de Jon Stewart à la française a balancé une dose de pur journalisme anglé qui fait plaisir à voir à l’heure où Louis Bodin annonce qu’il fera 12 degrés à la mi-septembre, David Pujadas souhaite « une excellente soirée » ou Elise avoue qu’elle est toujours amoureuse de Jonas.

Le Petit Journal, c’est toujours du fun avec des politiques pris le doigt dans la confiote mais aussi des journalistes qui remettent à sa place le magazine Valeurs Actuelles auteur d’un reportage dégueulasse sur les Roms à Nantes ou des reporters qui vont chercher l’info partout où ça pète dans le monde. Surprise : les angles claquent et le ton gaguesque qui entoure ces moments de journalisme de terrain n’altère en rien leur propos. Avec des francs-tireurs comme Elise Lucet (Cash investigation, voir Technikart n°175), Olivia Mokiejewski (qui sort le mois prochain un doc sur le porc dans la collection l’Emmerdeuse sur France 2, voir le même numéro) ou le Supplément (également produit par Bangumi), le journalisme anglé, générationnel et incarné est devenu une machine à Audimat. La preuve : depuis qu’il s’est extrait de la case Grand Journal, le Petit Journal version 20h25 draine 1,8 million de téléspectateurs avec des pointes à 2,4 millions, soit quasi le double de ses scores en 2012.


Ton post-Canal ?

« C’est vrai, avec ce nouvel horaire, on a réussi à récupérer ceux qui aiment l’actu mais pas au point de lâcher les JT, alors qu’avant, on était à un horaire où justement les JT font le plus d’audience », explique Laurent Bon qui a repéré Barthès à l’époque où il était producteur éditorial de +Clair : « J’avais pris Yann comme programmateur mais comme c’était une catastrophe, je l’avais viré au bout de deux mois et lui avais demandé des faire des petits magnétos, c’est là où j’ai compris qu’il avait un œil particulier. » Une décennie plus tard, le Petit Journal continue donc de se renouveler, appuyant d’autant plus fort sur les plaies du Grand Journal – lent show druckerisé dont Antoine de Caunes n’arrive pas à sauver ce qui pourrait l’être – qu’il s’en est extrait. Normal, après tout : qui a envie d’écouter benoîtement Xavier Bertrand vendre ses salades quand, un peu plus tard, Marine Le Pen s’étrangle de voir qu’un des jeunes membres de sa garde a avoué aux caméras du Petit Journal son admiration pour Jörg Haider ? De mater un énième sketch de la Miss Météo quand Ophélie Meunier tortille joliment des fesses pour présenter sa Minute pop ? De rire aux timides pitreries de De Caunes quand Maxime Musqua enchaîne les perfs youtubesques ? De se taper de la promo gonflante quand le Petit Journal a décidé d’y mettre fin ?
En faisant intervenir d’autres personnalités sur son plateau – « Chaque jour, il jouait sa vie en portant tout sur ses épaules et ça devenait une vraie souffrance », dixit Bon –, Yann Barthès et d’autres, comme Thomas Thouroude dans le Before ou Karim Rissouli, l’un des seuls rescapés du Grand Journal, inventent peu à peu un ton post-Canal, moins ricanant mais plus sincère, plus années 10 que 90, et les nouveaux gimmicks de la télé qui vont avec. Top magnéto pour deux heures de discussion avec Yann Barthès : journalisme, influences, polémiques, culture, promo, télé, drogue et avenir. En espérant que, bientôt, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen ne seront plus les seuls politiques à détester son émission.

Yann Barthès technikart
Barthès, Yann Barthès_
Pour ce James Bond de l’info, traquer le téléspectateur est devenu un réflexe. Pan ! Audience multipliée par deux.


Quand on s’est vus pour la première fois, tu m’as dit que tu n’ouvrais plus « Technikart » depuis qu’on t’avait grimé en « Dictateur » de Chaplin pour illustrer un papier sur la dictature du buzz. Toi, Yann Barthès, rédac’ chef du « Petit Journal », roi de la caricature, du montage et du media watching acerbe, c’est vraiment vrai ?
Yann Barthès : Oui. Se voir avec une moustache d’Hitler, honnêtement ça ne fait pas plaisir, c’est super violent. Faut connaître les références de Chaplin. Pour moi, j’étais en dictateur et en Hitler, point.

T’as pas saisi le détournement d’images, toi qui es habitué à montrer le discours d’un politique à côté d’un documentaire animalier ?
Non. Si tu m’avais déguisé en lion, ou en girafe, pour reprendre ton exemple, je l’aurais bien pris. Là, c’était en Hitler.

J’imagine que tu as lu l’article à l’époque…
Non, mais on m’a dit que c’était sur la dictature du buzz et que le Petit Journal n’apparaissait d’ailleurs pas spécialement dedans.

Si, il y avait une page spécifique sur « le Petit Journal » où il était écrit ceci: « “Le Petit Journal” est un produit propre à être diffusé et consommé rapidement sur le Net et à cartonner auprès d’un public pour qui Régine et Martine Aubry, c’est pareil. C’est là que se situe peut-être la limite de l’exercice: cette confusion entre people et politique qui confinerait à un nivellement par le bas du discours du politique. » C’est une problématique à laquelle tu réfléchis ?
Je ne me souviens pas trop à quoi ressemblait le Petit Journal en 2010. En tout cas, il a aujourd’hui évolué, on sait qui est Martine Aubry, on sait qui est Régine. On n’en parle pas de la même manière et on n’en rigole pas de la même manière. Mais déjà en 2010, je pense qu’on ne faisait pas la confusion.


« AUJOURD’HUI, ON SAIT QUI EST MARTINE AUBRY ET QUI EST RÉGINE. »


A force de dénoncer ses travers, penses-tu avoir bouleversé la com’ politique ou crois-tu que les politiques ont adapté leur com’ à ce genre d’émission ?
Je pense que les politiques n’ont pas attendu le Petit Journal pour comprendre comment fonctionnaient les médias. Le truc, c’est qu’on a été les seuls en quotidienne à dire comment ils communiquaient face aux médias, à dire les coulisses des reportages que le public a pu voir sur les autres chaînes. Par exemple, après avoir vu un reportage sur Hollande en déplacement à Rodez, je suis assez content de dire que tous les journalistes présents sont venus dans le même avion affrété par la présidence.

A un moment, vous avez pas mal moqué Valérie Pécresse et…
A juste raison, non ? (Il montre le Point où elle apparaît en joggeuse assez ridicule.)

… et même sous les feux de la raillerie, on se dit que c’est plutôt bénéfique pour elle, car au moins, elle a sa place dans le game.
Alors ça oui, il y en qui, même ridicules, préfèrent y être que pas du tout. Mais, en général, on reconnaît vite ceux qui jouent et qui ont envie d’apparaître. Ils font des blagues, ils donnent ce qu’ils croient qu’on est venu chercher et qu’on va pouvoir utiliser. Et dès qu’on voit qu’ils font ça pour nous, on est sûrs qu’on ne va pas le diffuser.

Tu parles d’Arnaud Montebourg ?
Non mais Montebourg, il fait ça pour tous les médias, ah ah !

Tu dis assez souvent que « le Petit Journal » n’est ni de droite ni de gauche, ce qui sous-entend qu’il n’est pas engagé politiquement…
Oui, je confirme.

… sauf contre l’extrême droite et l’extrême gauche. Comment expliques-tu cette ligne à géométrie variable ?
On est sur Canal qui a des valeurs historiques – humanisme, antiracisme, pour l’égalité des droits. Il se trouve que notre équipe défend ces valeurs-là. Mais, politiquement, je défie quiconque de trouver une couleur politique dans nos reportages. (Regardant la salle de rédac’ du Petit Journal.) Je ne sais pas du tout pour qui ils votent, tous. Mais pour revenir à ta question, oui, tous les partis ne se valent pas. Là, Canal+ a reçu une lettre de Marine Le Pen qui explique qu’elle a saisi le CSA en raison du traitement qu’on lui a réservé à Hénin-Beaumont où elle présentait sa jeune garde pour les prochaines élections. (Le Petit Journal la traite de cougar dans le reportage – NDLR.) En faisant ça, elle essaie d’allumer un contre- feu pour qu’on oublie qu’un membre de sa jeune garde a expliqué devant nos caméras qu’il s’inspirait de Jörg Haider (feu le dirigeant d’extrême droite autrichien – NDLR) et, surtout, elle démontre que le FN n’est évidemment pas un parti comme les autres : envoyer une lettre à la télé pour se plaindre, aucun autre parti ne l’avait jamais fait. Nous, l’un de nos buts est de montrer que le FN n’est pas un parti comme les autres. C’est ce qu’on a démontré et qu’elle n’a pas aimé.

Yann Barthès technikart


« Le Petit Journal » a aussi un discours assez dur contre le Front de gauche qui pourtant, répond aux valeurs progressistes que tu énumérais plus haut…
Non, je n’ai jamais rien fait contre le Front de gauche. On a répondu à Mélenchon, nuance.

Qui a un discours qui se tient sur « le Petit Journal »…
Qui a un discours qui ne se tient pas sur le Petit Journal. Nous traiter de fachos, ça ne se tient pas.

« JEAN-LUC MÉLENCHON A UN DISCOURS QUI NE SE TIENT PAS SUR “LE PETIT JOURNAL”. »


Ce qu’il te reproche, c’est que vous tournez en dérision les gens qui assistent à ses meetings et qui ne sont évidemment pas des top models…
Eh bien, je défie Mélenchon de trouver dans le Petit Journal une raillerie sur, je cite, « les gens du Front de gauche qui n’ont pas de dents, du scotch aux lunettes ou qui sont moches » ! Qu’il me trouve le truc.

Le problème, c’est que « le Petit Journal » est tellement bien branlé qu’on a l’impression que tout ce que vous dites est vrai, sauf que ce n’est pas toujours le cas…
Ah ? Alors oui, quand je dis que Madonna était au campus de l’UMP, j’estime que le téléspectateur a un cerveau et qu’il comprend que c’est une blague.

Non, je te parle par exemple du faux scoop, en 2012, sur le discours de Hollande repris par Ayrault, qui annonce avant qu’il va reprendre un discours déjà existant. Quand tu es pris en défaut, on a l’impression que tu as du mal à avouer ta faute, vrai ?
Ah oui alors Ayrault, bourde totale ! On s’est excusé le lendemain, point. Ça peut arriver. Y en a eu trois en dix ans.

Début septembre, Martin Weill rencontre à Saint-Pétersbourg Kirill Kalugin… En tant qu’homosexuel activiste, il dénonce les agressions dont il est victime et là, il y a un petit cafouillage: il annonce qu’il a été victime de paras à l’occasion d’une gay pride. Or, ce n’est pas tout à fait vrai puisque s’il y a bien eu des jets de pierre durant la gay pride en question, l’épisode qu’il relate correspond en fait à une provocation de sa part face à des paras à un tout autre moment, une vidéo qui est d’ailleurs montrée à l’écran pendant qu’il parle. Bref, ma question, c’est…
Non mais là, y a pas eu de bourde.

Une petite manip’ de Kirill, du moins…
Je pense que Kirill a autre chose à faire que de manipuler une équipe de télé française. Mais la vidéo de la gay pride est encore plus violente que celle que l’on a montrée. Si on avait voulu faire du sensationnalisme, on aurait montré les deux ! Pffff, non mais ceux qui dénoncent un sensationnalisme, qu’ils aillent en Egypte au lieu de rester dans leur cave ! Martin, il s’est fait tabasser en Egypte quand il a sorti la caméra quoi, donc quand on vient me chercher des noises avec une prétendue vidéo…

Là où je trouve la réflexion intéressante, c’est qu’à partir du moment où tu t’engages plus franchement sur le terrain de l’info, il faut t’attendre à être de plus en plus scruté. D’où ma question: est-ce que pour toi, le sens – dans ce cas précis : encouragée par ses dirigeants, la Russie est un pays de plus en plus homophobe – a plus d’importance que les faits exacts ?
Les deux sont super importants. Et y a zéro manip’ dans ce qu’on a fait. Le fait d’avoir mis une image plutôt que deux n’enlève rien à ce que dit Kirill. Donc le sujet c’est : un mec se fait tabasser à Saint-Pétersbourg, une fois avant l’été, une fois pendant l’été, une fois pendant notre reportage. Et on vient nous emmerder parce que ce n’est pas la bonne vidéo qui est montrée au moment où il parle ? Attends, faut arrêter, là.

A la fin des années 90, Karl Zéro mêle info et entertainment, jusqu’au jour où il se crame avec l’affaire Alègre et les partouzes supposées du maire de Toulouse, Dominique Baudis. On découvre plus tard que tout était bidon et Karl Zéro disparaît de la télé du jour au lendemain. Tu as parfois peur de finir comme lui ?
Non, je n’y ai jamais pensé de ma vie parce que je pense qu’on ne fait pas la même chose. Et puis tant qu’on fait des erreurs comme celles dont tu viens de me parler, on est encore protégés.

On te croit entouré de toute une armée d’auteurs pour écrire tes blagues ou tes lancements, or tu le fais seul.
Oui, avec une nuance. J’écris mes textes, mais pas TOUT le Petit Journal : Eric et Quentin écrivent ce qu’ils font, pareil pour Ophélie, Maxime aussi et…

Ah ? Donc c’est lui qui choisit ses défis ?
Oui, enfin, on en discute. Les sujets de reporters, on en discute aussi et c’est moi qui fais le lancement. Mais oui, il n’y a pas d’auteurs. Ça peut être des coups de stress, même si on acquis des réflexes. Si à 15h00, je n’ai pas écrit la moitié du Petit Journal, par exemple, je me fous une pile et, de toute façon, il FAUT qu’il soit écrit.

J’imagine que tu termines tes journées lessivé. C’est compliqué d’avoir une vie sociale épanouie quand on fait « le Petit Journal » ?
C’est très boulot-boulot. Je n’ai pas une vie sociale de fou, mais je ne suis pas non plus un grand fêtard. Dans une quotidienne télé, c’est impossible de ne pas avoir une hygiène de vie un peu correcte. Si tu te couches à 3h00 du matin un mardi, je peux te dire que le reste de la semaine, tu le paies et ça se ressent sur l’écriture. Et puis malgré le maquillage, ça ne trompe pas…

Tu prends un peu de drogue pour tenir ?
Jamais. Si je te dis que je n’ai jamais vu de cocaïne…

… c’est que tu ne bosses pas à la télé…
Non mais je n’en ai jamais vu. Jamais vu de gens en prendre, on ne m’en a jamais proposé, même à Cannes pendant le Festival. (Silence.) Et là, le rédacteur en chef de Technikart fait une tête très chelou, ah ah ah !

Oui, c’est très décevant ! Au bout de dix ans de « Petit Journal », on a l’impression que tu n’as pas encore choisi ta place: tu ne veux pas être une vedette de la télé mais tu es finalement un poids lourd du PAF, tu ne veux pas être un people mais tu vas jouer dans un film avec Charlotte Le Bon… A l’aube de tes 40 ans, tu te poses la question ou tu le vis très bien ?
Moi, je le vis très bien comme ça. Mais là, il faut que je rectifie des trucs : pour le cinéma, c’est des conneries, je ne sais pas d’où ça sort. Quant au statut de poids lourd, ce n’est pas moi qui le dis et si c’est le cas, je ne m’en aperçois pas. Moi, ma place dans les médias, c’est tous les jours à 20h25. On fait notre taf, on délivre notre émission, voilà. Je ne veux pas avoir une place, je m’en fous.

Penses-tu avoir inventé quelque chose avec « le Petit Journal » ?
Ce serait assez prétentieux de le dire. Il y a des influences, qui sont françaises comme le Vrai Journal, que je matais, le Petit Rapporteur, Actuel

Yann Barthès technikart
Faut pas le gonfler_
Accusé par « Arrêt sur images » de faire mousser ses reportages, Barthès sort le flingue: « Pfff non mais ceux qui dénoncent un sensationnalisme, qu’ils aillent en Egypte au lieu de rester dans leur cave ! »


… et le « Daily Show » de Jon Stewart ?
A chaque fois, on dit qu’on copie Jon Stewart. Personne ne le disait quand j’étais au Grand Journal puisque c’était une table avec d’autres gens. Quand le Petit Journal est devenu autonome, c’est là qu’on a dit que je copiais le Daily Show alors qu’on fait exactement la même chose qu’à la période où le Petit Journal était inséré dans le Grand ! A un moment, t’as une personne qui présente, des reportages, des intervenants… T’as pas 36 solutions : il faut un bureau, il faut du public et, forcément, ça ressemble à Jon Stewart. Sauf que dans le Daily Show, il n’y a pas de reportages. Stewart est un acteur. Je ne suis pas acteur, je ne sais pas jouer la comédie. Voilà, c’est super le Daily Show, Jon Stewart est très bon, c’est très bien écrit. Mais si sur la forme, ce qu’on fait ressemble peut-être à Jon Stewart, qu’est-ce que tu veux que je te réponde ? Peut-être que si je présentais le Petit Journal debout, ça ressemblerait moins au Daily Show, mais voilà, je suis assis.

« A UN MOMENT, T’AS PAS 36 SOLUTIONS: IL FAUT UN BUREAU, DU PUBLIC ET, FORCÉMENT, ÇA RESSEMBLE À JON STEWART. »


Qu’est-ce qui t’a poussé à passer de la voix off à la présence en plateau ?
Ça date de la rentrée 2007. C’était la présidentielle, on commençait à faire des reportages, on suivait beaucoup la campagne. Quand on diffusait le Petit Journal aux invités en plateau, on s’est aperçus qu’ils réagissaient aux images. Mais comme c’était un magnéto, on ne pouvait pas rebondir sur leurs réactions et donc on trouvait ça dommage.

Michel Denisot a-t-il joué un rôle pour que tu prennes place à ses côtés ?
Ça a été une décision de la chaîne d’abord, du Grand Journal et donc de Michel, bien sûr. Il ne m’a pas spécialement poussé mais il m’a laissé faire ce que je voulais.

Ce qu’il n’avait sans doute pas prévu, c’est que tu allais tuer « le Grand Journal ».
J’ai tué le Grand Journal ?

Ah oui !
Ça c’est Technikart qui le dit, ah ah ah ! Mais non, non, je n’ai tué personne.

Si, parce que quand tu apparais dans « le Grand Journal », tu le remets sur des rails qu’il n’aurait pas dû quitter: irrévérence, efficacité du montage, humour…
Mais le Grand Journal, ce n’est pas une émission de reportages.

Bien sûr. Mais quand tu apparais en plateau en 2007, on a l’impression qu’on est sur une autoroute à 200/km heure et quand « le Grand Journal » revient à l’antenne, on retombe à 130…
Oui mais ça c’est le Grand Journal, c’est une émission d’accueil, ça n’a rien à voir. Y a des invités, des cassures de rythme, y a des pastilles, c’est ce qui faisait la richesse du Grand Journal. Je ne suis pas du tout d’accord avec ta théorie.

En mai dernier, au Festival de Cannes, tu passes après « le Grand Journal » et vous vous apercevez que les audiences explosent. Que te dis-tu à ce moment-là ?
Moi, je ne m’aperçois de rien.

Arrête…
Non, je trouvais ça juste plus logique. Ça a été… constructif : il a fallu changer la formule pour qu’il y ait des vrais rendez-vous reconnaissables à des heures très précises parce que c’est l’heure où tous les gens zappent. Avant, c’était plutôt au petit bonheur la chance – c’est une bonne expression de jeunes, ça, « au petit bonheur la chance », garde-la. On mettait le Flash info après la pub, c’était comme ça venait. D’où Ophélie (Meunier), d’où Maxime (Musqua) mais qui, par ailleurs, ne sont pas là que pour ça, bien évidemment.

D’ailleurs, tu la sors d’où Ophélie ?
Il n’y avait que des mecs à la rédaction, ça sentait un peu le fauve. On a cherché quelqu’un de frais qui pourrait prendre en charge une partie du Petit Journal. On a rencontré Ophélie en juin dernier, on a fait des tests, ça a fonctionné. Elle est drôle, elle bosse super bien et elle nous a tous humiliés avec son bac S mention très bien.

Pourquoi as-tu arrêté de recevoir des invités en plateau ?
On n’a pas vraiment arrêté. Ce qui est clair, c’est que je ne veux plus de gens qui viennent pour leur promo, c’est fini. On a envie de ne recevoir que les gens qu’on a vraiment envie de recevoir. Il y en a qui sont tout le temps les bienvenus, comme Catherine Deneuve, qui a son rond de serviette.


« JE NE VEUX PLUS DE GENS QUI VIENNENT POUR LEUR PROMO, C’EST FINI. »


On avait l’impression que c’était la partie la moins maîtrisée de ton émission, que, finalement, tu ne savais pas trop quoi en faire…
La promo, c’est compliqué, compliqué d’être acerbe quand quelqu’un vient pour vendre un truc. S’il vient, t’es plutôt content qu’il vienne sinon tu ne l’invites pas, quoi. Alors, il s’est passé des beaux moments l’année dernière et d’autres fois, oui, il y avait une case à remplir qu’on n’avait pas forcément envie de remplir. C’est pour ça que cette année, on a décidé d’avoir une ligne qui est : n’inviter que les gens dont on a envie de soutenir la promo. Et on continuera à recevoir des gens qui font l’actu.

Au début de l’été, Rodolphe Belmer réclame « de l’actu, du fun et du pep’s ». Tu t’en moques abondamment mais au final y a de l’actu avec Martin Weill, du fun avec Maxime Musqua et du pep’s avec Ophélie Meunier. Tu veux terminer premier au concours du meilleur employé ?
Ah ah, parce qu’il y a un classement ?

Oui, Belmer m’a dit que tu étais troisième pour le moment.
Ah, derrière qui ?

Pas le droit de te le dire. A mes yeux, la nouveauté, ce n’est pas Ophélie Meunier qui présente « la Minute pop » mais Martin Weill qui parcourt le monde et, plus largement, la part journalistique qui a considérablement augmenté. Est-ce que toutes ces séquences sont faites pour aérer « le Petit Journal » ou pour surligner que vous assumiez votre côté info ?
Oui, c’est ça. La séquence de Martin, c’est la seule en télé où une même personne va à chaque fois à l’endroit où ça se passe. Je trouve que c’est un rendez-vous génial même si c’est très compliqué au niveau technique et au niveau humain – là, il arrive avec Félix Seger de Washington et ils sont claqués – mais je pense que c’est super payant. Il y a aussi des reportages en France, qu’on va booster avec Salhia Brakhlia et Romain Hary, comme la relecture du dossier de Valeurs Actuelles sur les Roms. Et puis je suis assez fier de ce qu’on a fait au Congo lors de la visite d’Hollande ou quand on a découvert que certaines images du clip La France est belle du FN étaient montées avec des images provenant d’autres pays.

Yann Barthès technikart
Verres correcteurs_
« Nous, finalement, on fait le même boulot que les autres, sauf qu’on ne voit pas les mêmes choses. »


Le succès du « Petit Journal » en dit-il beaucoup sur le journalisme à la française, notamment dans la manière dont les jeunes voient le journalisme aujourd’hui ?
Je pense que ça rejoint ce que je disais tout à l’heure : en montrant avec humour la com’ des politiques, on a aussi montré comment bossent les médias – c’est la définition de l’infotainment. On nous le reproche souvent mais on part du principe qu’on peut parler de tout, même de sujets graves, sans pour autant être chiant. Il n’y avait peut-être pas d’espace pour ça ailleurs. Montrer ce qu’est une caravane de campagne, les liens entre journalistes et politiques, c’est aussi ça la part de vérité, même si on ne veut surtout pas donner de leçons au journalisme d’investigation. Nous, finalement, on fait le même boulot que les autres, sauf qu’on ne voit pas les mêmes choses. Le truc, c’est que les JT ont une mission et ils sont obligés de l’avoir.

Mais tout le monde a une mission !
Oui. Mais les JT ont une mission qui est d’informer. Sur le déplacement de Hollande à Rodez, ils vont dire : « Il était à Rodez, il a dit telle phrase. »

Sauf que personne ne les y oblige. C’est comme Elise Lucet qui devient une espèce de Super Woman de l’info avec « Cash Investigation ».
Oui mais tu ne mets pas Cash Investigation dans le JT, sinon ça ne s’appelle plus un JT.

Non, ça me gênerait pas, je re-regarderais le JT de France 2 en entier, ce que je n’ai plus fait depuis dix ans peut-être.
Dans ce cas, pourquoi tout le monde se fout de la gueule de Jean-Pierre Pernaut, en disant que c’est pas de l’info ? Dans chacun de ses sujets, t’as une info, des angles.

« ON ESSAIE DE PARLER DE CULTURE MAIS OUI, CE N’EST PAS NOTRE POINT FORT. »


« Le Petit Journal » a à mon sens un vrai problème, celui de ne pas pouvoir parler de pop culture, sauf de manière très « camp » – foutage de gueule de Céline Dion ou de Britney, ce genre. On n’a pas l’impression que la culture ait un jour bouleversé ta vie. Vrai ou faux ?
On essaie d’en parler… (Il réfléchit.) Mais oui, la culture n’est pas notre point fort. Comment parler de la culture en télé ? Par la promo ? Nous, on réagit sur l’actu du matin pour le soir. Je ne suis pas journaliste culturel.

Est-ce que tu as participé à des grands mouvements liés à la musique, comme les raves, par exemple ?
Non. Avec mes études d’anglais, j’ai été vachement influencé par tout ce qui était anglo-saxon. J’adore Steinbeck, Tom Wolfe. Mon livre culte, c’est The Catcher in the Rye de Salinger. La littérature m’a beaucoup projeté vers les Etats-Unis. J’ai aussi découvert le Japon depuis quelques années. Il m’a suffi d’un voyage et je m’y suis plongé à fond. J’apprends le japonais, là, mais à mon rythme. D’ici 80 ans, je pense que je saurai écrire une phrase.

Et la musique ?
J’écoute beaucoup de pop anglaise mais j’aime aussi zapper sur les radios musicales genre NRJ et là, je me surprends à connaître des chansons super mainstream que je n’aime pas spécialement mais que je connais sans savoir comment cela arrive. Mais bon, ça ne répond pas à ta question.

Si, par défaut: la musique n’est pas un élément qui a changé ta vie. Tu es pourtant arrivé à inventer une manière nouvelle pour parler des people, des médias, de l’actu mais pas de la culture.
Ça me dérange parce que c’est vrai et ça me fait chier. On essaie parfois de parler de livres, via une parodie du Masque et la Plume d’Inter, on a reçu Houellebecq, on a fait un défi sur Thomas Piketty…

Ça donnerait pourtant de la profondeur. J’ai parfois l’impression que « le Petit Journal », c’est: le monde est fou, dansons sur ses décombres et n’y changeons pas grand-chose puisque, finalement, c’est rire de ce monde qui nous fait vivre. Est-ce que parfois tu te dis que ce que tu fais est un peu vain ?
Euh… non. Je fais une émission où je pars du principe que je suis là pour informer et distraire. Je sais très bien que le téléspectateur n’est pas planté devant sa télé à m’écouter religieusement : il va prendre de l’eau, il discute, il a le téléphone qui sonne. Mais moi, à partir du moment où il y a une info à la fin, je suis content.

Dans dix ans, tu te vois toujours présenter « le Petit Journal » ?
Comme on évolue régulièrement, ça peut durer cinquante ans, présenté par moi ou par quelqu’un d’autre. Il y a toujours des choses à dire. En tout cas dans cinq ans, après une année électorale, 2017… Dans cinq ans, oui. Ça te va comme réponse ? 


Entretien Raphaël Turcat
Photos Arno Lam

Technikart 176 Yann Barthès
Technikart N°176 Octobre 2013