ROSELYNE BACHELOT : « LA CULTURE SERA LE NOUVEAU LUXE »

Roselyne Bachelot

Aussi à l’aise sur les plateaux de C8 que dans la war-room de Technikart, la Ministre la plus cash du gouvernement Castex est venue répondre aux interrogations d’un éminent représentant du secteur culturel français. Le résultat ? Cet entretien culte.

J’ai travaillé sur pas mal de disques (840 références, selon Discogs, ndlr), tous n’ont pas été des promenades de santé, pourtant j’ai rarement ramé en studio comme avec Roselyne Bachelot. Quinzième ministre de la Culture depuis mes débuts phonographiques, elle arrive à l’heure au journal, saluée par les passants, reste sans compter les minutes, conforme à son image coolax. Je réussis à l’agacer avec ma maladresse et mes insuffisances, quel crétin. Les gens qui font de l’humour sont souvent susceptibles quand ils sont concernés (je suis comme ça) ; je la taquine, elle me croit ironique. Est-ce que j’ai l’air d’un branché-décalé à la Canal historique ? Technikart a longtemps théorisé l’échec dans sa rubrique Micropoing ! : « Une interview mal préparée donne (parfois) un bon papier. » Comment se fait-ce ?

Enquête de voisinage. Alexandre Lasch, directeur général de mon syndicat de producteurs : « Elle est forte. Au Parlement, elle est très appréciée. Elle nous a sauvé la mise sur certains dossiers comme les appareils reconditionnés (les industriels qui retapent des téléphones portables cherchaient à obtenir un régime dérogatoire sur la copie privée), où elle a vraiment mouillé la chemise, si je puis dire. C’était un dossier complexe, très risqué politiquement car plein de bonnes intentions sur le développement d’un marché vert, et elle a assuré, pour en expliquer les tenants, les aboutissants, et trouver un compromis intelligent. »

Une ancienne camarade ministre : « Elle a bénéficié du fait que nous étions peu nombreuses en politique, et qu’elle était cornaquée par Chirac, qui l’aimait beaucoup. Elle a succédé à son père, dans un coin très facile de la France modérée. Elle a toujours été bien traitée par la gauche, qui l’adore, c’était la seule femme de droite à voter le Pacs, alors que la droite a tendance à être libérale économiquement et conservatrice sur les mœurs. C’est une fille très agréable, avec des convictions sociétales, mais pour le reste… Elle adorait Chirac, elle s’est entendue avec Balladur, elle aimait Séguin mais elle fricotait avec Juppé… »

Pour le philosophe et historien Marcel Gauchet, Emmanuel Macron a réussi la prouesse de changer d’électorat en cours de mandat. « Lui qui a émergé en 2017 comme l’homme du changement s’avère être, en 2022, celui de la conservation » (Le Point, 30 septembre). Quand on veut que tout change pour que rien ne change, il n’y a rien de mieux que des rogatons du chiraquisme à la Delevoye. Roselyne Bachelot, c’est autre chose. Bonhomme et raide comme son mentor, qui répondait « ce n’est pas convenable » lorsqu’une question lui déplaisait, elle gratifie son interlocuteur d’un sourire affligé. Une pro. 

Le Covid devenu Affection de Longue Durée, elle est la ministre de la Santé de la Culture, distribuant généreusement l’argent (de la dette) public à des ingrats, égéries du luxe qui viennent l’agonir aux César, nababs en pull camionneur tendant la sébile des deux mains. Comme monsieur Homais, elle ne croit pas en Dieu. Et au reste ?

Bertrand Burgalat

 

Vous êtes contente d’être ministre ? D’avoir quitté Les Grosses Têtes ? 
Roselyne Bachelot : Je ne pose jamais les choses dans ces termes-là. J’aime bien citer cette phrase de ma sœur, qui dit toujours de moi : « Pour toi, la vie est comme une coupe de fruits.Tu les croques les uns après les autres et l’important c’est que le sucre du fruit coule le long de ta bouche. » C’était une opportunité extraordinaire, heureusement que je suis contente. Je me méfie beaucoup des gens qui se sacrifient pour les autres, parce qu’en général, ils le font durement payer. Il faut être heureux de son sort jusqu’au dernier moment. J’ai toujours organisé ma vie pour y trouver du plaisir. Je n’irais pas jusqu’à dire de la jouissance, mais du plaisir. 

C’est peut-être dû au fait que vous avez souvent vu des politiques qui se donnaient beaucoup de mal pour arriver aux commandes et qui avaient l’air très tristes après ?  
C’est la définition même du désir. À partir du moment où vous obtenez ce que vous voulez, ça n’a plus de saveur, c’est le complexe de Don Juan. 

Roselyne Bachelot
« JEUNE DEPUIS 30 ANS »_ Cette photo contient deux des objets les plus convoités du Dover Street Market : le mug anniversaire de ce magazine et le BlackBerry Curve 8520 (le modèle préféré de Bernard Tapie).


Vous avez obtenu des crédits très importants pour faire face au Covid, vous êtes le premier occupant de la rue de Valois qui a porté le budget de la culture à plus de quatre milliards. Comment fait-on pour obtenir ces choses-là, entre des services puissants, notamment ceux de Bercy, et un chef de l’État qui a tendance à gouverner à la place du chef du gouvernement ? 
C’est une nouveauté ça, pour vous ?

J’ai l’impression qu’à partir des années 2000 le rôle des premiers ministres a changé, d’ailleurs ils ne sont même plus impopulaires. Vous ne trouvez pas ? 
Disons que les choses évoluent avec le temps, la complexification, l’importance de la mondialisation. Je le vois à travers des dossiers comme celui de la protection de la propriété intellectuelle ou des normes européennes. Mais il y a toujours eu, dans la Constitution de la Cinquième République (depuis le révision de 1962, ndlr), un chef de l’État, seul adoubé par le suffrage universel. Est-ce que pour autant le Premier ministre n’a pas de pouvoir ? Ça m’a surprise pendant le confinement, parce qu’il est classique qu’un ministre de la Culture aille aux premières, au Festival de Cannes. À partir du moment où ces manifestations ont été supprimées, c’est comme si le ministre de la Culture ne travaillait plus. Je ne sais pas si on imaginait que je jouais aux cartes à Valois, alors qu’on gère une administration, on commande, on fait des nominations, on traite des dossiers et on prend une décision tous les quarts d’heure. C’est exactement pareil à Matignon, il y a les grandes lignes qui sont fixées par le Président de la République. Et puis il y a cette gare de triage incroyable qu’est Matignon ou qu’est un ministère. Mais c’est assez difficile à expliquer, à faire comprendre à l’extérieur, ce rôle de chef. 

On a eu le sentiment que vous aviez très bien géré les urgences mais qu’il y a d’autres sujets, qui préexistaient, qui sont parfois des marottes de votre administration…
Pourquoi dites-vous que ce sont des marottes ? Parce que c’est un mot volontairement péjoratif…

Parce que si on prend la menace d’une généralisation de la rémunération proportionnelle pour les musiciens sur le streaming, c’est-à-dire…
Oui, je sais ce que c’est…

…répartir des sommes dérisoires sans que ça bénéficie aux artistes, l’administration pèse dans les débats au-delà de sa vocation première, avec d’excellentes intentions et un peu de dogmatisme, parfois en soufflant sur les braises. Comme les relations entre producteurs et artistes, qui sont complexes, ne sont pas des sujets médiatiques, on a le sentiment d’être livrés à des services qui gèrent, qui préexistaient, qui continueront, et c’est normal. 
Oui, qui gèrent les choses du quotidien, ça sans doute, mais enfin oui et non. On peut s’emparer de tel ou tel dossier et faire fonctionner l’administration comme on l’a décidé. L’administration ne décide que des interstices dont on ne s’occupe pas. Ça ne veut pas dire que l’on n’a pas de pouvoir. 

Il y a quelque chose qui vous a beaucoup servi, après votre arrivée, ce sont les César. Ça a été d’une telle grossièreté qu’on a l’impression que votre action en a été légitimée. 
Sans doute, il y a des choses qui se retournent contre les auteurs des vilenies. Quand je regarde la cérémonie des César, il y a plusieurs choses qui m’ont interpellées. La première, c’est qu’il n’y a pas eu un mot sur la pandémie, sur les gens qui avaient souffert, qui avaient perdu un de leur proche. Comme si le cinéma, qui doit être le reflet du monde dans lequel nous vivons, avait fait l’impasse sur ce qu’il se passait, comme si c’était une simple épreuve administrative. Il y a une cérémonie équivalente en Espagne, les Goya. Les artistes avaient demandé que les récompenses soient remises par un personnel soignant, et la différence était tout à fait étonnante. La deuxième chose, c’est qu’il y a un mot qui peut-être n’existe pas, c’est le mot « merci ». C’est étonnant, parce que si vraiment il n’y a plus qu’une industrie cinématographique en Europe, c’est bien parce que l’État est là pour qu’il y ait un cinéma français. Il suffit de voir ce qu’est devenu le cinéma italien, qui était le premier d’Europe il n’y a pas si longtemps, pour imaginer ce qui serait advenu du cinéma français dans cette pandémie épouvantable si l’État n’avait pas été là, à la fois de façon courante et dans le crise. Et puis le troisième élément, c’est qu’à aucun moment, dans la cérémonie, on ait prononcé le nom d’Amazon, de Netflix, d’Apple, de Disney. Comme si, finalement, il était facile de mordre la main du gouvernement, parce qu’on sait que cette main ne se retournera jamais contre vous, et qu’au contraire la main que vous avez mordue va vous bénir. Tandis que l’autre main vous giflera. Celle des plateformes. 
 

« LA RÉPUTATION D’ARROGANCE DE LA FRANCE EST LARGEMENT SURFAITE. »

 

Mais est-ce efficace de faire des tirades sur les GAFAM ? Ne vaudrait-il pas mieux œuvrer à la réciprocité des usages avec des pays comme les États-Unis, qui sont protectionnistes chez eux et libre-échangistes ailleurs ? Quand leurs artistes viennent en France ils ne paient ni visas, ni permis de travail, ni charges. Quand nous voulons jouer chez eux, c’est une autre affaire. Nous avons cette réputation de donner des leçons au monde entier (c’est une de mes « marottes »)… 
Oui, c’est d’ailleurs curieux. Parce que je trouve que la réputation d’arrogance de la France est largement surfaite. Quand on navigue dans les eaux européennes, on constate quand même la très grande qualité de l’administration française. Comparé à bien d’autres pays européens, c’est même très impressionnant. Il y a cette qualité du back-office, pour parler en bon français, quand vous avez l’honneur d’être à la table de la France, avec un petit chevalet France devant vous. Et quand vous voyez les gens qui sont derrière vous et qui sont de grande qualité, vous vous dites « Maman regarde où je suis » (rires) !

Qu’allez-vous faire pour la culture dans le cadre de la présidence française de l’Union Européenne ? 
Les axes sont définis, il y a des sujets qui me tiennent particulièrement à cœur. D’abord on va continuer sur la régulation du marché numérique, les directives DSA (Digital Services Act, ndlr), et entraîner derrière nous le maximum de pays européens. Il y a un deuxième axe, les nouvelles politiques de protection du patrimoine et les coopérations dans ce domaine, patrimoine et régulation climatique, patrimoine et sur-tourisme, avec un certain nombre de crédits à la clé. Le troisième axe… Ce qui me gêne, depuis le début de notre entretien, c’est que vous avez un regard qui est, comment dirais-je, extrêmement moqueur, sardonique. Ce que je dis suscite chez vous du désintérêt…

Ah non, absolument pas. Je suis un ancien malvoyant, c’est possible que j’aie le regard un peu vague et fuyant. Ce sont des entretiens très amicaux, ce serait la première fois que je ferais une rencontre sardonique…
Ah, pardon, je me disais « ce monsieur se dit que je ne raconte que des conneries », je vais laisser sa chance au produit (rires). Le troisième axe, donc, et j’y suis particulièrement attachée, c’est la défense du plurilinguisme en Europe. Je pense que justement la révolution numérique peut être un élément intéressant si on sait l’utiliser sur la défense du plurilinguisme, des langues régionales. Voilà certains sujets qui sont sur la table des négociations. 

Pour le deuxième point… – attention, ce sont des questions, pas des reproches, et ça n’est pas lié à vous – quelle que soit l’époque, on a toujours tendance à être plus négligent avec le patrimoine récent, en particulier, aujourd’hui dans l’architecture, avec celui de la seconde moitié du XXe siècle. 
Au contraire, je suis très attentive à l’architecture du XXe siècle.

Mais quand on veut obtenir le label Architecture contemporaine remarquable…
Ça s’obtient de mieux en mieux.

…pour tenter d’empêcher certaines destructions, la DRAC dit que la demande doit être signée par les propriétaires.
Ah ben oui.

Mais ça n’a aucun sens, puisque c’est justement destiné à éviter qu’ils fassent des sottises, du coup ça ne sert à rien. Et puis il y a une folie du design qui fait que tous les endroits qui caractérisent une ville comme Paris, comme les bars, les restaurants, sont refaits constamment, au risque du façadisme et que la ville perde son charme.
Il y a deux choses dans ce que vous dites. D’abord le fait que le patrimoine du XXe siècle ne soit plus considéré, ce qui est de moins en moins vrai. La patrimonialisation des politiques de protection et la mobilisation des personnes sur ces sujets font que non seulement il est pris en compte, mais il est défendu ardemment, parfois dans des éléments qui ne sont pas éclatants… Et vous abordez une deuxième chose qui est la banalisation de certains éléments de décoration intérieure, qui relèvent du propriétaire. Là, pardon, si tous les lounges des hôtels se ressemblent, on peut effectivement le regretter. Mais c’est quelque chose qui va devenir très compliqué, le fait que de plus en plus, et ça paraît tout à fait souhaitable, les citoyens se mobilisent pour défendre des éléments de leur cadre de vie auquel ils sont profondément attachés. Que, sur telle ou telle structure, les habitants renâclent à cela ? Je constate plutôt le mouvement inverse. Il faudrait tout protéger, au contraire. Il y a des éléments architecturaux qui ne sont pas de tout premier intérêt, par exemple une église dans laquelle on s’est marié, où on a baptisé ses enfants, et qu’on n’a pas envie de voir disparaître. Vous connaissez Funes ou la Mémoire, de Borges ?

Ma femme est argentine mais je n’ai jamais lu Borges.
Dans ce conte, on lui refuse la possibilité de l’oubli. Et c’est terrible, parce que ça lui fait vivre un enfer. Pourquoi notre société refuse l’effacement et l’oubli ? Au cours des siècles, sur un temple de Mithra, on construisait un baptistère, puis une église romane et ensuite une cathédrale gothique. Maintenant c’est impossible, c’est le refus de l’effacement. On va rentrer dans ce monde de Borges, où Funes, son héros, rentre en enfer. 
 

« JE VIENS PAS ICI POUR QU’ON ME POSE LES QUESTIONS DE TOUT LE MONDE. »

 

Est-ce qu’il y a des choses qui vous tiennent à cœur que vous voudriez accomplir ? D’abord, si le président Macron est réélu, voulez-vous rester ? 
Oh non, pas vous, pas cette question de merde. Soyez un peu original. Je ne rencontre pas un type, tous les jours que Dieu fait, qui ne me pose pas cette question-là. Je ne viens pas à Technikart pour qu’on me pose les questions de tout le monde.

Très bien. Quand le président Macron reçoit quelques membres des industries culturelles et créatives à l’Élysée, le 22 septembre, en oubliant certains secteurs très importants, c’est un déjeuner de campagne ?
De campagne, mais de campagne présidentielle ? Écoutez, alors là, c’est une fake news ! J’avais la conférence de presse pour le Projet de Loi de Finances, si c’était un truc de campagne je n’aurais jamais envoyé ma directrice de cabinet, c’est une folie ! C’était un déjeuner technique ; quand on fait un déjeuner de travail, par définition, on n’invite pas tout le monde. 

Il n’était pas à l’agenda officiel… 
Oui, mais enfin, c’est quelque chose qui a été décidé assez rapidement. Parce qu’on était en train de mettre en place cette affaire de plan d’investissement France 2030, qui devait se faire assez vite, et donc il a invité un certain nombre de personnes. Franchement, alors là, vous êtes en plein fantasme. 

C’est bien pour cela que je vous pose la question. Le Programme d’investissement d’avenir n°4 est déjà doté de fonds importants qui semblent déconnectés de la réalité des entreprises. On a l’impression que le comité stratégique de filière agit dans l’opacité et on n’y comprend rien.
Eh bien, je vais vous expliquer. France 2030 est destiné à faire des champions nationaux. C’est-à-dire, dans un monde internationalisé, de faire en sorte qu’un certain nombre de structures puissent exister sur le plan international et même mondial. Ce n’est donc pas un plan qui a vocation à irriguer l’ensemble des industries culturelles et créatives qui, par ailleurs, relèvent d’autres plans d’investissement, comme le PIA4. Là, c’est un plan destiné à faire des champions. 

Parce qu’on a déjà fait des champions mondiaux avec un plan, en France ? 
C’est à ça qu’on travaille. Donc il faut qu’il y ait des possibilités, on est en train d’étudier différentes modalités. Ce n’est pas une pluie avec un arrosoir. 

Je me fais vraiment mal comprendre, je ne suis pas du tout partisan du saupoudrage et de cette course aux subventions, plus largement accordées que les crédits d’impôts, qui sont pourtant plus vertueux.
Cette création de champions français de taille mondiale ne se fait pas ex nihilo, elle prend en compte les besoins de structure et de formation. On essaie d’être très concret et d’apporter des outils. On ne va pas faire des usines nationalisées. Il faut qu’il y ait en face de nous des partenaires qui existent, qui veulent porter ça, des entrepreneurs. De quoi avez-vous besoin, qu’est-ce qui vous manque ? Vous avez besoin de tel type de studios ? 

Pas du tout…
Comment peut-on faire des champions internationaux grâce à ce formidable gisement de valeur qui existe ? Est-ce qu’on a en France un bassin de tournage en immersion ? Bah non, on va faire des tournages de séries à Malte, c’est quand même dommage… 

Roselyne Bachelot
EXECUTIVE WOMAN_
En 90 minutes d’entretien, tous les sujets ont été passés au crible : l’Europe, les tournages ciné, Jorge Luis Borges… Culte, vous dites ?


Vous savez, depuis la convention collective de la musique de 2008, il n’y a quasiment plus une grande musique de film qui se fait en France. Comme pour la rémunération proportionnelle que j’évoquais, il y a des mesures qui favorisent le chômage en prétendant le combattre. La culture est à l’image de la société, avec une attente d’intervention étatique proportionnelle à la part de ses prélèvements. Je comprends à quel point il est compliqué de lutter contre ça.
Je crois que miser sur la formation est un excellent placement. On voit bien que les majors et les plateformes américaines viennent à la porte des Gobelins et de Louis Lumière.

En France, les techniciens du cinéma sont déjà très bien formés, ce sont des équipes très fortes. 
Oui, sur l’animation, sur les effets spéciaux, et donc il faut augmenter la diversité de ces formations, les promotions, car il n’y a pas assez d’étudiants, et puis, il faut leur donner les moyens de créer. Il y a par contre des formations où l’on n’est pas bons du tout, c’est l’écriture des contenus, alors que c’est ce qui crée la richesse. 

C’est le revers de la réussite du CNC, qui peut engendrer une création institutionnelle privilégiant les moyens sur les idées. Il y a d’autres choses comme ça sur lesquelles vous voudriez agir ?
Le cœur de ce que je veux faire c’est réguler le marché du numérique, faire en sorte que ça ne s’oppose pas à la culture patrimoniale mais que les deux se nourrissent l’un de l’autre. C’est ce que je disais au président d’un géant d’internet juste avant de vous retrouver. J’étais dans une position de combat vis-à-vis de lui en disant qu’il ne fallait pas qu’il me berlure, comme disait ma grand-mère. Je le sommais de parvenir à un accord équitable dans le cadre de la loi sur les droits voisins, après l’amende que leur a infligée l’Autorité de la Concurrence. Je lui ai dit : « Vous savez, chacun s’enrichit de l’autre ». Parce que, comme me disait un grand patron des Industries culturelles et créatives, la culture sera le nouveau luxe.

Méfiez-vous, c’est plutôt le nouveau luxe qui ressemble à ce qu’était l’industrie du disque il y a vingt-cinq ans, quand les gens faisaient n’importe quoi à coup de marketing et que ça marchait.
C’est exactement ce que je suis en train de vous dire. La notion de luxe change. Dans une société qui se base beaucoup plus sur des jouissances immatérielles que sur des jouissances directement matérielles, peut-être que la culture sera le nouveau luxe et qu’elle remplacera l’acquisition frénétique de biens. La seconde chose sur laquelle je me mobilise, c’est cette nouvelle vision de la défense du patrimoine que j’évoquais. Le troisième sujet qui me paraît important, c’est la question de la gouvernance. Quand on a fait les lois de décentralisation, les collectivités territoriales ne s’intéressaient pas à la culture. Au bout d’une décennie, les régions, les départements, les communes se sont emparés du sujet. Nombreux sont les grands élus territoriaux qui, désormais, mettent la culture au cœur des revendications de leur prise de pouvoir, car ils ont réalisé les avantages politiques qu’ils pourraient en tirer. Moi qui ai été une élue territoriale, j’ai pu voir que les notions d’amitié, de clientélisme étaient éminemment présentes. Les acteurs du monde culturel savent cela et ils font plus confiance à l’État, qui est assez objectif, qu’à ces grands féodaux. Le quatrième enjeu, c’est le fait que la plus grande partie de nos concitoyens est éloignée de l’offre culturelle. Il suffit de voir les études sur la fréquentation du spectacle vivant. Il n’y a que 10 % des Français qui assistent à dix spectacles par an, toutes catégories confondues, et sur ces 10 %, 75 % sont des CSP+. C’est un échec patent de ce qu’on appelle une politique de l’offre. On a posé sur la table du festin des mets de plus en plus succulents, de plus en plus nombreux, variés, mais on n’a pas changé les convives. Cet enjeu, il est devant nous.

Et vous avez des pistes pour ça ?
Le premier élément, c’est la nouvelle version du pass Culture. En rythme de croisière, ce sera 300 millions d’euros, ce n’est pas rien. Ce n’est plus un simple carnet de chèques, ces 500 euros sont donnés à partir de la classe de quatrième, avec d’abord des pratiques collectives, puis des pratiques collectives et individuelles, et, à la fin d’un parcours d’autonomie, quelque chose qui est une solvabilisation d’une pratique culturelle qu’on a voulu accompagner. Le deuxième élément, c’est un focus sur l’éducation artistique et culturelle, dont on a doublé les crédits. On a aussi décidé de maintenir l’été « culturel et apprenant » dans des lieux très proches du public. L’offre culturelle est massive, il n’y a pas de déserts culturels en France.

Le danger, dans la culture, c’est plutôt l’indifférence. Le numérique la favorise, on a accès à tout, les gens sont bombardés d’informations et de sollicitations. Je dis ça parce que la musique est un des arts qui demande le moins de connaissances pour l’apprécier et le plus d’engagement pour l’exercer.
C’est une ascèse. Et cette ascèse que nécessite l’apprentissage d’un instrument ou de la voix, le fait qu’il faille travailler comme des brutes, n’est plus accepté. Pour être un grand artiste, il n’y a pas de vacances, pas de week-ends…

Le confinement a peut-être eu du bon là-dessus. Je vois beaucoup de jeunes musiciens qui ont passé deux ans avec leur instrument, qu’ils n’auraient jamais travaillé autant sans le Covid. On aura peut-être une bonne surprise…
Dieu vous entende, mais comme il n’existe pas, votre souhait ne sera sans doute pas exaucé (rires).


Entretien Bertrand Burgalat
Photos Florian Thévenard