Pixies : La dernière interview ?

black francis

Reformé depuis 2006, le groupe majeur de l’histoire du rock américain vient de publier Beneath the Eyrie, septième album couleur gothique, et s’est confié à la veille d’une tournée française qui affiche complet.

Le petit train de campagne, parti trente minutes plus tôt d’Ashford, s’immobilise en gare de Bexhill. C’est dans cette station balnéaire du Sussex et à la veille de la première date de leur tournée mondiale que les Pixies ont choisi d’offrir la primeur de leurs nouvelles chansons à leurs fans. Conservatoire à ciel ouvert de l’architecture edwardienne et victorienne situé à l’est d’Eastbourne et à l’ouest de Hastings, la ville de Bexhill fut offerte en 1561 par la Reine Elizabeth Ière à Sir Thomas Sackville et demeura la propriété de ses héritiers jusqu’au milieu du XIXème siècle, époque où ils la transformèrent en destination de villégiature. En témoigne encore le bâtiment du Sackville Hotel, reconverti depuis 1963 en complexe résidentiel, entre autres échoppes de fish and chips et de cartes postales vintage. Au bout de la promenade longeant la Manche, se profile le De La Warr Pavilion, centre d’art et de spectacles commandé par Herbrand Sack- ville, neuvième comte De La Warr, aux architectes modernistes Erich Mendelsohn et Serge Chermayeff. Chef-d’oeuvre de béton et d’acier, emblématique du style international des années 1930, ce lieu qui a accueilli des concerts de Bob Marley, Patti Smith et Jesus and Mary Chain, a été choisi par les Pixies pour donner un concert impromptu, la veille de la première date de leur tournée européenne, programmée à Cardiff, dans le pays de Galles. Hormis les presque 30 degrés et les cris des mouettes, la plage de Bexhill ne ressemble en rien à celle de Venice ou aux enclaves de Malibu prisées par les surfers californiens. Reste qu’à force de fixer les flots miroitants, depuis le petit kiosque adjacent, histoire de se détendre avant l’entrevue avec le groupe, on se retrouve transporté trente ans en arrière, au Dodger Stadium de Los Angeles. C’était le 8 septembre 1989 et l’on n’était pas venu voir jouer l’équipe de baseball locale mais The Cure qui venait de publier Disintegration, chant du cygne des années new wave. Egalement à l’affiche, le groupe Love and Rockets dont le « So Alive », en descente directe du « Get It On » de T.Rex et en rotation permanente sur MTV, faisait danser les kids bisexuels et accrocs au Xanax de la génération X, tels que décrits dans le Less Than Zero de Brett Easton Ellis. Après avoir garé la Corvette dans l’une des 16 000 places du parking, on avait rejoint notre siège dans l’arène, remplie à ras bord de dudes surexcités. Dire que l’on fut estomaqué par l’arrivée des Pixies, le jeune quatuor de Boston, également programmé en ouverture du groupe de Robert Smith, est une litote. En moins de 45 minutes, Black Francis, Joey Santiago, Kim Deal et David Lovering, rappelèrent ce qu’est l’insolence rock, mélange explosif et salutaire, d’ironie et de lyrisme : « Je me suis pris un film/Que j’aimerais que tu connaisses/ Tranchant des globes oculaires/J’aimerais que tu saches/ Petite fille si cool/Je ne sais pas toi/Mais moi je suis un chien andalou/Un chien andalou/Je veux grandir pour devenir un dégradeur/Un dégradeur/Un dégradeur… ».

pixies technikart

Négatif parfait du beau gosse des Love and Rockets, ânonnant son « So Alive », tel un zombie en celluloïd, Black Francis avec ses lunettes de vue et sa chemise à carreaux, alors rédhibitoires pour le crossover, donnait le frisson, à coup de « Gigantic », «Monkey Gone to Heaven», «Wave of Mutilation», « Where Is My Mind? » et autres extraits de Surfer Rosa et Doolittle, aujourd’hui considérés comme des classiques de l’histoire du rock. Le coeur se serre en se remémorant la joyeuse bataille de rouleaux de papier toilette, bombes à eaux et autres projectiles qui suivit dans les gradins, tandis que le soleil déclinait et que la sono crachait des Gymnopédies d’Erik Satie, en attendant l’arrivée des magiciens de Crawley, comme chaque soir, sur l’hypnotique « Plain Song ». C’est à ce moment précis que le buvard, gobé juste après avoir garé la bagnole, libéra tout son potentiel, donnant l’impression de fusionner avec les fumigènes, les nappes synthétiques, les guitares carillonnantes de « Pictures of You », les 76 000 spectateurs hurlant leur dévotion, et les étoiles scintillantes de cette nuit d’été, le dernier des années 80.

Qu’était devenu Black Francis, rebaptisé Frank Black, depuis le 8 Janvier 1997 où on l’avait enten- du pour la dernière fois, duettant avec David Bowie sur « Scary Monsters » et « Fashion » ? C’était au Madison Square Garden de New York et le Siegfried rock célébrait son cinquantième anniversaire entouré de Dave Grohl, Lou Reed, Sonic Youth et Robert Smith; façon de rappeller son influence sur la jeune génération rock mais aussi de déclarer son estime pour les Pixies dont il avait repris « Debaser », sur la tournée 1991 de son groupe Tin Machine, et dont il reprendrait « Cactus » sur son album Heathen de 2002 et la tournée qui allait suivre.

L’HISTOIRE DU SOLDAT

Il est quinze heures dix, lorsque Charles Michael Kittridge Thompson IV, né le 6 avril 1965 à Boston (Massachusetts), plus connu sous les noms de Black Francis, Frank Black, puis de nouveau Black Francis, fait son entrée dans le backstage où nous l’attendons. La bienséance voudrait que l’on évoque, sans préambule, le nouvel album intitulé Beneath The Eyrie, soit « Sous le nid d’aigle ». Enregistré dans une église désaffectée, près de Woodstock, et produit, comme le précédent, par le britannique Tom Dalgety, cet album, à défaut de rivaliser avec les classiques de la première période d’existence du groupe, marque un regain d’inspiration après les décevants Indie Cindy de 2014 et Head Carrier de 2016. Mais quand on a attendu trente ans pour rencontrer Black Francis, difficile de résister à l’envie d’éclaircir quelques mystères, à commencer par ce «Jefrey avec un f qui prit place, s’assit sur un tapis et, tablas en main, prit en charge la chanson »…

« JE N’ÉCOUTE PAS TROP DE ROCK, PLUTÔT DU CLASSIQUE ET DU JAZZ »

Black Francis : Vous voulez savoir qui est Jefrey ? C’est le frère d’Eric Feldman, on l’avait pris pour jouer des tablas et il écrit son nom avec un seul f…

C’est fou parce que, du fait que vous martelez cette phrase avec force, on imagine qu’il y a un sous-tex- te qui nous est inaccessible. C’est comme dans la chanson « Palace of the Brine » : depuis la sortie de Trompe le monde en 1991, je me demande quelle est cette « fameuse famille » dont vous avez « vu le clonage » et suis persuadé qu’il s’agit d’une allusion à la « Family » de Charles Manson…
Oh non, je n’y ai jamais pensé, c’est vraiment une chanson sur des petits crustacés…

Bon dans ce cas, abordons les choses de manière plus conventionnelle. Comment devient-on un poète dada-pop ? Quel genre d’enfant étiez-vous ?
Quel genre d’enfant ? Je n’en sais rien, j’étais juste un enfant. Quel genre ?

Oui, comment tout cela a-t-il commencé ?
Tout cela ? Mais quoi précisément ?

L’étrangeté, la bizarrerie…
Quelle étrangeté ?

Le fait de ne pas coïncider avec le monde ou avec soi-même…
Mais de quoi parle-t-on au juste ?

D’art…
D’art…

Oui, on parle de la littérature, de la musique qui a sauvé votre vie…
Quoi ? Sauvé ma vie ? Je ne savais pas que j’avais été en danger !

Tous les enfants l’ont été et le sont encore… Pas vous ?
Bon… j’ai commencé à écouter de la musique très jeune.

Beatles, Donovan…
D’autres choses avant cela…

Et la guitare ?
J’ai commencé à l’âge de douze ans.

Mais avant cela, vous dessiniez, vous jouiez au foot, vous saviez ce que vous vouliez devenir ?
J’écoutais de la musique, je me disais que j’allais devenir un musicien, un performer rock. Pas musicien au sens de virtuose de l’instrument, mais un guitariste juste assez bon pour m’accompagner quand j’interprète mes chansons…

Mais si c’était avant les Beatles, qui fut votre modèle ? Peter, Paul and Mary ?
Non, plutôt Bob Dylan…

ON THE BEACH_
Le De La Warr Pavilion construit en 1935 par les architectes modernistes Erich Mendelsohn et Serge Chermayeff, face à la plage de Bexhill.

J’ai toujours été impressionné par votre grande expressivité et par votre versatilité vocale. Sans imiter qui que ce soit, vous faites penser par instants à Lennon, notamment dans « I Heard Ramona Sing », la plus belle chanson de ces 30 dernières années. A d’autres moments, vous évoquez Bob Mould, Stan Ridgway, voire le Bowie de « The Bewlay Brothers » comme dans « Parry the Wind High, Low ». Sur ce dernier album et la chanson « Bird of Prey », j’ai même cru entendre feu Leonard Cohen…
Je ne pense pas avoir jamais cherché à imiter qui que ce soit, mais il est vrai qu’il y a une tradition qui date au moins des Beatles et qui consiste à créer des personnages et à modifier sa voix en conséquence.

Il faut indéniablement se passionner pour ses congénères si l’on veut être écrivain, au sens où tout, musique, peinture, photographie, procède de l’écriture. C’est pour cela que vous avez étudié l’anthropologie ?
Pourquoi l’anthropologie ? J’aimais les cours dans ce département. J’étais inscrit en journalisme mais je n’aimais pas les cours que l’on y donnait, donc je me suis inscrit en anthropologie.

Et vous y avez appris des choses au sujet de l’existence, de la vie en société, de ce qu’est l’Homme ?
Non, pas particulièrement, je n’ai été que deux ans à l’université…

Et ce n’est pas assez ?
Assez pour quoi ?

Mais pour apprendre deux ou trois choses dans la discipline dans laquelle vous étiez inscrit… deux ans, ce n’est pas rien tout de même !
Oui bien sûr, j’ai appris des choses mais qu’est- ce que vous voulez savoir ?

Précisément cela, qu’avez-vous appris, retenu ?
Je ne sais que répondre, j’ai quitté l’université donc je ne devais pas trouver cela si intéressant…

Moins que le rock and roll de toute évidence ; ça vous plait toujours d’ailleurs ?
Oui, quand j’en entends…

Je pensais que vous diriez plutôt, « pas quand j’en entends mais quand j’en joue »…
Oui parfois quand j’en joue… mais en fait je n’écoute pas trop de rock, plutôt du classique et du jazz.

Ah bon, comme qui ?
Erik Satie, Claude Debussy, la musique du tournant du XXème siècle…

Et pas la suite du XXème siècle ? Stravinski ? Bartok ?
Oui Stravinski bien sûr, mais pas les œuvres connues… plutôt celles pour petits ensembles comme…

Noces? L’histoire du soldat ?
Oui, L’histoire du soldat, exactement !

Après avoir fondé Pixies avec Joey Santiago, vous avez passé une annonce pour recruter deux filles à la basse et à la batterie. Pourquoi avoir préféré le critère de parité à celui de l’excellence instrumentale ?
A cause des Talking Heads…

Ah, vous aimiez Tina Weymouth à la basse, je pensais que vous alliez me répondre à cause de Sonic Youth et Kim Gordon, ou du Velvet Underground qui, pendant quelques temps eut deux musiciennes : Moe Tucker à la batterie et Nico au chant.
Le Velvet également, bien sûr. En tous les cas, cela semblait une bonne idée à l’époque, et cela paraît une idée juste aujourd’hui.

« APRÈS VOUS, JE NE FERAI PLUS D’INTERVIEW. »

J’ai lu que vous aviez un petit micro et des écouteurs, fonctionnant en circuit fermé, afin d’annoncer au groupe quelle sera la prochaine chanson à jouer… cela signifie-t-il que vous n’avez même pas une petite idée de ce que vous allez jouer ce soir ?
On répète une cinquantaine de chansons pour chaque tournée. Il y a une liste de toutes ces chansons accrochée à côté de la batterie dans laquelle je pioche, selon mon humeur. On ne fait plus de set-list depuis des lustres, je préfère jouer ce qui me semble opportun sur le moment, quand nous sommes dans la salle, face au public…

Et si quelqu’un crie : « Is She Weird », vous pouvez jouer cette chanson juste pour lui faire plaisir ?
Oui, parfois, pourquoi pas…

Jouerez-vous « Silver Bullet », qui se trouve être l’une de mes chansons favorites de votre nouvel album ? D’ailleurs, de quoi parle-t-elle exactement ?
A priori, on jouera tout notre nouvel album, ou presque. Quant à « Silver Bullet », voyons voir… Je pense qu’elle parle d’un double, en raison des images de miroir, de duel, de suicide. Ma fille pense, par contre, qu’il s’agit d’une chanson de loup-garou.

Vous travaillez donc toujours ainsi, refusant le développement narratif au profit d’une disruption permanente de registres thématiques, sémantiques, lexicaux, en descendance du surréalisme, du cubisme, du dadaïsme…
Oui c’est cela, je développe mais en changeant de registre, ce qui fait qu’à l’arrivée on n’est plus dans le même monde que celui de départ…

La chanson « Saint Nazaire », hormis la référence poétique à une sorte de femme-phoque, semble un retour au hardcore bas du front ; est-ce ainsi que vous voyez les Français ? Comme un peuple primitif ?
Bien sûr que non, cette chanson parle de ce qui pourrait arriver à Saint-Nazaire…

Quoi, l’apocalypse ? Une histoire d’amour ?
Non plus, ça parle de sexe, d’hommes et de femmes…

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ENGLAND’S GLORY_
Station balnéaire du sud-est de l’Angleterre, Bexhill-on-Sea est une ville plutôt dévôte où l’on dénombre pas moins de vingt églises.

Des hommes et femmes aux relations tourmentées ! Sans entrer dans les détails de votre vie privée, marquée par le divorce de vos parents et par votre propre divorce récent, déjà « Cactus », en 1987, ne donnait pas une image très sereine des relations entre hommes et femmes. Dans vos chan- sons, il s’agit toujours d’amour fou, désespéré, violent…
« Saint Nazaire » est une vignette bukowskienne… sexe, alcoolisme, colère, c’est une ville portuaire, industrielle, rouillée…

C’est votre hommage à Jacques Brel alors…
Si l’on veut…

Et « Daniel Boone » ? Quelle référence inattendue !
La chanson ne parle pas de lui. C’est juste le titre. Tout le monde me demande la même chose. Il suffit pourtant d’écouter les paroles : « La nuit dernière je conduisais », donc on est bien aujourd’hui ! « Rien à faire/Je pensais à toi/ J’ai aperçu un renne dans le virage/ Puis c’était fini » J’ai donc eu un accident ! « J’ai dérivé jusqu’à la lune/ Et j’ai remarqué d’en haut/ Que le récif de Lord Howe/ Ressemblait à Daniel Boone/ Et qu’il me souriait ». Le deuxième couplet est identique… (il déclame en hurlant les mêmes mots comme s’il était sur une scène de théâtre). Voilà, au cas où vous n’auriez pas compris la première fois, je répète ! « Et je dérivais vers la lune… » (il tape un grand coup sur la table à chaque mot qu’il prononce). Puis le pont : « parfois je vois blanc, parfois je vois bleu »

Oui, je comprends mieux, le héros de la chanson est à mi-chemin de la Terre et de la Lune… Mais il n’est pas toujours simple de comprendre de quoi parle une chanson à première écoute, quelle que soit la langue. On peut se laisser distraire par les timbres, les gestes instrumentaux. Vos chansons, de surcroît, fourmillent d’images, de vocables, de références croisées, au point de créer un tableau médusant…
Je ne suis pas en colère contre vous, mais contre tous ces connards de journalistes rock anglais et américains qui viennent l’air goguenard avec leur communiqué de presse à la main et qui me disent: «Alors, Daniel Boone, c’était votre héros, hein ?»

Vous faites tout de même référence à lui…
Oui mais vous verriez la crétinerie de leurs questions en général, c’est toujours les mêmes, j’ai l’im- pression qu’ils n’écoutent même pas mes réponses, que leur cerveau n’est pas là, trop occupés qu’ils sont à lire le communiqué de presse pendant que je leur parle. Et que dire des émissions de radio, de tous ces types qui me lèchent le cul et qui n’ont jamais écouté mes disques…

Vous devriez être plus charitable avec les anima- teurs de radio, qui doivent surveiller l’horloge pour respecter les différentes interruptions pour la publicité, les infos…
Qu’importe, j’ai prévenu mon manager qu’après vous, je ne ferai plus d’interview….

Jusqu’à la fin de votre carrière ?
Qui sait ?

Je dois donc me hâter de vous poser toutes les questions qui me hantent au sujet de vos chansons si je ne veux pas mourir avec trop de frustrations…

 

Suite de l’interview à retrouver dans le Technikart N°235

 

Texte et photos Éric Dahan