[LES ARCHIVES TECHNIKART] DAFT LIFE : COMME UN OURAGAN

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2000 : Daft Punk sort enfin son nouveau single discoïde « One More Time ». Déboussolée, la critique musicale n’a qu’une issue : courir après la locomotive. Technikart part alors sur les traces de ce morceau qui fait vaciller tous les repères.

MERCREDI 14 septembre. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre : gare au gorille, le nouveau single de Daft Punk, One More Time, est dans la place ! Vers 2 h 00 du mat’, aux platines du Queen, Pedro Winter, « production manager » de Daft Production, le balance en exclu mondiale. Un millier de happy fews se voit enfin gratifié d’une giclette auditive trop longtemps retenue.
Souvenons-nous : Da Funk, l’une des plus sidérantes explosions sonores de l’ère contemporaine, s’est propagé en 1995. Cinq années d’attente, l’éternité et un jour en matière de nouvelles productions musicales. De paria méprisé, d’incongruité anecdotique, de lubie passagère, la house française a fini par acquérir le statut de son hexagonal officiel, squattant les clubs et les soirées, envahissant les charts et les productions musicales usuelles, infiltrant les chaumières, les kermesses et les latrines, mettant dans sa poche les médias bornés et les esprits calculateurs. En 1995, Thomas Bangalter et Guy-Manuel de Homem-Christo, 20 ans chacun, partaient à l’assaut d’un nouveau monde. Ils l’ont dynamité, conquis, irradié. Aujourd’hui superstars, ils se retrouvent dans la position de Björn Borg en 1979 : plus tant que ça à gagner, beaucoup à perdre. 


… « C’EST LE NOUVEAU CHER ? »

One More Time au Queen ? Allons-y pour les références : on y entend du Prince façon house californienne, Zapp happé par Maddkat Courtship lissé par Timbaland. Pour faire plus simple : ça sonne comme du Stardust, sauf que la voix vocodée est celle de Romanthony — comme Mirwais l’a fait pour Madonna. Nouveau coup de génie ou plantade racoleuse ? On recueille les avis. Le public du Queen, déjà : a priori pas au courant de la provenance du morceau, il manifeste instantanément son extase, gambettes épileptiques, gémissements de bonheur. Ça fonctionne. Mais les initiés, les snobs, nos amis ? Réaction entre moue et dégoût : « One More Time passe de l’autre côté : plus proche d’Eiffel 65 ou Modjo, voire du Cher de BeIieve, que du bon Daft des débuts. »

one more time daft punk technikart
« ONE MORE TIME »
On a retrouvé notre CD-2-Titres acheté au Virgin des Grands Boulevards. Ouf !


Dix jours passent, les avis divergent, s’inversent, s’égarent. Samedi 23 septembre, soirée « catch de DJs » à l’Elysée-Montmartre. 3 h 00 du mat’, Pedro rebalance la sauce. Par deux fois. L’audience crie pitié : « Arrête, c’est trop bon » / « Arrête, ça gave. » One More Time s’incruste dans toutes les oreilles aussi collant qu’un loukoum de chez Noura.


… DU BACK-UP À LA SCALA

Rebelotte mardi 26 au Back-Up, à la fête de lancement de Virgin Suicides. Après le set laborieux de Phoenix (FM 80’s), Falcon assure en enchaînant Captain Sensible (Wot), Rod Stewart (Da ya Think I’m Sexy) et… One More Time. Là, on assiste à quelques revirements : « En fait, ce morceau, c’est une bombe à retardement, s’enflamment désormais plusieurs initiés, à moitié sûrs d’eux. Quand le côté chantilly s’estompe, on se focalise sur la montée qui suit ce break phénoménal (une minute trente !), là où la mélodie largue toute sa teneur sexuelle. Les Daft posséderont toujours LE plus qui les élèvera au-dessus de la mêlée ! »
À l’intérieur de ce sympathique club, Thomas et Guy-Man circulent peinards (comme Mirwais ou Air), suivant finalement le mouvement général pour se retrouver à 1 h 00 du mat’ à la Scala (fiesta Paris Première). à l’entrée, Frédéric Taddeï filme à destination de Paris dernière. Ni Guy-Man ni Thomas ne sont happés par les feux de la caméra, mais… la copine de ce dernier. Ce qui nous renvoie à cet entrefilet paru dans Voici : « élodie Bouchez et son ami (le chanteur de Daft Punk) ont acheté une maison à Los Angeles. » 1) Thomas Bangalter ne chante pas. 2) Il jouirait plutôt d’une popularité mondiale supérieure à l’héroïne de la Vie rêvée des anges. Paradoxalement, lui et son comparse n’apparaissent pas comme de « gros people » – un statut unique qui découle de leur résolution à ne jamais s’afficher à visage découvert.


… LES PLUS CÉLÈBRES DES ANONYMES

On pourrait encore et toujours gloser sur cette posture – vivre caché – qui fait autant le jeu du marketing qu’elle le conspue. Juste une anecdote, racontée par un camarade qui fréquente le show-biz. Soirée de lancement de Eyes Wide Shut. Taux de célébrités au mètre carré aussi élevé que celui de l’alcool dans le sang de Sue Ellen. Tout le monde à se mater. Au milieu de cet amas de têtes médiatisées, Thomas Bangalter. « Personne ne faisait attention à lui, ou juste pour se demander comment il avait grugé pour entrer, raconte notre ami. J’ai alors eu cette réflexion : Tom Cruise, héros de Eyes Wide Shut, connaît Daft Punk, évidemment. Il serait sûrement honoré de parler avec eux. Il a pu les croiser, mais pas les reconnaître, et pour cause… Bizarre. Ne pas être reconnu dans son supermarché, c’est un gage de tranquillité. Mais ne pas pouvoir échanger des opinions avec des artistes éminents, ça doit être pesant. Frustrant, plus encore intellectuellement que du simple point de vue de l’ego. »

« UNE CHANSON IDIOTE RÉPÉTAIT EN BOUCLE “TU ME FAIS SENTIR TELLEMENT LIBRE / CÉLÉBRONS / ENCORE UNE FOIS”…»

 

4 h 00 du mat’ à la Scala : Pedro rebalance One More Time. Au premier étage, Guy-Man se dandine à peine, entouré de trois potes. Il a vendu plusieurs millions de disques. Si ce soir-là il s’était appelé Albert Duchmol et bossait comme concessionnaire chez Fiat, ça n’aurait fondamentalement pas changé grand chose.


QUI MANIPULE QUI ?

Suivre Pedro de fêtes en fêtes n’est pas l’objectif ni la destinée ultime de One More Time. Plutôt une idéale base de décollage : « Au sein de Daft Production, on est cinq à être décisionnaires, explique-t-il. On a choisi d’envoyer le morceau sous forme de cent « white labels » (un disque uniquement destiné aux DJs, NDLR) aux meilleurs mondiaux (Danny Tenaglia, Todd Terry, Carl Cox…), dont trente en France (Cassius, Pacman…). On a eu beaucoup de retours enthousiastes, provenant de Pete Tong, Norman Cook.Harry Choo Choo et Erick Morillo l’ont joué pour clore la saison à Ibiza, Paul Oakenfold et junior ont appelé pour nous le réclamer, les réactions ont été excellentes à la dernière party Basement Jaxx… Mais tout le monde ne crie pas au génie. On a bien vu que des gens étaient déçus, trouvaient One More Time trop catchy. à ceux-là, on dit juste : ce single est transitoire, attendez plutôt la suite ! »
Fin septembre, le morceau passe des cercles branchés aux ondes hertziennes : FG le matraque allègrement. Conséquence plus ou moins directe, tout le monde peut le télécharger via Napster. Aucun clip n’est prévu, on ne l’entendra donc pas à la télé. La seconde offensive médiatique passe par la case Londres : The Face rafle l’exclusivité d’une contribution du duo. La presse anglaise craque : One More Time, numéro 1 des playlists de sept magazines : i-D, Ministry Mag, etc. Début octobre (avant sa sortie officielle le 14 novembre), les médias français reçoivent enfin le single. Réaction ? Ça drague à qui mieux-mieux. Daft Punk, c’est le Roi-Soleil, la presse, les laquais.


… LA CRITIQUE SANS BOUSSOLE

Un exemple pris au pif, mais révélateur : l’hebdo culturel les Inrockuptibles, qui a manqué de discernement lors de la sortie de l’historique Homework (« Un album tristement harassant », « Un tel foin médiatique ne sert généralement qu’à nourrir les ânes », « Rappelle que des cauchemars : (…) cet infâme connard de Giorgio Moroder », etc.), s’emploie depuis plusieurs mois à clamer son indéfectible admiration face au travail des Daft. Le revirement est monnaie courante dans les médias. C’est suspect, mais justifié : le journaliste, contrairement au pape, ne bénéficie pas d’une infaillibilité divine – Lester Bangs s’est lui-même planté au sujet de MC5, avant de retourner son cuir. Les pirouettes actuelles révèlent surtout une confusion intégrale de la critique musicale contemporaine. Car son ancienne grille de lecture ne fonctionne plus du tout. Quand il s’agissait de défendre l’underground face au mainstream (l’indé face à la soupe), la musique pour piaule face à celle pour dancefloor (Bill Pritchard est un génie, les Masters At Work n’existent pas), c’était fastoche. Mais, ô joie, ces frontières ont explosé…

« IL Y A DES RETOURS DE CLUBBERS TRÈS VIOLENTS, QUI VOMISSENT LE MORCEAU. » – DAVID BLOT

 

Déboussolé, le « critique professionnel » flippe. Solution commode : il dit du bien de tout, de Louise Attaque à Superfunk, de Placebo à Passi. Au moins, il sera sûr de faire plaisir aux annonceurs : aujourd’hui, la presse musicale vit principalement grâce à l’argent des maisons de disques. Et ces dernières ne se gênent pas pour fonctionner au chantage : « Je te prends pas de pub si tu dis pas que le CD de mon artiste est superextragénial. » (Technikart a émis des réserves au sujet de l’album de Benjamin Diamond : Epic, grosse filiale de Sony, refuse désormais de nous prendre des encarts). Deuxième avantage à tout encenser : on ne se brouille pas avec les artistes. Il y a dix ans, il n’y avait rien de potable dans le rock français. Aujourd’hui, votre immeuble est infiltré de DJs que vous risquez de croiser dans pas mal d’endroits. Mieux vaut surveiller ses propos, soigner ses relations. Pour couronner le tout, tentons de nous mettre dans la peau du rock-critique typique. Il vénère le Velvet et les Stooges, a beaucoup défendu les Clash, Elvis Costello et REM. Ses souffre-douleur favoris, son idée du purin sur terre : l’italo-disco, Puff Daddy, Abba, Patrick juvet, Bronski Beat et, surtout, Madonna…


… MADONNA PLUS HYPE QUE LOU REED

Imaginez dès lors le problème que rencontre aujourd’hui le critique musical (installé, trentenaire) à qui on explique que tous ces artistes précités, la Ciccone en tête, apparaissent actuellement moins ringards que ce vieux casse-bonbon de Lou Reed. Il raillait Madonna, ses petites culottes et sa « dance de supermarché ». Il découvre aujourd’hui qu’elle a toujours travaillé avec des sonorisateurs bétons et que son nouveau Music fout tout le monde sur le cul. Le voilà dans la situation du bourreau s’apercevant après un millier d’exécutions que les personnes qu’il a zigouillées pour hérésie avaient raison : la terre n’est pas plate. De quoi perdre la boule. 

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GUITAR HERO
« One more time », version clip anime.


Face à One More Time, que peut-il statuer ? Aie. Il va lui falloir courir après un phénomène qui le dépasse largement. Un problème qui ne concerne pas David Blot, ex-journaliste à Nova et aux Inrockuptibles (aujourd’hui co-organisateur des soirées Secret) : il a toujours défendu la musique de clubs, jusqu’à plébisciter des choses « honteuses » comme Imagination ou Ryan Paris. Et il connaît les Daft intimement, « bien que, ces deux dernières années, j’ai plus eu l’occasion de les voir à Miami qu’à Paris, se marre-t-il. Les rumeurs annonçaient qu’ils bossaient avec George Michael, Neneh Cherry, Björk… Finalement, on n’est sûr que de la participation de DJ Sneak, Todd Edwards et Romanthony. Il faut savoir que leur album est énormément attendu, qu’ils jouent maintenant dans la cour des très grands, avec Radiohead et consorts. La pression est forte. Ils vont d’abord s’en dégager avec un carton commercial : One More Time peut mettre le marché américain à leurs pieds. Finalement, poursuit le co-auteur de la BD Le chant de la machine, l’interrogation, ce n’est pas tant la réaction de la presse, secondaire, mais celle de l’underground, qui compte toujours beaucoup pour eux. Et là, il y a des retours de clubbers très violents, qui vomissent le morceau. En plus, je ne suis pas persuadé que One More Time soit joué par beaucoup de DJ’s pointus. Les réactions seront à coup sûr plus positives dans le monde qu’à Paris. Moi ? En ce moment, j’écoute le tube de Françoise Hardy avec Dutronc… »


« UNE CHANSON IDIOTE» QUI COLLE LA PRINGALE 

Eric Dahan, dans Libération du 9 octobre : « Une chanson idiote répétait en boucle “Tu me fais sentir tellement libre / Célébrons / Encore une fois”… » One More Time va finalement rebuter pas mal d’esthètes. Et nous, qui faisons aussi dans la critique, qui naviguons aussi à vue ? On voue un culte franc et direct à Angel Eyes (Lime), Suspicious Mind (Bobby O), I (Who Have Nothing) (Sylvester) et Hey Hey Guy (Ken Laszlo). On plébiscite My Life Is Music (Thee Madkatt Courtship) et Rendez-Vu (Basement Jaxx). One More Time évolue dans cet entre-deux, reliant la dance populaire à la house mélodieuse. Une cerise sur le gâteau, une mise en bouche sucrée. On attend maintenant les vraies novations de l’album qui va suivre, persuadé que ce mets sera inédit et s’ingérera avec voracité.


Par Benoît Sabatier dans Technikart #47 paru en novembre 2000
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