ACID

La mode digitale détrônera-t-elle la fast fashion ? C’est le pari de Mado Scott et Léna Novello, jeunes pionnières du marketing 3.0. De la technique à l’esthétique, elles forment ensemble le duo idéal pour proposer une immersion totale et interactive au cœur de pubs expérimentales dédiées aux marques de mode. La “folie furieuse” qu’on leur prêtait il y a quelques années s’est avérée être un réel esprit visionnaire. Rencontre avec deux entrepreneuses au début de leur parcours déjà bien rempli – et à l’avenir prometteur.

Qu’est-ce qu’ACID ?
ACID est notre studio de virtual design. C’est un studio créatif (et non exécutif) qui développe pour les marques de mode un storytelling de façon nouvelle, grâce à des outils nouveaux. On permet à ces marques de se créer une identité dans le monde virtuel. Autant par des campagnes publicitaires que par de la création de boutiques virtuelles. Parfois, il s’agit simplement de digitaliser une collection et de créer en boutique des miroirs dans lesquels on peut choisir ses habits, les customizer, et les essayer sans même se déshabiller. Les concepts qu’on propose se déclinent sous différentes formes et sur différents supports: films, sites web, réseaux sociaux, images print… On travaille sur le plan de l’image, et du marketing dit “3.0”, pour créer des expériences. Celles-ci ne tendent pas à effacer le physique, mais à augmenter cette réalité. Grâce à elles, les marques peuvent s’exprimer à travers de nouveaux moyens de création.

Quelle a été la genèse de ce projet ?
Je me suis orientée vers des études en production à Bournemouth University en Angleterre, avec l’envie de créer des images irréelles. J’ai toujours été fascinée par les univers fantasmagoriques de réalisateurs comme Tim Burton ou Wes Anderson, avec un faible pour l’animation. A partir de ces ambitions et inspirations là, on s’est dirigées vers un projet de création d’images inédites. Pour ça, il fallait emprunter la voie des nouvelles technologies – c’est là l’aspect le plus technique de notre activité. Mais il n’était pas question de l’envisager sans une dimension artistique – d’ailleurs, dès l’université, j’ai initié un rapprochement entre le pôle science et le pôle art, en reliant le milieu de la production à celui de la post-production. Puis j’ai enchaîné les stages dans différents studios, à Paris ou à Londres, pour comprendre quelles étaient les différentes étapes de création de ces images inédites. Les trois quarts des jeunes spécialisés en effets spéciaux ont rejoint des studios dédiés à des marvels ou à des films d’animation à gros budgets. Ils ne se sont pas du tout tournés vers le marketing ou la pub. Alors que nous, on a vu là une occasion pour les marques de créer des nouveaux types de contenu. En 2017, je pensais déjà à des espaces virtuels dans lesquels se promener et imaginer des environnements pour des marques. A l’époque, on me prenait gentiment pour une folle. Maintenant, ça répond à une demande qui en complètement en train de se généraliser. 

Vous avez été récompensées par l’ANDAM fashion award (le concours annuel de l’Association Nationale pour le Développement des Arts de la Mode). Qu’est-ce que ça a changé pour vous ?
Quand on s’est rencontrées, juste avant la compétition de l’ANDAM (mode, département innovation), chacune avait sa propre boîte (Acid Rays pour moi, et Studio Infinity pour Léna). On a décidé de participer ensemble à ce concours, et de devenir une seule entité en fusionnant nos deux studios quand on a remporté la deuxième place. De là est né ACID. Cette récompense a aussi été le moyen d’accéder à un réseau très prestigieux et réputé difficile d’accès: celui de la haute couture, en lien avec la Fashion Week à Paris… Avoir le soutien de l’ANDAM et de ces créateurs très contemporains rassure et fait gagner en crédibilité.

Comment expliquer l’engouement pour le digital ?
Par un ensemble de choses. D’abord, il y a le monde post-covid: le télétravail s’étant généralisé, chacun est invité à rester chez soi plus souvent qu’avant. D’autre part, les questions environnementales et l’urgence climatique incitent à voyager le moins possible. Tout cela impose un certain retour vers soi, vers son imaginaire. C’est là qu’on se rend compte qu’on n’a finalement pas besoin d’aller loin pour trouver un sens aux choses. Et c’est conforme à ce que propose le virtuel : vivre des expériences et des émotions depuis chez soi. 

A quels pièges la mode s’expose-t-elle en cherchant à tout prix à se virtualiser ? 
Le piège dans lequel tombent certaines marques, c’est de céder à l’hystérie de la course vers le metaverse. Quand c’est le cas, elles s’empressent d’approcher des studios qui proposent de la 3D – mais qui ne sont pas pourvus de direction artistique. Ces studios savent manier les logiciels requis et sont donc capables de construire les bases de ces environnements virtuels. Mais il manque au résultat final une dimension cruciale : l’esthétique, le sensoriel, l’émotionnel. C’est comme avoir une équipe d’ouvriers techniquement opérationnels… mais pas d’architecte. 

Justement, quelle place accordez-vous à l’artistique ?
On est toutes les deux des esprits créatifs. ACID assume la totalité de la direction artistique de ses projets. On se présente dans le milieu de la mode comme un studio de direction artistique avec de la production en interne. Il y a notre noyau dur de collaborateurs réguliers, mais aussi d’autres profils dont on va s’entourer en fonction des projets. Il faut savoir choisir le bon directeur artistique pour chaque création – c’est là une partie essentielle de notre travail. Tout le monde ne répond pas à la même sensibilité esthétique… Alors on fait du cas par cas, du sur mesure. Qu’on soit face à de grandes marques internationales ou à un jeune créateur edgy, il faut s’adapter.

Dans l’imaginaire collectif, la 3D est associée à une esthétique très futuriste. Réalité ou cliché ? 
On cherche à s’éloigner de ça. Ça devient lassant de créer des avatars qui ressemblent à des aliens et des espaces à la planète Mars. L’esthétique futuriste dans la 3D, c’est un cliché tenace, qui s’ancre en effet dans une certaine réalité. Mais il s’agit sûrement de la phase adolescente de la 3D. Aujourd’hui on entre dans une phase un peu plus adulte, plus mature, où d’autres DA sont possibles. Les directeurs artistiques des marques sont de plus en plus souvent issus de la branche digitale. Ils donc sensibles à ces nouveaux moyens. Cela va entraîner de nouveaux budgets, de nouveaux intérêts… et donc plus de liberté – voire de fantaisie – sur le plan artistique. Notre spécialité reste d’apporter une touche d’irréel à la réalité, puisqu’on peut créer tout ce qu’on veut à partir de logiciels.

La mode digitale et écologie : quelle compatibilité ?
C’est un sujet qui revient souvent. Les gens pensent que le metaverse va miraculeusement résoudre les problèmes de la planète. Le digital est en fait quasiment aussi polluant que la production physique réelle. Mais disons qu’au stade où on en est actuellement, on arrive au bout de ce que permettaient les modes de consommation “d’avant”. On doit se tourner vers de nouveaux moyens – même s’ils sont pour l’instant loin d’être éco-responsables. Rendre une marque virtuelle, c’est aussi l’occasion de réfléchir à une réorganisation des choses, à des systèmes de pensées différents. Au-delà de la mode, je pense sincèrement que la technologie peut aider à endiguer les problèmes écologiques. Peut-être pas dans l’immédiat, mais dans un futur qu’on espère le plus proche possible. 

En tant que femmes, comment évoluez-vous dans ce nouveau marché où tous les codes sont à (re)définir ?
Léna et moi sommes deux femmes de moins de trente ans aux grandes ambitions. C’est plus facile pour nous d’évoluer dans ce secteur-ci, ultra moderne, que dans un milieu plus classique où les mentalités sont plus conservatrices, voire plus sexistes. Le milieu de la post-production a été jusqu’à présent très masculin. Les studios de design proposent souvent des concepts très post-apocalyptiques, dans un esprit de gamer. Nous, on veut prouver qu’on peut intéresser des marques au style moins streetwear que Nike ou Adidas (qui ont été parmi les premières à avoir recours à ces nouvelles technologies). Par exemple, on aimerait beaucoup travailler avec des clients comme Isabel Marant, qu’on accompagnerait dans la sphère virtuelle sans tendre vers des codes esthétiques masculins.

Votre approche 3:0 du marketing signe-t-elle la fin de la création et de la communication “à l’ancienne” ? Quel avenir imaginez-vous ?
C’est une période qui rappelle les débuts du septième art et les prédictions (erronées) qu’il a suscité. Certains voyaient en l’arrivée du cinéma la mort du théâtre. Pourtant le premier n’a pas empêché le second de perdurer au fil des ans, et les deux coexistent très bien aujourd’hui, sans que l’un n’empiète sur le territoire de l’autre. C’est un peu pareil dans notre domaine. On ne tend pas à remplacer un art et une manière de faire déjà existants, qui reposent sur le plan physique. Il s’agit simplement d’exploiter un nouvel outil qui émerge. Il rend disponibles de nouveaux types d’images, donc de nouveaux accès aux émotions et aux histoires qu’on ne pouvait pas exprimer avec les moyens d’avant. C’est un peu comparable à une porte qui s’ouvre sur un nouvel univers – qu’on envisage comme un eldorado…

 

Propos recueillis par Dobra Szwinkel