UKRAINE, MIGRANTS, RÉCHAUFFEMENT… Y A-T-IL UN(E) ARTIVISTE POUR SAUVER LE MONDE ?

artiviste

Engagez-vous, qu’ils disaient… Cette année, les artistes exposant aux différentes biennales semblaient s’être donné le mot : leurs œuvres se devaient d’être aussi militantes que possible. Pour quel résultat ? Enquête sur pièces.

Il fallait s’armer d’endurance et de plusieurs billets d’avion  et de train si on voulait parcourir l’offre surabondante des biennales de 2022 : Venise, Berlin, Dakar, Istanbul, Lyon, la documenta de Cassel, et j’en passe… ont attiré des centaines de milliers d’enthousiastes d’art contemporain affamés après la diète imposée par la pandémie depuis 2020.

On n’a pas tout fait et pas tout vu, mais… les biennales cette année en ont fait baver aux visiteurs. À coups d’interpellations incisives et d’injonctions à changer le monde, sur toile de fond de guerre en Ukraine, tous les sujets qui font mal sont abordés : l’urgence climatique, les questions féministes, migratoires, la décolonisation, la représentation des minorités, la gouvernance technologique, les inégalités raciales et de genre… abondaient dans les œuvres présentées et dans les discours des curateurs.

On retiendra de la Biennale de Venise qu’elle a fait bouger les lignes en montrant 80 % d’artistes féminines sous la direction de Cecilia Alemani. Des kilomètres d’œuvres exclusivement de femmes dans le pavillon central.

JUNGLE VORACE

La documenta de Cassel, le Saint des saints de l’art contemporain, fut, haut la main, la manifestation la plus controversée de l’année. Entre les accusations de motifs antisémites sur une œuvre, au retrait de ladite œuvre, à la démission de la directrice après ce scandale, la documenta gérée par Ruangrupa – collectif d’artistes basé à Jakarta fondé en 2000 – fit table rase de tout ce qu’on attend d’une biennale ou assimilés. À Cassel, on fronçait les sourcils d’un air circonspect tant nos représentations de l’art étaient taillées en pièces. Réparties sur une trentaine de lieux dans la ville de Cassel, les œuvres étaient des jardins collectifs où les visiteurs étaient invités à planter des graines, des cuisines ouvertes, des rampes de skateboards, du cinéma DIY… complètement multi-disciplinaire et polyphonique. Cette documenta fut une démonstration de force d’un modus operandi disruptif du collectif. Fini la fame de l’artiste contemporain, vive le collectif. 

C’est en allant voir la biennale de Lyon que tout s’apaise. Les commissaires San Bardaouil et Till Fellrath, tout aussi engagés politiquement et éthiquement, réussissent à proposer une réflexion articulée sur la fragilité du monde, mais aussi sur sa résistance. Avec « Manifesto of fragility », on se retrouve dans un musée d’histoire naturelle à l’abandon devant une œuvre magistrale de Ugo Schiavi où une jungle vorace, mais fragile, a pris possession des vestiges d’une civilisation de l’informatique tombée en ruine. La lumière glauque des néons, les rhizomes des plantes entremêlées dans les câbles nous rendent spectateurs d’un futur possible pas si lointain que ça.

La documenta et le collectif Ruangrupa (numéro 1 de la powerlist 100 de l’art par Art review) nous mettent mal à l’aise, nous interpellent et nous culpabilisent. C’est souvent désagréable, mais c’est justement là que ça marche. Les œuvres sont des reflets et parfois des prémonitions de nos sociétés. Elles suscitent des réactions tranchées, nous étonnent et nous révoltent parce qu’elles donnent à regarder ce qu’on aurait vu sans vraiment voir. Exposer et voir ces œuvres sont des composantes importantes des démocraties. Dans une polarisation croissante de notre société, cet art ouvre un espace de pensées et d’expression. Les œuvres permettent de réfléchir à des questions sociales sans créer l’opposition humiliante entre ceux qui ont raison et ceux qui ont tort.

La Biennale de Lyon, jusqu’au 31 décembre 2022


Par
Eve Cohen