TECHNI-CANNES #4 : BOULI LANNERS : « L’IDÉE DE COMPÉTITION M’A TOUJOURS DÉBECTÉ »

C’est un des films de l’année, un polar sombre et vertigineux signé Dominik Moll où deux policiers tentent de retrouver l’assassin d’une jeune femme brûlée vive. Dans le rôle d’un enquêteur, Bouli Lanners est hallucinant de justesse et d’humanité. Rencontre.

Vous êtes simplement extraordinaire dans La Nuit du 12.
Bouli Lanners : Merci, ce sont les premiers retours et cela me fait énormément plaisir. Ma femme m’a dit la même chose. Moi, ça ne change pas, je me vois sur l’écran et je ne m’aime pas, il n’y a pas d’évolution à ce niveau-là. Néanmoins, c’est peut-être dû à l’âge, je m’accapare les personnages avec plus de détachement et surtout j’ai moins ce sentiment d’imposture qui me ronge la vie.

Votre personnage de flic trop humain est remarquablement écrit.
Acteur, vous n’êtes qu’une marionnette. Il vous faut un bon scénario, de bons dialogues, ce qui est rare, un chef d’orchestre, et ici, Dominik joue avec nous et on essaie d’incarner au mieux ce qu’il veut. Sans un bon réalisateur, on n’est pas bon, on retombe dans ses travers.

Vous savez pourquoi Dominik Moll vous a choisi ?
Non, et je n’oserais pas lui demander. J’avais été ébloui par Seules les bêtes, je l’ai rencontré et entre nous, ça a collé tout de suite. Il émane de Dominik un sentiment de générosité, de maîtrise. Il est très humain, il peut s’inquiéter du mec de la régie qui bloque la circulation au bout de la route. Les week-ends, il organisait des randos quand on tournait en Maurienne. Il était à la fois dans le film et dans la vie et je me suis senti extrêmement à l’aise sur ce plateau. Ca fait du bien de travailler avec un gars comme lui. Avec Dominik, les choses s’alignent, ce tournage était touché par la grâce, on savait que l’on participait à quelque chose de puissant, c’était une évidence sur le plateau.

Pour ce rôle de flic, avez-vous côtoyé des membres de la P.J. ?
Très peu. Des gars de la P.J. sont venus sur le plateau, ils étaient là pour gérer le geste. Comment se passe une interpellation, qu’est-ce que l’on dit quand on sonne à la porte des gens ? J’avais déjà bossé avec des flics, j’ai un pote à la P.J. de Liège. Je connais ce milieu. Sur Réparer les vivants, je suis allé deux semaines en immersion à l’hôpital Cochin et à la Salpêtrière en réanimation. Et pour la série Hippocrate, rien du tout. Thomas Lilti connait les gestes techniques. Quant à moi, je préfère les immersions, me documenter un maximum quand c’est quelque chose spécifique. Bon, si c’est pour jouer un père de famille, je peux me débrouiller…

A un moment du film, vous disparaissez et même votre absence est écrasante d’intensité. Vous n’êtes pas là, mais vous êtes toujours présent.
C’est la force de l’écriture et du cinéma, faire exister des personnages, même si on ne les voit plus. J’aime La Nuit du 12, car c’est à la fois une enquête policière et un drame qui parle du rapport homme-femme, du problème des hommes envers les femmes. J’ai été bouleversé en le voyant, j’en suis sorti en larmes, il y a des choses que je n’avais vues dans le scénario, j’ai été cueilli. Dominik a réalisé un film balèze, j’en suis très fier.

Etrangement, La Nuit du 12 n’est pas en compétition à Cannes.
Il faudrait en parler à Thierry Frémaux… Cannes, c’est un club un peu fermé, on retrouve toujours les mêmes, Dardenne, Desplechin… Bon, on est quand même là, et c’est le plus important. Cannes, c’est fondamental pour la mise en commerce des films, c’est une des plus grandes vitrines au monde, avec énormément de journalistes. Sur le plan perso, je m’y sens très mal à l’aise, je n’aime pas le strass, ni les paillettes. Et au-delà de cela, l’idée de compétition m’a toujours débecté, c’est probablement un traumatisme de jeunesse. Je suis également gêné par l’impact CO2 d’un tel festival, la Patrouille de France qui survole les Marches… Je suis content pour le film, je fais ce qu’il faut, je monte les Marches, en costard, j’accepte les codes, mais je me sens mal à l’aise et je repars demain.

Vous êtes dans quel état d’esprit ?
Je me pose beaucoup de questions en ce moment, surtout après deux ans de Covid, une guerre, l’effondrement des espèces… On vit une période particulière. De plus, j’ai 57 ans, il faut que je me repositionne par rapport à ce qu’il me reste à vivre. Je rêve de tourner dans un très gros blockbuster, et de faire beaucoup de pognon pour produire mes films sans passer par tous les guichets de financement. J’ai déjà acheté pas mal de terrains autour de chez moi, à Liège, pour préserver la nature. Mon idéal de vie, ce serait d’être blindé d’argent et d’acheter des terres de ferme et de les donner à de jeunes fermiers qui auraient un projet cohérent en permaculture, en culture bio… Putain, j’en suis encore très loin ! Si tu as un plan pour gagner beaucoup d’argent, tu m’en parles.

Je suis journaliste !
(Il explose de rire, NDR) Nous sommes des espèces en voie de disparition, c’est le moment de se reconvertir. J’ai huit hectares de terrain en ville, avec un petit bois. J’ai des potagers en colline et on fait de tout. Avant de venir à Cannes, j’ai planté les tomates, les patates, et je me suis fait putain de coup de soleil de redneck dans le dos. Je jardine au minimum trois heures par jour. J’ai des ruches, un verger, et je vais bientôt avoir des poules. Je ne peux plus être seulement dans le verbe, dans le discours, il faut appliquer la théorie, il y a quelque chose de maoïste dans ma démarche.

La nuit du 12 de Dominik Moll
Sortie le 13 juillet

LA PHRASE DU JOUR

«  Avant, quand on parlait franchise, c’était à propos de McDo et de Burger King. Maintenant, on en parle pour le cinéma. Qu’est-ce qui s’est passé ? »
James Gray, à propos d’Armageddon Time.


Par Marc Godin