TECHNI-CANNES #3 : PASSION A SENS UNIQUE

La Femme de Tchaïkovski

Au programme, un chef-d’œuvre qui t’arrache le cœur, Omar Sy dans les tranchées de la Grande Guerre et le retour en enfance de James Gray.

Un film qui te broie le cœur.
Un film qui grouille et gronde, qui vibre et qui vit, qui emporte tout sur son passage. Une œuvre flamboyante, incandescente, d’une folle ambition qui vient de Russie et qui consacre le talent insolent de Kirill Serebrennikov, auteur du magnifique Leto et de La Fièvre de Petrov. Exilé à Berlin, il revient avec La Femme de Tchaïkovski, adapté de l’histoire vraie d’Antonina Miliukova, jeune femme brillante, folle amoureuse de Piotr Illitch Tchaïkovski. Tout d’abord pas très chaud, le compositeur du Lac des cygnes accepte de l’épouser en 1877, afin de cacher son homosexualité qui menace de ternir sa réputation. Très vite, le musicien s’éloigne, fait tout pour éviter sa femme, la rejette, mais l’amour qu’elle lui porte tourne à l’obsession et, prête à tout endurer, elle ne cessera pendant des années de refuser le divorce, ne vivant que pour le revoir, une dernière fois… 

A priori, on voyait mal Serebrennikov s’embarquer dans un film en costume, genre qui fleure bon l’académisme, les barbes postiches et l’amidon. Sauf que Serebrennikov semble fonctionner à l’énergie, aux drogues hallucinogènes, et chaque plan est composé comme un cercle des enfers, avec des figurants qui dégueulent du cadre, des flammes, de la neige, de la pluie, du mouvement, des hurlements, des fantômes. Et du cinéma 24 fois par seconde, qui convoque à la fois Visconti et Fellini ! Pendant plus de deux heures, il brûle tout, ose tout, même réveiller Tchaïkovski, pourtant raide mort dans sa chambre funèbre, pour insulter une dernière fois sa femme venue se recueillir sur sa dépouille. Le pied constamment sur l’accélérateur, il multiplie les séquences de rêves, de cauchemars ou les séquences bien réelles comme celle de l’incendie, d’un striptease collectif de prétendants pour remplacer Tchaïkovski ou de la signature du divorce. Loin d’être purement gratuit, ce grand spectacle, ce tourbillon visuel emporte et noie le spectateur dans l’intime, la psyché blessée de l’héroïne, perdue dans sa passion à sens unique. On peut employer le mot chef-d’œuvre ?

Si La Femme de Tchaïkovski atteint des sommets d’émotion, c’est que Serebrennikov sublime le talent et la beauté préraphaélite d’Alyona Mikhailova, jeune comédienne de 27 ans venue de la télé, à l’intensité absolument extraordinaire, capable de passer d’une émotion à une autre en quelques fragments de seconde. Et un prix d’interprétation, un ! 

LA GRANDE GUERRE ET LES CLASH

A côté, le reste de la sélection paraissait bien terne aujourd’hui, notamment Tirailleurs, de Mathieu Vadepied, sur les combattants sénégalais enrôlés de force, condamnés à mourir pour la France dans les tranchées de la Première Guerre mondiale. Produit et interprété par Omar Sy, le film raconte le destin tragique mais prévisible d’un père et de son fils, arrachés à leur village, qui doivent reprendre une position stratégique aux Allemands (hello Les Sentiers de la gloire) sous un déluge de feu et d’acier. Le problème, c’est que le scénario prend l’eau, que les personnages secondaires ne sont pas caractérisés et que les scènes de combat piquent les yeux. Pour rester poli, on dira qu’il y a plus de bons sentiments que de cinéma…

Après Ad Astra, James Gray revient sur Terre avec Armageddon Time, et raconte son enfance au sein d’une famille juive dans le Queens des années 80, entre un papy qu’il adore, des parents qu’il ne comprend plus, l’école qui le gave et son idée fixe de ne pas suivre un chemin tout tracé et de devenir un artiste. Un James Gray en mode mineur, comme le Licorice Pizza de Paul Thomas Anderson, où il révèle des cicatrices toujours pas refermées. Alors oui, bien sûr, il y a bien la photo fantomatique de Darius Khondji, l’interprétation d’Anthony Hopkins et d’Anne Hathaway, la révélation du jeune Banks Repeta, la musique des Clash et la voix de Joe Strummer qui résonne. C’est subtil, doux-amer, avec de beaux messages de tolérance et d’émancipation, mais où est quand même loin de la puissance de feu de Little Odessa ou de Two Lovers.

LA VANNE DU JOUR

« Quand j’avais 16 ou 17 ans, alors que je m’apprêtais à quitter la Floride pour vivre ma vie de réalisatrice – sans trop savoir ce que ça voulait dire -, ma mère m’a offert un livre dont la couverture représentait une femme qui tenait une caméra et elle a écrit sur la page de garde : ‘‘peut-être qu’un jour, la vie de cette femme sera aussi la tienne’’. (Longue pause) Ce livre racontait la vie de Leni Riefenstahl (la réalisatrice de la propagande du IIIe Reich, NDLR). Je n’ai retenu aucune leçon de ce livre… »

Kelly Reichardt, en recevant Le Carrosse d’or à la Quinzaine des réalisateurs.


Par Marc Godin