NO SEX ON ZE JOB : TROP COOL POUR BAISER ?

trop cool pour baiser

Pourquoi les employeĢs des boiĢ‚tes les plus brancheĢes sont-ils aussi chastes ? Reportage (platonique) en direct de lā€™open-space le plus hype de Paris.

Il est 16h, et dans cet open-space du Marais, lā€™afterwork du jeudi deĢbute. Ā« CĢ§a y est, les tireuses sont ouvertes, on descend sā€™en faire une ? Ā». Le Ā« beer time Ā» encourageĢ par cette entreprise deĢdieĢe au marketing du Ā« cool Ā» (cā€™est comme cĢ§a que son PDG voit les choses) est un moment sacreĢ dans la vie de la boiĢ‚te, la cleĢ de vouĢ‚te dā€™une entente qui garantit quelques sourires crispeĢs entre voisins de bureaux xanaxeĢs.

Car dans ce loft reconverti, tout est fait pour donner lā€™impression que nous sommes des Zuckerberg en puissance, œuvrant dans des locaux loveĢs comme des starts-ups de la Silicon Valley. Au travers des baies vitreĢes, AndreĢ, barbe de 3 jours faussement neĢgligeĢe, apercĢ§oit ses potes au comptoir, sā€™esclaffeĢs aĢ€ propos du dernier album des Silver Mount Zion qui est loin dā€™eĢ‚tre aĢ€ la hauteur des espeĢrances (Ā« non mais le post-rock canadien est-il deĢfinitivement mort ? Ā» sā€™eĢnerve un colleĢ€gue en ouvrant sa binouze).
 

PROGRESSISME EN STAN SMITH

Bienvenue dans lā€™entreprise Ā« cool Ā», Ā« styleĢ Ā», sorti tout droit dā€™un clip leĢcheĢ ou du dernier filtre Insta. La plupart des employeĢs ressemblent aĢ€ des influenceurs ā€“ mais crachent pourtant sans vergogne dessus ā€“ et leurs temps libre est partageĢ entre teufs undergrounds et apeĢros rooftops, tous nourris dā€™une penseĢe philo/ethno/bobos.

Ā« Pendant des anneĢes, il a eĢteĢ formellement interdit dā€™avoir des couples dans une entreprise, sous preĢtexte que lā€™on nā€™eĢtait pas payeĢ pour cela, mais surtout pour le favoritisme induit par ces amourettes et les dangers des conflits dā€™inteĢreĢ‚ts deĢcoulant. Mais depuis de nombreuses anneĢes cela nā€™est absolument plus prohibeĢs, et de nouveaux enjeux deĢtournent les employeĢs de potentiels rapprochements Ā» rappelle la psychanalyste NoeĢmie Le Menn, auteure de LibeĢrez-vous des reĢflexes sexistes au travail (eĢditions Dunod). En effet, au vu de la loi, Ā« en France, on a tout aĢ€ fait le droit dā€™entretenir une relation amoureuse avec un colleĢ€gue de travail, car la vie personnelle et la vie professionnelle sont bien cloisonneĢes. Le salarieĢ a le droit au respect de sa vie priveĢe. Ā»

Pourtant, et malgreĢ la beĢneĢdiction de la loi, cā€™est le calme plat.Entre salle de sieste et cuisine ameĢricaine doteĢe dā€™une Rocket Espresso (machine aĢ€ cafeĢ design semi-pro, ndlr) dans cette boiĢ‚te ouĢ€ la moyenne dā€™aĢ‚ge deĢpasse rarement la trentaine, tout est fait pour que le temps passeĢ ici soit des plus agreĢables. Et, potentiellement, que ton colleĢ€gue deviennent ton plan cul rĆ©gulier.
 

Ā« LES EMPLOYEĢS PREĢFEĢ€RENT ALLER CHASSER AILLEURS Ā» – NOEĢMIE LE MENN

Si les sites de rencontres tentent de te trouver Ā« un autre toi Ā», facĢ§on induite de flatter ton eĢgo, dans ces entreprises, ton double est peut-eĢ‚tre assis au meĢ‚me bureau. Comment faire ? Peut-on reĢellement se permettre, dans cet antre du progressisme en Stan Smith, de proĢ‚ner lā€™amour deĢcomplexeĢ (meĢ‚me sur ses heures de travail) ? Peut-on vraiment faire abstraction des modeĢ€les hieĢrarchiques standards patrons/ employeĢs ? Entre partenaires consentants, lā€™entreprise serait-elle devenue un lieu de rencontres comme les autres ? Pourtant, dans cet open-space censeĢ syntheĢtiser la penseĢe libeĢral-libertaire, pas de fleurs sur les bureaux, pas de regards langoureux dans les couloirs, pas de textos Ā« dispo 5 aĢ€ 7 salle 107 ? Ā». Ce deĢdale de couloirs, qui pourrait facilement eĢ‚tre un labyrinthe du deĢsir (nous sommes une bonne centaine de vigoureux vingtenaires en pleine eĢbullition) est bien calme. HeĢlas, le thermomeĢ€tre libidinal est au point mort dans ce temple.

La penseĢe progressiste aurait-elle banaliseĢ le sexe ? Ā« La prise de risque favorise des affiniteĢs et procure une excitation propice aĢ€ des relations sexuelles et amoureuses, mais aujourdā€™hui de nouvelles probleĢmatiques viennent sā€™ajouter, nous deĢcrit la psychanalyste. Les relations entre colleĢ€gues sont de plus en plus consideĢreĢes comme un stress suppleĢmentaire par les jeunes cadres, partant du principe que les histoires dā€™amour naissent et sā€™acheĢ€vent, les employeĢs preĢfeĢ€rent aller chasser ailleurs. Ā»
 

KIBBOUTZLAND

Alors, merci Tinder, GrindR et Happn pour cette nouvelle abstinence pro ? Pas si simple. Si dans toutes entreprises, on remarque que lā€™explosion des sites de rencontre permet une eĢvolution du dating traditionnel, ces starts-up se basent sur des ambiances fraternelles moins propices aux histoires dā€™amour car cela devient vite incestuelle, deĢcrypte NoeĢmie Le Menn. Si on lā€™on est comme une famille au boulot, il y a lā€™hypotheĢ€se que lā€™autre ne mā€™attire plus Ā». Dans ces boiĢ‚tes ou tout le monde a le meĢ‚me aĢ‚ge, partage les meĢ‚mes idoles (Louis CK, GOT et PNL) et la meĢ‚me garde-robe (VeĢ‚tement pour tout le monde !), il y a quelque chose de lā€™ordre du clone. Ā« Pour quā€™il y ait une attirance, il faut quā€™il y ait une diffeĢrence. La deĢsexualisation du monde de lā€™entreprise est provoqueĢe par cette proximiteĢ presque familiale, elle devient un frein. Ā» On va aĢ€ la salle de sport/yoga ensemble pour deĢbuter la journeĢe, on sā€™enquille le soir dans les bistrots de quartier et lā€™on ne se quitte pas meĢ‚me les week-ends, partageant tout jusquā€™aĢ€ sa paille, confiance oblige. Fini le temps ou tu subissais ta pause deĢjeuner avec Murielle, secreĢtaire maniaco-deĢpressive se plaignant du chien de sa voisine, aujourdā€™hui ton colleĢ€gue est ton ami, voir ton ā€œbroā€, autrement dit ton freĢ€re. ScheĢma parfaitement identique pour les relations garcĢ§ons/filles. Lā€™excitation nourrie par la transgression est rendue deĢsueĢ€te par la proximiteĢ entre les employeĢs. Si plusieurs deĢcennies de productions pornographiques ont nourries lā€™imaginaire collectif dā€™un fantasme aĢ€ base de stores baisseĢs, de reĢunions bilateĢrales tardives et dā€™entretiens oraux sous le bureau, lorsque les conditions propices aĢ€ des rapprochements sont offertes sur un plateau dā€™argent, le baĢ‚t blesse. Comme si la symbiose et lā€™ambiance friendly avait pris le pas sur toute ambiguiĢˆteĢ possible. Tout le monde se plaiĢ‚t aĢ€ se consideĢrer comme Ā« une grande familleā€. Les Ā« cā€™est ma ā€œsoeur de coeurā€ Ā», tout comme les Ā« il est comme mon peĢ€re spirituel Ā» ponctuent de multiples conversations.

Rien dā€™eĢtonnant pour la psychanalyste NoeĢmie Le menn, qui pour appuyer son propos, prend pour exemple les kibboutz, dā€™apreĢ€s les eĢtudes de Boris Cyrulnik. Parmi ces familles israeĢliennes qui se refusaient aĢ€ reproduire le scheĢma monoparental au profit de la communauteĢ et eĢlevaient leur enfants tous ensemble, treĢ€s peu de couples naissaient de ces unions. Ā« Cette notion de groupe est similaire aĢ€ celle de ces starts-up, lorsque lā€™on est trop souvent ensemble, trop proches, trop amis, les relations deviennent fraternelles. Du fait dā€™avoir eĢvolueĢ et de partager les meĢ‚mes codes, les enfants neĢs dans les kibboutz nā€™ont que treĢ€s rarement connus dā€™histoires dā€™amour entre eux. Lā€™absence d ā€™inconnu nuit aĢ€ la dimension hautement sexuelle du deĢsir. Si tout est fait pour faire naiĢ‚tre des relations, l ā€™absence d ā€™interdit reĢduit l ā€™attirance. Les liaisons naissent de mysteĢ€re, ici le cap de lā€™interdit est absous dans les couloirs aseptiseĢs de lā€™open space Ā». Lorsque la pression diminue, toutes les tensions disparaissent ā€“ surtout sexuelles.

 

Par Camille Laurens

Photo : Sillicon Valley, saison 5