SCORN OU LE MÉPRIS DES DEVS ROIS

Scorn

Les jeux vidéo considérés comme des jeux d’auteurs sont rarissimes. À raison d’un toutes les décennies, ils sont développés le plus souvent par des studios indépendants au fin fond de l’Amérique ou de l’Europe de l’Est. Ils deviennent dès lors de véritables objets de culte pour les nerds esthètes en recherche de sublimation hardcore dans les mondes virtuels, le plus souvent inaccessibles au commun des consommateurs. Le dernier jeu, rentré direct au panthéon des jeux cultes, est Scorn et il signifie mépris.

D’emblée, Ebb Software le studio serbe annonce la couleur : « Ce jeu a été enfanté par des devs et n’existe que pour des devs ». Il méprise par ce postulat les jeux mainstream et un certain public. Scorn s’immisce dans la catégorie très rare des objets d’art car ses influences visuelles sont issues des visions traumatiques de deux peintres colossaux : pour les couloirs et les intérieurs, H.R Giger (créateur du monstre d’Alien) et pour les paysages, le peintre polonais Zdzisław Beksiński. Ce dernier – introuvable dans La Collection Pinault – a réussi ce que quiconque n’avait performé en peinture : photocopier son inconscient sur près de quinze mille tableaux pour générer un monde onirique, dystopique post-apo et meta-organique qui secoue, hypnotise, fait flipper. Et qu’un développeur de jeux vidéo rende un tel hommage à ce technicien visionnaire, qui a devancé avec quarante ans d’avance la tendance post-surréaliste des I.A contemporaines, est une preuve que l’on détient dans les mains un artefact sans âge comme Beksiński en a crée des milliers. Ce peintre reclus recherchait, par son art, l’éternité. Il se distinguait ainsi par son mépris du business comme les devs de Scorn.

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Douze heures par jour, pendant trente années, sur de la musique classique – le volume au maximum – Beksiński travaillait sur ses tableaux qu’il signait au dos, sans jamais leur donner de titre.  Lorsque les collectionneurs les exposaient, il ne se montrait jamais en public. Malgré le buzz qu’il suscitait, il refusait de participer à tout évènement mondain, n’acceptait ni prix, ni médaille. Il ne recevait qu’un ou deux journalistes par an pour leur accorder une interview où il n’abordait jamais l’actualité. Ce freak casual aux grosses lunettes, d’une grande profondeur d’esprit, n’a jamais quitté la Pologne, ne parlait aucune langue étrangère et n’appartenait à aucun groupement idéologique. Beksiński haïssait le politique.

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Revenons dans le game. Scorn est un FPS énigmatique qui combine des éléments de jeu de réflexion et d’horreur. Il se déroule dans un univers cauchemardesque, hanté de formes étranges et habité de tapisseries sombres. Il a été conçu autour de l’idée « d’être jeté au monde ». Isolé et perdu dans un monde onirique, vous explorerez différentes régions interconnectées de manière non-linéaire. Cet environnement hostile est un personnage en soi. Certains jeux sont difficiles d’accès pour plusieurs raisons : physiquement tout d’abord, car ils sont quelquefois si extrêmes qu’ils se font censurer dans certains pays. Médiatiquement, car ils déplaisent à des média frileux et deviennent mal-aimés, sinon maudits.  Parfois, ils sont difficiles tout simplement à jouer mais ici c’est programmé par les devs. Et si Scorn impose un gameplay frustrant, il détient autant de qualités intrinsèques que de signes trademarkés de l’exception artistique d’une contre-culture exigeante qui détonne dans la production pléthorique du mainstream.

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Alors si le gameplay est retors – comme le début du jeu – le grand frisson fantasmagorique est au rendez-vous. Le parcours du combattant est dès lors une expérience hors du commun, loin de la consommation courante, nous sommes à ce degré d’excellence dans une initiation quasi ésotérique. Bien que peu connus, ces jeux n’en restent pas moins des œuvres mythiques car paradoxalement et dans l’absolu, il n’est pas obligatoire d’y jouer. Le fan fétichiste se procure le jeu en édition deluxe avec le sublime livret d’art et le CD de la soundtrack. Les boîtiers trônent sur l’étagère comme des livres de collection car ces jeux-monde nous habitent et tournent d’abord dans nos têtes, l’imagination et le désir suffisent. Fantasmer le jeu sans y jouer fait partie du processus d’appropriation chez le gamer-esthète. Mais on peut s’immerger dans ce chaos parfait et entrer dans la danse macabre des joueurs. Être patient, apprendre à lâcher prise et le plaisir cybernétique n’en sera que plus grandiose. Vous avez dit snob ? Juste dandy 3.0 comme jadis, Des Esseintes le protagoniste du roman décadent A rebours qui, atteint du taedium vitae, se réfugiait dans des livres rares. En lisant cet article, vous êtes déjà rentré dans le jeu. Veinards.

SCORN  Kepler Interactive – Xbox Series X/S, PC Windows


Par Thierry Théolier

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