SABRINA BELLAOUEL : « LE R’N’B ? LE GENRE QUI PERMET LE PLUS DE LIBERTÉS. »

À 35 ans, Sabrina Bellaouel a déjà une longue carrière derrière elle. Avec Al Hadr, elle peaufine encore plus son style unique mêlant électro, raï, gospel et R’n’B. Rencontre avec une artiste franco-algérienne inclassable, qui tient plus de Kraftwerk que de Khaled.

Culture arabe et musiques électroniques n’ont pas toujours fait bon ménage – on connaît la techno de Detroit plus que celle d’Oran, et la house de Chicago mieux que celle de Tunis. Même au XXIème siècle, la minimale berlinoise a fait couler un peu plus d’encre que celle de Marrakech. Les Mille et Une Nuits devrait pourtant être le livre de chevet des clubbeurs insomniaques, il y a là des récits qui tiennent plus éveillé que la cocaïne et les substances chimiques. Depuis Rachid Taha dans les années 1990, quelques rares francs-tireurs tels Mirwais Ahmadzaï et Mauvais Œil ont tenté de mêler leurs racines orientales à l’avant-garde occidentale. Avec le succès croissant d’un groupe comme Acid Arab, il semblerait que cette hybridation arrive enfin à maturité et puisse trouver un large public. Cela tombe bien pour Sabrina Bellaouel, qui vient de sortir le très bel album Al Hadr : et si cette trentenaire franco-algérienne était celle que l’on attendait pour incarner un style musical qui a longtemps ressemblé à une utopie ?

Pour retracer son parcours, nous n’avons pas eu à monter sur un tapis volant : c’est Sabrina qui s’est déplacée jusqu’à la rédaction de Technikart. Face à nous, en plein après-midi, elle est assez différente de ce qu’on imaginait. Mystique et mystérieuse sur ses disques, elle s’avère affable et rigolarde en vrai. Gardons notre sérieux et revenons quelques décennies en arrière.

LA VOIX DU BLED

Sabrina naît à Paris en 1988. Ses parents, tous les deux algériens, ont une histoire d’amour sur courant alternatif. Ils ont été ensemble, se sont quittés, ont émigré séparément et se sont retrouvés en France – avant de se quitter à nouveau, puis de se remettre à la colle, etc. La petite Sabrina grandit dans les Hauts-de-Seine, à Bagneux. Sa mère s’occupe de l’accueil d’un collège, son père est « tenancier de café, activité typiquement algérienne ». Très tôt, des musiques différentes lui parviennent aux oreilles : « Ma mère aimait la musique arabe, égyptienne, syrienne et autres – Oum Kalthoum ou George Wassouf. Elle écoutait aussi des choses plus classiques, comme Abdel Halim Hafez, avec une langue plus littéraire, des instrumentations plus riches, des formats plus longs. Sans oublier France Gall, Gainsbourg et la radio, en l’occurrence France Bleu ! Chez mon père au café c’était essentiellement du raï, sous toutes ses formes, sur des juke-boxes, dans des playlists, ou quand des musiciens venaient jouer, ce qui arrivait souvent. »

Il y a quelques années, nous avions interviewé dans ces pages Pascal Nègre. Il nous avait expliqué comment, en 1996, il avait réussi à imposer Khaled sur NRJ (puis partout), conscient qu’il y avait un marché. Qu’est-ce que Sabrina pense de ce raï-là, plus formaté, qui a envahi les ondes françaises quand elle était gamine ? « Le raï est multiple. À l’origine, c’est la voix du bled, une voix profonde et mélancolique qui parvient à sublimer le cafard. C’est né de la culture populaire, les chansons que tu entends dans les mariages ou sortant des voitures quand tu vas à la plage, c’est le quotidien des gens… Puis il y a eu une exportation avec Khaled et Cheb Mami, mais ça reste du raï, on y retrouve les mêmes codes, des synthés, des thèmes précis. Aujourd’hui, le raï est une musique qui réunit la diaspora algérienne à travers les continents. »

Sabrina Bellaouel technikart
GUIDED BY VOICES_
Outre le raï, le R’n’B et l’électro, un autre genre musical nourrit Sabrina : le gospel. Pas anormal d’entendre des voix quand on est chanteuse…


Nourrie au raï, la jeune Sabrina a d’autres marottes. Elle rêve de devenir compositrice de musiques de films, aimant celle du dessin animé Princesse Sarah et ayant flashé sur la BO culte de La Planète sauvage, d’Alain Goraguer. En même temps, elle vénère Mariah Carey, alors au sommet avec l’album Butterfly. En 1998, autre coup de foudre esthétique, le tube de l’été « The Boy Is Mine » de Brandy et Monica : « Ça m’a traumatisée ! Je regardais MTV et MCM, j’allais chez Carrefour acheter les singles en CD deux titres. J’ai eu ensuite une phase plus nu-soul, genre Erykah Badu, mais je reste très attachée au R’n’B. C’est le bon exemple d’une musique underground qui devient hyper populaire. Et puis ça m’a bercée et ça a influencé ma façon de chanter. Il y a dans le R’n’B quelque chose de très romantique que je recherche aussi. C’est le genre qui permet le plus de libertés. Et je pense que j’en fais une sorte de nouvelle version ou variation… »

Le 6 octobre 2001, un match de foot dégénère : alors que les Bleus affrontent les Fennecs au Stade de France, des centaines de supporters algériens envahissent la pelouse – après avoir hué La Marseillaise une heure avant. La partie est interrompue. C’est la panique tous azimuts. Dès le lendemain, tous les éditorialistes de la place de Paris en font le symptôme d’un malaise plus profond. Sabrina a alors 13 ans. Comment grandit-elle entre ces deux cultures entretenant une relation passionnelle ? « C’est intéressant comme question : on me la pose parfois alors que je ne me la posais pas moi-même ado. Je ne ressens aucun conflit entre mes origines algériennes et la France où je suis née, ça communique naturellement à l’intérieur de moi. Je suis binationale, c’est mon ADN, j’ai un lien fort et évident avec l’Algérie, je ne m’y sens pas rejetée, et je me sens à ma place aussi ici en France. Je me sens légitime sur les deux territoires, c’est une richesse et non un déchirement. Quant à ce match de foot, c’était exceptionnel, je m’en souviens très bien : j’étais avec toute ma famille à Bagneux, on regardait le match en plein écran, on avait tous des t-shirts algériens, on supportait l’Algérie c’est clair, mais pour nous ce n’était que du sport… »

Ne souffrant pas de troubles identitaires, Sabrina continue avec curiosité de s’ouvrir à d’autres cultures. À 16 ans, elle prend des cours de gospel au studio La Chaufferie, à Bagneux : « C’était vraiment du negro spiritual, du chant chrétien avec Jésus au centre. On était une dizaine, j’étais la seule Rebeu avec que des Renois. Dans la religion musulmane on psalmodie mais le chant n’est pas utilisé de la même façon. Grâce au gospel, j’ai pu lier ma passion de la musique et mon goût pour la louange, j’ai trouvé un canal direct pour m’adresser à Dieu avec style, et cette quête d’amour et de transcendance m’importe. »

À la même époque, elle apprend aussi la batterie, la basse et la guitare. Par un échange linguistique elle atterrit à Brighton dans « une famille complètement barrée qui écoutait beaucoup de punk » : « Ça a été un choc pour moi, ainsi que pour ma correspondante quand elle est venue à Bagneux… Il y avait eu le retour du rock, les Libertines ; en Angleterre, j’ai vu qu’ils avaient ça dans les veines. Je me suis mise au rock, je suis d’abord remontée à Nina Hagen, puis j’ai dévié vers l’école de Canterbury, Robert Wyatt, mais aussi Gentle Giant, et tout le rock expérimental de Frank Zappa à Radiohead. On a monté un trio avec deux copines : j’étais à la basse et au chant. À quoi ça ressemblait ? Oh, beaucoup de cris, des guitares dégueulasses, des grosses marches d’éléphants à la batterie, des basses gluantes, on tentait plein de choses, que des compos originales avec des textes où je parlais de mon acné en anglais. On s’éclatait ! J’ai des enregistrements sur des clés USB qui resteront secrètes. »

GUIDÉE PAR DIEU

Ces années de formation ne sont pas encore finies. À la fin des années 2000, étudiante en fac d’information et communication à Paris-XIII, Sabrina rencontre les musiciens de The Hop, qui brassent jazz, nu-soul et hip-hop. Dans le cadre du programme Erasmus, elle part finir sa licence en musicologie à l’université Goldsmiths à Londres. « Tombée amoureuse » de la ville, elle décide d’y rester : « J’avais trois boulots : je vendais des sacs et des chaussures chez Aldo, je m’occupais des fournitures pour les étudiants en art de Goldsmiths, et le soir je jouais dans un bar avec un pianiste, on faisait des reprises de standards. J’ai découvert plein de petits groupes de rock et des DJs ambiance Jamaïque. Je me suis laissée entraîner par l’énergie effervescente de la ville, comme abandonnée, guidée par Dieu. J’allais beaucoup au Koko, le club de Camden. Pour le jazz-fusion, c’était vers Elephant and Castle que ça se passait. Et enfin pour la techno il fallait se rendre dans le sud de Londres, vers Peckham. J’y ai connu des raves à répétition, à n’en plus dormir… Et quand je reprenais mes esprits, j’ai commencé à trafiquer des sons et à faire du sampling, tout en passant beaucoup de temps sur YouTube à apprendre des astuces de production en autodidacte… »
 

« JE RÊVE DE CRÉER UN HYMNE QU’ON ÉCOUTE AU STADE DE FRANCE, AVANT UN MATCH DE FOOT FRANCE-ALGÉRIE . »

 

Revenue en France, Sabrina quitte The Hop et se lance en solo en 2016 avec un premier EP, Cheikh, où elle tourne le dos au hip-hop pour aller vers l’électro : « Je suis encore sollicitée de temps en temps, mais oui je me suis déconnectée de la scène rap. Les gens ont écouté beaucoup trop de rap ces dernières années, on a atteint l’overdose – en tout cas, personnellement, je l’ai atteinte. Dinos, Lunatic ou Oxmo Puccino c’est mon truc, mais le rap est devenu trop industriel : c’est du taylorisme, on recopie. Là, j’ai l’impression qu’on va pouvoir passer à des choses plus expérimentales. »

Signée sur l’élégant label InFiné, elle affiche sa singularité. De qui se sent-elle proche ? « J’aime Ichon, Varnish La Piscine, Muddy Monk, Bonnie Banane, QuinzeQuinze… Et dans une veine arabisante moderne, il faut citer Acid Arab ! Leur claviériste Kenzi Bourras est le meilleur ami de mon père. Ils sont cools. Acid Arab ouvre la porte à plein d’autres artistes, à des gens comme moi prêts à mélanger le raï et la house… »

Encore étiquetée underground, Sabrina Bellaouel, s’apprête à jouer à We Love Green, et à faire la tournée des festivals en Europe (Barcelone, Bruxelles, Londres). Elle s’autorise à voir plus loin : « J’adorerais avoir un hit un jour, mais sans me contrefaire, avec ma musique à moi. J’aimerais bien collaborer avec des artistes maintream comme Diplo, DJ Khaled, Skrillex. On veut toujours que sa musique soit écoutée par le maximum de gens. Je rêve de créer un hymne qu’on écoute au Stade de France, pourquoi pas avant un match de foot France-Algérie ! »

AL HADR (INFINÉ).


Par Louis-Henri de La Rochefoucauld
Photos Louis-Adrien Le Blay