RAPHAËL TURCAT, LE MENTOR : « NOTRE CREDO ? LÂCHEZ-VOUS ! »

Rédacteur en chef aussi charismatique que taiseux, le cofondateur de Technikart, Raphaël Turcat, a su réunir autour de lui une bande de journalistes iconoclastes et jusqu’au-boutistes. Et réussi l’impensable : rendre la presse française pop… Interview sans filtre.

Tu as cofondé Technikart il y a trente ans pile. Comment décris-tu ton rôle sur le titre ?
Raphaël Turcat : J’ai à peu près tout fait à Technikart. J’ai été rédacteur en chef, directeur de la rédaction, et comme on n’était pas très nombreux, j’ai aussi fait le secrétaire de rédaction, le directeur artistique, le directeur de création, le vigile et l’homme de ménage !

L’histoire de la création du magazine est connue de nos lectrices et lecteurs. Peux-tu quand même la raconter une fois de plus ?
Tout commence quand je rencontre Fabrice de Rohan Chabot en 1991. On était en soirée. On avait fait la fête toute la nuit. C’était le début des années 1990 et on sentait que la culture allait prendre une place importante dans la société. Moi, j’étais déjà branché culture et société, lui était intéressé par l’art contemporain. On a décidé de lancer un magazine.

À quoi doit ressembler ce magazine que vous imaginez ensemble à ce moment ? 
À un mag gratuit, distribué dans les galeries tous les deux mois. Bon, au début c’est bourré de fautes d’orthographe, le format et le logo changent tout le temps… On essaie de se professionnaliser mais on n’y arrive pas. On ne se paie pas un sou. La pub n’arrivait pas à compenser nos dépenses donc on a commencé à faire des grandes fêtes gratuites partout, dans tous les endroits un peu chic de Paris : chez Régine, chez Castel, au Palais Galliera…

À la création du mag, tu n’as pas d’équipe. Comment t’entoures-tu ?
Au départ, c’était pas mal d’artistes. Fabrice avait monté une association de promotion d’artistes qui s’appelait « Art Venir. » Moi, je sortais d’une école de journalisme. On a réussi à constituer une équipe d’une vingtaine de personnes qui s’est étoffée au fur et à mesure des soirées. Ça tournait beaucoup, c’était pas très journalistique. Bon, au moins, c’était très beau ! Mais c’était plus un journal des galeries par rapport à ce que c’est devenu quatre ou cinq ans après. L’équipe s’est vraiment constituée à partir de 1995 autour de grands noms de Technikart : Jacques Braunstein, Benoît Sabatier, Olivier Malnuit, Philippe Nassif, Patrick Williams et Thierry Chapuy à la direction artistique.

Était-ce facile d’accorder tous ces grands noms ?
Ah non, non ! C’était une bataille d’egos permanente. (Rires.) Technikart à l’époque, c’était un peu les Rolling Stones ou les Beatles sur la fin quoi ! Il y avait des grosses personnalités qui terrorisaient un peu tout le monde. Il fallait vraiment réfléchir avant d’annoncer quelque chose en conférence de rédaction ! J’ai vu des bagarres intellectuelles, des gens qui ne se parlaient plus, des dîners au resto où certains se barraient en claquant la porte… Mais je sentais en même temps que s’il n’y avait pas eu cette énergie, un peu guerrière, le journal n’aurait pas eu cet impact. Il y avait de très fortes personnalités : Nassif, Braunstein, Williams, Sabatier mais aussi Léo Haddad, Nicolas Santolaria, Valérie Zerguine et le DA d’après, Thomas Gizolme… Bonjour les collègues ! Tant pis pour la souffrance finalement. Nous avons fait quelque chose qui a marqué les lecteurs et changé le monde ! Enfin à notre petit niveau, hein. Je pense que l’on n’a jamais dépassé les 45 000 exemplaires au plus haut de notre forme.

technikart daft punk
MAG UTILE_
Sa couve préférée (après « Précaires et branchés ») : un duo sur le point d’exploser, une photo signée Janiak et un dossier de Nassif dont on cherche encore à saisir les nuances…


Tu as été à la tête de Technikart de 1991 à 2014. Que retiens-tu de ces deux décennies ?
Beaucoup de plaisir, un peu de tristesse, mais aucune nostalgie. Je pense avoir fédéré les gens avec qui j’ai travaillé sur des sujets qui nous animaient tous. Et je suis content d’avoir poussé la pop culture. Actuel a inventé l’underground pour pouvoir en parler. Nous, on a théorisé la pop culture pour mieux la maîtriser. De mon passage, je retiens aussi pas mal de nuits blanches, de réunions qui commencent à 13 h 30 et qui se terminent à 22 heures où on ne sait même plus de quoi on parlait. Même quand ça pétait, on arrivait à se retrouver. Et ça ne nous empêche pas aujourd’hui de dîner ensemble et de faire encore la fête.

« AU DÉBUT C’EST BOURRÉ DE FAUTES D’ORTHOGRAPHE, LE FORMAT ET LE LOGO CHANGENT TOUT LE TEMPS… »

 

C’était comment, les fêtes Technikart ?
Pas mal ! Il y avait toujours beaucoup de gens très différents, des artistes, des bobos, des branchés, de très jolies filles et de très jolis mecs aussi. Et toujours beaucoup d’alcool. Et j’imagine un peu de drogue aussi. C’était en même temps très chic et très destroy. Exactement ce que je voulais au départ pour Technikart ! Mondain et punk. Camille de Toledo, un écrivain français, avait sorti un livre en 2002 qui s’appelait Archimondain jolipunk : confessions d’un jeune homme à contretemps. Archimondain jolipunk aurait pu être le sous-titre de Tech !

Il y a une fête qui t’a marqué ?
Oui, celle qu’on a faite dans l’Eurostar en 2000. Le déroulé de la soirée est un peu plus épars mais l’endroit était incroyable. Fabrice arrivait toujours à choper des hôtels particuliers inimaginables contre je ne sais quel deal. Je ne veux pas vous mettre la pression pour la fête des 30 ans, hein !

Il y avait plus de drogue ou d’alcool chez Technikart ?
Je pense qu’on était vraiment une rédaction alcoolique. Il y avait aussi quand même beaucoup de moments où on était archi-nets hein ! Faut pas croire qu’on écrivait le canard sous coke ou bourrés. Mais c’est vrai que ce qui nous reliait tous, c’est quand même l’amour de l’alcool. C’est pour ça qu’on a fait beaucoup de dossiers là-dessus chez Technikart.

Et les conférences de rédaction, elles étaient aussi très avinées ?
Non, enfin… si un peu ! C’est vrai que les tendances se révélaient plus à nous après la deuxième bouteille de blanc ! Mais le rituel immuable des conférences de rédaction était d’être en retard. La conférence de rédaction prévue à 14 heures ne commençait pas avant 15 h 30 !

Les journalistes avaient peur de venir ?
C’est vrai qu’il fallait quand même être sacrément armé pour venir en conf’ de rédac’ et ne pas avoir peur d’être bashé. C’est-à-dire que quand quelqu’un lançait une idée, la règle était d’abonder en contre-arguments pour voir à quel point c’était une bonne idée. Il y a plein de moments où je me suis senti comme un soldat de l’ONU pour calmer les ardeurs. Et notre grand principe était que quand on voit trois phénomènes proches dans la culture, on appelle ça une tendance.

Et aviez-vous un QG pour les conférences de rédaction ?
Généralement, elles se terminaient Chez Janine, un rade rue de la Roquette tenu par une sorte de mama corso-antillaise.

« IL Y AVAIT TOUJOURS BEAUCOUP DE GENS TRÈS DIFFÉRENTS, DES ARTISTES, DES BOBOS, DES BRANCHÉS, DE TRÈS JOLIES FILLES ET DE TRÈS JOLIS MECS AUSSI. »

 

Et les bouclages étaient-ils tout aussi mythiques que les conférences de rédaction ?
Beaucoup moins ! Généralement, Olivier Malnuit finissait par s’endormir au bureau. Ce n’était pas la grosse effervescence, tout le monde rentrait chez soi ou allait boire des coups en me disant : « On remonte après pour bosser ! ». Tu penses bien qu’au bout d’un certain niveau d‘alcoolémie, ça ne sert à rien de remonter parce qu’ils ne bosseront pas (rires). Moi, j’y passais des nuits entières, généralement avec la DA (Sophie Jouanneault), pour refaire la titraille, réécrire certains articles, etc. J’ai un souvenir assez fun des bouclages en réalité, Technikart ressemblait à un squat berlinois. Les portes étaient ouvertes, les énergies circulaient ! Tout ceux qui avaient quelque chose à apporter pouvaient entrer. On était loin des attentats et du virus qui circule…

« Venez comme vous êtes », c’était ça ton credo pour Technikart ?
Plutôt « Venez si vous avez des idées et du talent ». Si c’est le cas, « lâchez-vous ! »

Te souviens-tu de ton tout premier sujet Technikart, en 1991 ?
C’était l’édito du numéro 1, en 1200 signes avec cinq fautes d’accord ! (rires) Bon, après, je me suis rattrapé. L’édito disait : « voilà, on est Technikart. Il y a plein de galeries à Paris dont il faut pousser les portes. Nous sommes un journal gratuit qui va vous présenter les expositions ». Waouh, super punk !

Quel a été ton meilleur sujet, selon toi ?
Un truc qui m’a marqué est un dossier que l’on a fait tous ensemble qui s’appelait « Précaires et branchés ». On n’arrivait pas à trouver d’images pour le dossier, c’était une catastrophe. On a donc pris en photo un sandwich grec et un Nokia, très cool pour l’époque (rires). Et ça nous définissait bien. Pas que nous, d’ailleurs.

technikart ancienne couv

Pourquoi ?
Parce qu’on était tous dans les fêtes, à se coucher super tard, et en même temps à être super pointus en matière de culture. Tout le monde était créateur de projets. Tu vois c’est cool mais ça ne fait pas vraiment vivre. Et il y avait une communauté immense en France d’artistes, de graphistes, de musiciens, d’écrivains, et de journalistes, tous brillants mais un peu seuls et paumés. On a eu des retours de plein de gens autour de nous qui nous ont dit qu’on les avait compris. Alors, c’était peut-être la couverture la plus atroce de l’histoire de la presse mondiale, mais elle a eu énormément de succès. C’est un peu à partir de ce moment-là que le magazine a décollé. Ce n’était pas The Face, qu’on fantasmait un peu pour ses couvertures magnifiques, mais c’était Technikart, quoi !

As-tu déjà été menacé pour tes articles ?
Euh oui, j’ai déjà été menacé de procès… Une fois, des gens de la Tribu Ka sont venus avec des machettes à la rédaction. Et il y a une fois où j’ai eu peur. Un mec, qui était un ancien champion du monde de MMA, m’accusait de lui avoir fait perdre son boulot à Canal+.

Tu quittes Technikart en 2015. Le mag est-il alors très différent de celui de 1995 ?
L’époque a changé, déjà. Je la trouve moins passionnante, moins bouillonnante. Il y a peut-être un parti pris. Mais, j’ai l’impression qu’on est passé d’une période de création à une société de recyclage. Bon en plus, j’ai vieilli, on a tous vieilli.

C’est parce que tu trouves la période moins passionnante que tu es parti ?
Moi qui étais tout le temps attiré par la modernité et la post-modernité, j’étais un peu frustré. Je ne considérais pas qu’il n’y avait plus rien à dire, mais que les gens autour de moi et moi-même avions fait le tour de la question. Plusieurs options ont été envisagées : soit on faisait un magazine de vieux branchés (ce qui aurait pu être drôle), soit on continuait d’écrire pour des gens de 20 ans en ayant 40 ans. Je trouvais ça un peu délicat. Et il n’y avait plus cette énergie du départ. L’histoire s’est terminée là.

Technikart a apporté quoi finalement aux médias français ?
Énormément de décontraction. Ce qu’a Society aujourd’hui. Quand j’ai lu les premiers numéros de Society, je me suis dis que c’était un nouveau Technikart. Parce qu’ils ont toutes les grandes règles du journalisme mais ils triturent les codes. Le ton est différent, ils ont un peu moins de foi que nous, il y a de la déconne et des concepts un peu tordus, mais qui finalement tiennent la route.

Tu suis toujours les aventures de Technikart aujourd’hui ?
J’avais un peu lâché l’affaire quand je suis parti, pendant une période de trois ans. Mais maintenant, quand je tombe dessus, je l’ouvre à nouveau. Je vois qu’il y a une nouvelle énergie pas désagréable. Ça me fait même parfois marrer…


Par Anaïs Delatour