Sur le ring, Olivier Marchal, 62 ans en novembre, champion du polar à la française, et Kaaris, 40 ans, poids lourd du rap made in Sevran. Ils mettent les gants à l’occasion de la sortie de Bronx, excellent thriller où Marchal dirige Kaaris dans le rôle d’un… flic. Interview mi-flic mi-voyou.
Après Braqueurs, Overdrive ou Lukas, Kaaris – parrain de la trap et de la drill depuis le carton Or noir en 2013 – vient d’être engagé par Olivier Marchal, spécialiste du polar à l’ancienne. Dans Bronx, Marchal lui offre un rôle secondaire, celui d’un flic nerveux, où en plus de montrer ses muscles, il peut faire découvrir une plus large palette de son talent. Si les deux hommes viennent d’horizons différents (Kaaris, Okou Armand Gnakouri de son vrai nom, originaire de Sevran, gros vendeur de disques et bientôt au casting d’une fiction événement de TF1, et Marchal, ancien flic devenu scénariste, acteur et réalisateur), ils se sont trouvés et entendus comme larrons en foire sur le tournage de Bronx. Entre deux éclats de rire, ils devisent sur Netflix, leurs goûts musicaux et l’état de la nation…
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Olivier Marchal, Kaaris se retrouve à l’affiche de ton nouveau film. Tu connaissais sa musique avant ?
Oliver Marchal : Je ne suis pas très rap, je suis resté bloqué à IAM et Mc Solaar.
Kaaris : De très grands rappeurs, la base.
Oliver Marchal : Je suis beaucoup plus Nougaro, Reggiani, Bécaud… Mes enfants, Zoé, comédienne, et Basil, mon fils de 11 ans, sont dingues de lui par contre. « On s’en bat les couilles, shalo-maleykoum » (paroles de « Goulag », sur l ’album 2.7.0, ndlr). Ça me vaut quelques réflexions de la directrice de l’école, merci Kaaris !
Et vous, Kaaris, vous connaissiez le cinéma d’Olivier ?
Kaaris : C’est un des meilleurs cinéastes de polars, j’ai vu tous ses films. Carbone, avec Benoît Magimel, m’a retourné.
Oliver Marchal : Et moi, je l’avais vu dans Braqueurs. Je ne l’ai pas pris parce que je voulais une vedette du rap pour faire bien sur l’affiche. C’est un putain d’acteur avec une putain de tronche.
Bronx débarque directement sur Netflix le 30 octobre. Vous pensez toucher un plus large public ?
Oliver Marchal : On fera plus que 12 000 entrées le jour de la sortie, puisque c’est la moyenne en salles en ce moment. Ça m’a valu des réflexions navrées de certains exploitants qui sont déjà dans la merde. Je ne veux pas que Bronx fasse 80 000 entrées en France, mais c’est la réalité du moment. J’aurais adoré que mon film sorte dans les salles françaises et sur Netflix pour le reste du monde, mais on fait partie d’une industrie assez cruelle. Je n’ai pas le choix, le confinement a familiarisé les spectateurs avec les plateformes, Netflix chope 200 000 abonnées en plus chaque semaine, ils ont 180 millions d’abonnés dans le monde ! Un film comme Balle perdue (polar avec Alban Lenoir, ndlr) fait 40 millions de vues. C’est bien pour le film, pour mes acteurs, pour mes techniciens et pour moi.
Bronx, au départ, était une prod’ Gaumont plutôt importante — on parle d’un budget de 12 millions. Comment se retrouve-t-il sur Netflix ?
Olivier Marchal : Le film a coûté neuf millions et Netflix était déjà coproducteur. Quand ils ont vu le film, ils ont eu un coup de cœur et ils ont proposé de le racheter et d’avoir l’exclusivité mondiale. Ils ont mis un chèque sur la table, l’ont racheté entièrement et envisagé une grosse sortie, très médiatisée. Gaumont a été remboursé, le film leur coûte zéro, j’ai pris un gros chèque car le film appartient maintenant à Netflix, je n’ai plus de droits d’auteur. C’est un film qui a été fait pour la salle, avec une remarquable photographie de Denis Rouden. C’est vraiment une frustration mais avec cette catastrophe industrielle de l’exploitation, c’est compliqué. Les restos ferment, peut-être les théâtres… Et il faut donner des films à voir aux spectateurs.
Kaaris, cette catastrophe économique, tu la ressens également avec les concerts ?
Kaaris : Toute l’industrie culturelle s’effondre. Récemment, je suis allé deux fois au cinéma, dans des grandes salles, j’étais seul à chaque fois. Auparavant, on rêvait qu’il y ait moins de monde dans les salles, maintenant, on s’y retrouve seul, c’est très, très étrange. Quant à moi, je ne tourne plus depuis mars.
Au fait, le Bronx, c’est où ?
Olivier Marchal : « C’est le Bronx », ça veut dire que c’est le bordel. C’est un peu la thématique de mes films ; il n’y a pas beaucoup d’optimisme dedans. Celui-ci est désespéré, c’est ma vision du monde. Mais l’époque est plus que problématique, on n’est pas loin des milices privées, de la guerre civile. Regardez hier (l’attentat terroriste, en face de Charlie, avec deux personnes blessées au hachoir, ndlr). Mes potes de la BRI et du RAID sont prêts pour la guerre, c’est tragique, même si je ne veux pas être alarmiste. Je n’ai plus envie de rester dans Paris avec mes enfants, c’est une ville irrespirable et anxiogène.
Kaaris, Olivier parle de guerre civile, tu ressens également ce climat ?
Kaaris : En France, c’est tendu, et c’est aggravé par la Covid, mais je ne ressens pas la même chose qu’Olivier. Ailleurs dans le monde, notamment aux États-Unis, c’est nettement plus grave.
Olivier, vous avez déclaré avoir peu de respect pour les artistes qui « chient sur la police ». Ce n’était pas difficile d’envisager Kaaris pour un rôle de flic ?
Olivier Marchal : Le rap est une forme d’expression, dans une chanson on a le droit de tout dire. Ces mecs ont grandi dans des quartiers donc je peux comprendre le rejet qu’ils ont de la force publique et de l’autorité. Je le comprends et je l’accepte. Auparavant, il y avait la police de proximité qui était proche des jeunes de banlieue. J’avais des copains, des mecs du RAID qui installaient des terrains de basket, qui les entraînaient aux arts martiaux. Cela se passait très bien avec les jeunes. En 1985, quand j’étais à la section anti-terroriste, je faisais du théâtre, j’avais des potes qui écrivaient des scénarios, j’avais envie d’aller dans les cités, proposer des activités. Personne ne m’a jamais écouté. Je comprends que dans le rap, on s’en prenne à la société, aux flics, pas de problème. J’ai plus de mal avec les prises de position publiques, un artiste est là pour apaiser, pas pour mettre le feu aux poudres. C’est pour cela que j’ai pris position. Vous m’imaginez dire que tous les mecs des quartiers sont des crevures ?
Kaaris : Olivier est un ancien flic, je suis un mec de banlieue et on se comprend. Quand tu vis dans un quartier, il y a un rapport de force entre la police et les jeunes. Mais les policiers sont également des jeunes qui, parfois, écoutent du rap. On se comprend, mais… chacun fait son métier.
Olivier Marchal : Le film qui reflète le plus la réalité des quartiers, c’est Les Misérables, de Ladj Ly, c’est un chef-d’œuvre. Tu vois qu’il y a des mecs biens et des cons des deux côtés. Le ministère de l’Intérieur est le ministère qui embauche le plus de « minorités », des blacks, des maghrébins. Ils souffrent aussi de ce rejet. Être flic, c’est un beau métier. Je refuse l’amalgame, tous les flics ne sont pas des enculés, des crevures. Ce n’est pas vrai, il n’y a pas des milliers de personnes qui pensent qu’ils vont se faire lyncher par les flics s’ils sortent dans la rue (Marchal fait ici référence aux propos de Camélia Jordana et Omar Sy, ndlr). On n’est pas en Afrique du Sud, pas en Espagne avec la Guardia Civil, même les flics belges sont chauds… Je suis pro-flic mais je condamne les excès. Mais il n’y en a pas tant que ça. Tu vas au RAID, à la BRI, voir les mecs qui rentrés au Bataclan, ce sont des types extraordinaires.
« LES POLICIERS DOIVENT ÊTRE EXEMPLAIRES, CEUX QUI NE LE SONT PAS N’ONT PAS À ÊTRE LÀ. » – KAARIS
Néanmoins, il y a des problèmes. Vous avez vous-même mentionné la fin de la police de proximité en 2003.
Olivier Marchal : Une erreur monumentale ! Les jeunes ont besoin de modèles. Et si cela peut être un flic…
Mais on ne peut pas nier le problème de la violence policière dans ce pays.
Olivier Marchal : Les mecs travaillent 80 heures par semaine, ça n’excuse rien.
Et tirer dans le visage d’un manifestant Gilet jaune pour l’éborgner ?
Kaaris : Bien sûr que c’est un problème !
Olivier Marchal : C’est un grave problème, je l’entends. Quand tu vois tout ce qu’ils prennent sur la gueule, des boulons, des barres de fer… Et encore une fois, ça n’excuse rien, mais on peut comprendre que cela arrive. Malheureusement ! Ils sont chauffés à blanc, ils craquent. Il n’y a pas assez de flics, ils sont employés à tout faire, ils bossent trop, le terrorisme est une menace permanente…
Kaaris :… mais les policiers devraient être exemplaires.
Olivier Marchal : Je sais, je sais. Les flics dans la rue font de tout et ils ne sont pas préparés à faire face à autant de fatigue, autant de violence, d’insultes… Il faut être fort et tous ne le sont pas, c’est regrettable. Quand j’étais flic, j’ai bossé avec des mecs violents. J’ai fait la nuit pendant sept ans et il y avait un équipage de la BAC qui nous ramenait des mecs avec la tête au carré et ces victimes se retrouvaient avec outrages, rébellion… Et quand on discutait avec eux, on s’apercevait que c’était bidon. Je finissais par déchirer les procédures, relâcher les mecs. On ne voulait plus bosser avec cet équipage, je les ai fait déclasser, et ils ont été affectés dans des bureaux. Je n’en voulais plus sur le terrain, on a fait notre travail. Ça, c’est des connards XXL, ils méritent leurs portraits dans tous les commissariats de France, mais il y en a très peu. Je le redis, quand tu vas au RAID, à la BRI, au 36 quai des Orfèvres, tu as des putains de mecs. Je connais des flics de la BAC formidables. C’est la société qui va mal, pas que les flics.
C’est quand même plus compliqué en banlieue. En venant de Sevran, Kaaris, tu as peut-être une autre vision sur ce qu’il se passe ?
Kaaris : Les policiers, je le répète, doivent être exemplaires, ceux qui ne le sont pas n’ont pas à être là. Mais on ne peut pas mettre tout le monde dans le même sac.
Olivier Marchal : Mais tu peux comprendre que ça dérape dans certains cas ?
Kaaris : Ça dérape des deux côtés. On est tendus. C’est Les Misérables en fait. Il faut le voir pour comprendre.
« C’EST LA SOCIÉTÉ QUI VA MAL, PAS QUE LES FLICS. » – OLIVIER MARCHAL
Kaaris, tu as beaucoup publié sur les réseaux autour de Black Lives Matter. Tu as été confronté à des violences policières ?
Kaaris : Ouais, j’ai vécu des trucs mais voilà, je suis pas le plus à plaindre. Après, j’ai publié sur BLM, mais tout le monde devrait publier autour de ce mouvement. Peu importe qui il [George Floyd] était, ce qu’il a pu faire ou non, les images qu’on a vues étaient insoutenables. On n’a pas le droit, c’est un humain au sol, menotté, c’était injuste… Peu importe ta couleur de peau. Alors c’est normal de s’exprimer et de s’indigner surtout quand ça arrive aux minorités.
Olivier Marchal : Mais les trois flics qui ne bougent pas un petit doigt pendant que leur collègue étouffe George Floyd sont tout aussi condamnables. En France, si un coéquipier dépasse les bornes, il y en aura toujours un pour s’interposer pour éviter ça !
Kaaris, dans « Deux Deux », titre avec Bosh de ton nouvel album 2.7.0, tu dis t’arracher en deux deux dès que tu vois les 22. Ça fait quoi d’en devenir un, de 22 ?
Kaaris : Ah c’est lourd. J’ai pas fait beaucoup de films, mais je voulais pas avoir encore un rôle de gangster. Si c’était ce qu’il me proposait, ça aurait été carré aussi parce que ce qui m’importait c’était avant tout d’être dans un film d’Olivier. Mais j’ai bien aimé incarner un flic de la BRI.
Par rapport à ton image, ton public ne va pas t’en vouloir d’interpréter un flic ?
Kaaris : Non je pense qu’ils seront contents que je joue dans un long métrage surtout. Et puis, on est des flics border qui dépassent un peu les lignes.
Olivier Marchal : J’avoue que c’était un bonheur de lui mettre un gilet pare-balles et un brassard police….
C’est comment d’être dirigé par Olivier Marchal ?
Kaaris : C’est hyper rassurant. Il crie jamais lui ! Tu cries même pas, toi ?
Olivier Marchal : Ah bah non, surtout pas. Il faut être bienveillant et affectueux.
Kaaris : Quand c’est pas bon, il ne dit jamais « c’est pas bon ». Il dit : « c’est pas mal, on refait. »
Tu démarres au cinéma. C’est intimidant ?
Kaaris : Bien sûr. Sur scène, je suis seul, seul face à mon public. Sur un tournage, je dois être ce que le réal’ veut, c’est le plus compliqué.
Après Braquo, des séries de prévues, Olivier ?
Olivier Marchal : J’écris un pilote d’une série avec Alexandra Clert qui a produit Engrenages. Et à côté, j’adapte Overdose pour Netflix avec Christophe Gavat – mon ami commissaire divisionnaire et scénariste, avec qui j’avais écrit Borderline – tiré de Mortel Trafic de Pierre Pouchet, un super polar.
« Les p’tits sont trop vifs, faut que j’reprenne du service ». Vous sortez 2.7.0 en signant des feats avec Bosh, ou encore Dadju qui marquent la nouvelle génération du rap-game. Vous vous reconnaissez en eux ?
Kaaris : Ils sont bons, ils sont forts. Quand tu prends de l’âge, tu te rappelles le passé, quand j’arrivais avec Zoo et avec Or noir. Le temps a passé et ouais, les petits sont vifs. Je me retrouve en eux, mais je suis toujours là, je reprends du service, un peu comme la police.
Vous dites avec Bosh « Gucci, Fendi, j’pue la rue ». Tu serais Kaaris aujourd’hui si tu ne venais pas de Sevran ?
Kaaris : Je ne sais pas. C’est une question piège, ça. Mais c’est certain que le milieu dans lequel on évolue, ça influe…
Toi aussi, Olivier, tu es le produit de ton environnement ?
Olivier Marchal : Y’a une phrase de J. B. Watson que j’adore : « Le milieu c’est ce que nous sommes, et ce que nous sommes, c’est ce que le milieu nous fait faire. » Je viens de Bordeaux, d’une famille ouvrière, mon père, pâtissier, bossait beaucoup, avec une passion pour la bouffe, le pinard. On était une famille d’épicuriens. Kaaris : Tout pareil. Sauf que chez moi, les placards étaient vides.
Album 2.7.0 (O.G. Records)
Bronx, disponible le 30 octobre sur Netflix
Notre interview vidéo : https://www.instagram.com/p/CGsRbEnIuLz/
Entretien Marc Godin & Carla Thorel
Photos Arnaud Juhérian