NFT OU L’ART SANS ŒUVRE RÉELLE

Nft technikart

Vous vous posez des questions sur l’engouement autour des œuvres non tangibles ? Notre chroniqueur décrypte ce nouvel Eldorado. 

Dans une chronique précédente, j’affirmais que les limites entre le monde virtuel et le monde réel étaient de plus en plus floues et j’avais (encore) raison. Partout où nous allons aujourd’hui, le plaisir n’est pas tant de vivre le moment qui nous est offert, que de le partager sur les réseaux sociaux. Le digital semble être devenu une fin en soi plutôt qu’un moyen. Désormais, nous faisons les choses pour qu’elles soient partagées sur les réseaux sociaux, sinon l’intérêt est moindre, voire inexistant pour certains. Nos recettes de cuisines, nos sorties, nos vêtements, nos enfants, nos parents, tout doit être instagrammable. L’art n’échappe pas à cette silicolonisation des esprits. Que ferait aujourd’hui l’acquéreur d’une œuvre d’art ? Il s’empresserait probablement de la prendre en photo avec son smartphone, puis la mettrait plausiblement en fond d’écran ou en photo de profil, enfin il l’enverrait à ses contacts ou la posterait sur les réseaux sociaux. L’œuvre d’art passerait naturellement de la réalité au digital. 

Les NFTs offrent la possibilité de supprimer un intermédiaire important : l’œuvre d’art dans le réel. Plus de transports, plus la peur que quelqu’un y dépose une trace de doigt (après avoir mangé une gaufre bien grasse), plus d’alarme anti-vol, de barrières d’un mètre autour, d’assurance tous risques : l’œuvre d’art n’existe plus, elle n’a pas de réalité au sens propre, elle n’est qu’un codage informatique. Mais elle reste un signe extérieur de richesse. Quand Eminem s’offre un NFT d’une valeur de 450 000 dollars, un item de Bored Ape Yatch club, il le met directement en photo de profil sur son compte Instagram.
 

LE RÈGNE DE L’ILLIMITÉ

L’obsession de l’authenticité sur les attributs de l’œuvre préparait l’arrivée des NFTs. Comment le monde de l’art a-t-il pu succomber aussi rapidement ? Ce basculement a été possible par le fait que depuis des siècles la valeur d’une œuvre d’art n’est pas due à ses attributs réels, mais à son authenticité qui garantit son caractère unique. Rien n’échappant au marché du digital, dont le but est d’en finir avec les contraintes matérielles et d’imposer le règne de l’illimité : avoir 10 000 amis virtuels sur Instagram, plutôt que cinq dans la vraie vie, se balader avec sa bibliothèque partout, plutôt qu’un livre à la main, avoir un catalogue numérique, plutôt qu’une bibliothèque municipale. Éliminer le réel, tel est l’objectif du digital, car le but est que la seule fenêtre vers le monde passe par un petit écran. Les NFTs reflètent cette digitalisation de la société, mais leur succès dans le monde de l’art s’explique également par cette obsession pour la notion d’authenticité. Peu importe que l’image circule sur le net et que tout le monde par une simple capture d’écran puisse se la procurer et jouir du même plaisir que vous (celle de la contempler sur un petit écran de smart phone), ce qui fait la valeur de l’œuvre c’est le certificat d’authenticité qui fait office de titre de propriété. L’œuvre d’art est à vous, tout le monde peut la voir sans l’avoir. Il y a quelque part une forme d’égalité, pour le détenteur comme pour le spectateur, il n’y aura qu’une seule façon d’admirer l’œuvre d’art : par l’intermédiaire d’un écran, sous un seul angle, sous une seule lumière, avec de l’électricité, du wifi, une bonne connexion internet, avec l’impossibilité de la toucher voire de la sentir. 

AFFAIRE DE GROS SOUS

Alors l’art sous NFT nous éloigne-t-il de la réalité ? Probablement le futur sujet du bac en 2030. Avant les NFTs, il y avait déjà un débat. Certains disaient que l’art faisait disparaître le réel car il nous plongeait dans le monde propre de l’œuvre. D’autres avançaient à l’inverse que l’œuvre nous révélait une réalité que nous n’avions pu vivre. Ce qui nous amène à une deuxième question : l’art doit-il imiter le réel ? En ce qui concerne les NFTs nous pouvons dire que l’art nous éloigne de la réalité matériel mais qu’il imite clairement le réel qui consiste en une digitalisation de nos vies. Bien sûr, tout cela est également affaire de gros sous, il ne faut pas être dupe, et prépare un prochain désastre environnemental (les NFTs sont énergivores, donc extrêmement polluants) mais cela on en parlera, comme souvent, une fois que les principales parties-prenantes auront suffisamment fait de profits.


Par 
Thomas Porcher
Photo Gianni Giardinelli