LOÏK LE FLOCH-PRIGENT : « ALSTOM, ALCATEL, RENAULT-NISSAN ? LES RESPONSABLES COURENT TOUJOURS ! »

INTERVIEW POLITIQUE DE BURGALAT

loic le floch prigeant

Alstom estropiée avec la complicité de Macron, Ghosn jeté en pâture aux Japonais, Alcatel vaporisée pour faire place à la « start-up nation »… Mais où sont passés les grands leaders d’industrie ? Pour y voir plus clair, notre reporter éco a fait appel à Loïk Le Floch-Prigent (ex-Elf, Gaz de France et SNCF passé, comme Guitry, par Fresnes). Attention, ça éclabousse !

 

Si on a commencé comme moi dans la musique industrielle, vu Kraftwerk sur scène en 76 et pleuré la première fois qu’on a pris l’Eurostar, on ne peut qu’apprécier Loïk Le Floch-Prigent. C’est le plus brillant et le plus inlassable des défenseurs du secteur secondaire, des usines et des métaux lourds, face aux grands enfants méchants chantres de l’open-space, du design régressif et de la start-up nation.

En 2001 Serge Tchuruk, PDG d’Alcatel, qui représentait 150.000 salariés dans le monde, proclamait « nous souhaitons être très bientôt une entreprise sans usines ». Mission accomplie. Non seulement il n’y a plus d’usines Alcatel, mais il n’y a plus d’entreprise ni de salariés. Et le coupable coule des jours paisibles, comme tous les autres liquidateurs sauvés des eaux, les Lauvergeon, Haberer, Messier and co.

Aucun d’entre eux n’a goûté aux bons petits plats de la pénitentiaire mitonnés par Sodexo, maître-queux des ministères et des forces armées.

LLFP, lui, a payé cher, sans avoir jamais échoué. Condamné et écroué régulièrement depuis 1996, ré-incarcéré une fois ses peines purgées, par un Juge d’Application des Peines particulièrement appliqué, puis tombant, en 2012, dans un traquenard émirati-africain au Togo, c’est l’Homme au masque de fer des Grandes Entreprises françaises et des secrets de la Mitterrandie.

Les ratés ne vous rateront pas, écrivait Bernanos. En tout cas ceux qui ont tout raté après lui ne l’ont pas loupé.

 

Il est 18 heures à l’horloge du Train Bleu, gare de Lyon. L’ingegnere était à Bourg-en-Bresse, patrie de Die Form et du label Bain Total, où il s’occupe d’une fonderie. Les cheminots croisés sur le quai ne semblent pas reconnaître le proconsul des jours glorieux, il n’y a pas que ce qui nous fait du mal qu’on a tendance à oublier.

Quand on observe l’aréopage de prébendiers de l’économie sociale et solidaire et de Thénardiers des EHPAD qui grenouillent autour du pouvoir, on se dit que Pink Floch ferait un Ministre de l’Industrie autrement magnifique, un Vidocq d’anthologie, à moins que ce soit Jean Valjean ou Edmond Dantès. En avant vers la nouvelle révolution industrielle, et à bas le cool. Let There Be More Light.

Bertrand Burgalat : Hier, en quelques heures, l’aciérie Ascoval à Saint-Saulve, reprise par British Steel, a arrêté sa production, l’ex-usine Whirlpool d’Amiens a été placée en redressement judiciaire, et General Electric a annoncé 1044 suppressions d’emplois sur l’ancien site d’Alstom à Belfort. Vous avez dirigé avec succès les plus grandes entreprises françaises, Rhône-Poulenc, Gaz de France, Elf Aquitaine, la SNCF, ça doit vous faire mal au coeur de voir ce qui se passe actuellement…

Loïk Le Floch-Prigent : Je suis atterré par le niveau d’irréflexion des politiques et des médias à l’égard du domaine dans lequel j’ai travaillé depuis plus de 50 ans. Prenons le dossier Alstom. Fin 2013 on déclare l’entreprise en difficulté quand, un mois plus tôt, son président affirmait que tout allait bien. Quelques semaines après, une indiscrétion de Bloomberg annonce qu’il est en discussions avancées avec General Electric pour vendre les trois-quarts de son groupe. À priori on tombe de l’armoire, pas en France : « C’est merveilleux, les américains ont bien compris combien cette société était intéressante ». J’écris alors dans Le Monde que c’est délirant, que ce n’est pas ça qu’il faut faire, que le département transport, qui est supposé devenir le centre de l’activité Alstom, ne peut pas vivre tout seul, parce qu’il est dans un domaine cyclique. 

« Alstom c’est un suicide collectif permanent, avec une incompréhension totale de ce qu’est le monde industriel… »

 

 

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DUO DE CHOC _ Quand un fan de Kraftwerk rencontre un ponte de l’industrie, ça fait des étincelles…

Qu’est-ce qu’il fallait faire ?  

D’abord ne pas se presser. Il y avait un carnet de commandes, ça allait. Il fallait essayer de voir quels étaient les points forts d’Alstom pour tenter une opération européenne qui les développe en sortant les autres, et vice-versa avec Siemens, qui était complémentaire. On avait les turboalternateurs pour les centrales nucléaires (Siemens est dans un pays où on ne fait plus de nucléaire) et l’hydraulique, où nous étions les meilleurs mondiaux, et nous étions leader européen des smart grids, l’utilisation de l’électronique pour économiser la consommation électrique. Notre point de faiblesse, c’était les turbines à gaz, où Siemens était un des leaders mondiaux. C’était relativement simple comme solution. Mais ça ne se fait pas parce que l’ensemble de la presse et des politiques veut absolument faire l’opération GE. Kron lui-même la veut, semble-t-il, pour des raisons judiciaires, comme on s’en rendra compte ensuite, un de ses cadres étant poursuivi aux USA et ayant écrit son récit. Il faut prendre son temps, et on fonce dans le mur sans jamais remettre en question la politique de GE par rapport à celle d’Alstom. J’écris alors que les deux sociétés ne sont pas compatibles. Alstom fait des joyaux à l’unique, et GE des produits sur le comptoir : on est spécialisés dans des produits à l’unité, comme l’hydraulique, les turboalternateurs, et eux ils prennent la turbine à gaz LM500 et la vendent à des milliers d’exemplaire. GE a eu les yeux plus gros que le ventre, non pas en achetant Alstom, mais en achetant n’importe quoi, en essayant notamment de se mettre dans les algorithmes pétroliers. Aujourd’hui GE est vraisemblablement démantelable, ce n’est pas la grande société qui devait permettre à Alstom de se développer, bien au contraire.

Et que faire maintenant ?

La seule solution c’est de dire : nos hommes ne sont pas partis, il existe encore des spécialistes français des turboalternateurs, de l’hydraulique et des smart grids, essayons de faire une électromécanique française, en l’associant au transport qui n’a pas encore été fusionné avec Siemens. On a tous les éléments mais on ne veut pas. L’ambition de la France est résumée par la position du maire de Belfort, qui après avoir lancé une pétition pour que GE achète Alstom énergie, clame aujourd’hui : « il faut que l’Etat nous aide, parce qu’à Belfort c’est la catastrophe ». C’est un suicide collectif permanent, avec une incompréhension totale de ce qu’est le monde industriel, des techniques, des marchés et des cultures d’entreprise. Tout ça est complètement ignoré par des gens qui sont incompétents, et qui en plus sont arrogants. Lorsqu’on ose suggérer qu’ils ont peut-être tort, ils s’offusquent : « Comment ? Moi tort ? Je suis le meilleur, je suis le plus grand expert », une espèce d’imbécilité collective liée à un déni de réalité, « je suis le meilleur parce que je suis le meilleur parce que je suis le meilleur ». Vous ne faites que des cagades et vous êtes le meilleur? C’est comme le type qui fait des fautes d’orthographe et qui dit, « pas de problème c’est la nouvelle orthographe, c’est moi qui l’invente ». Et on recommence avec Renault-Nissan, on n’a encore rien compris.

LOÏK LE FLOCH-PRIGENT
LOÏK LE FLOCH-PRIGENT

Qu’est-ce qui s’est passé avec Renault-Nissan ?

Nous avions sauvé Nissan avec Renault, avec notre bon argent, puisque dans Renault il y a aussi l’argent du contribuable. On sauve grâce à Carlos Ghosn, et puis une fois Nissan sauvé, c’est Renault qui est en difficulté et on demande à Ghosn de revenir (il était parti en 1999 sauver Nissan). Il revient donc pour sauver Renault et il le fait. Il dit alors : « je vais aller un peu plus loin, je vais essayer une alliance, mais c’est quand même basé sur le fait que j’ai sauvé Nissan et Renault, il ne faudrait pas que l’Etat intervienne trop ». En 2015, on fait exactement l’inverse : l’Etat intervient en disant aux Japonais, « voilà ce qu’on veut ». Les Japonais, à qui Ghosn avait dit pendant des années, « c’est moi qui dirige », se vexent, veulent que l’Etat s’en aille, et on leur dit « nous sommes d’accord pour que Nissan soit japonisé, Carlos Ghosn est un imbécile, c’est bien connu, donc nous allons vous écrire que nous ne ferons jamais état de notre participation d’actionnaire de référence de Nissan », ce qui signifie que c’est Nissan qui dirige Nissan, c’est plus nous, alors que nous avions mis 43,4% dans Nissan.

« Hollande considère qu’il a été supérieurement intelligent parce qu’il n’a rien fait »

 

 

Qui dit ça ?

Le gouvernement français, le ministre de l’économie qui s’appelle Macron, et avec lui toute l’inspection des finances. On n’y peut rien, c’est comme ça, c’est dans les journaux…

Alstom, c’était Macron aussi ?

Oui, avec les mêmes, absolument. Ghosn n’a pas compris, parce qu’il pensait être bien vu par les Japonais. Immédiatement on le met en danger, les Japonais ne peuvent pas accepter que l’alliance soit faite au profit de Renault. Le seul élément qui perturbe la japonisation de Nissan, c’est la personnalité de Ghosn, il faut donc l’éliminer. Les Japonais choisissent une élimination par le juge. Dès qu’il y a le juge, « aaahhh c’est la justice, on laisse la justice…» et on a peur. On laisse Ghosn dans la tourmente, mais le problème, c’est que par la même occasion on a mis Renault dans la tourmente et que le titre a décroché de 50%. On revient au schéma où on dit « on n’est pas assez gros ». Et à ce moment-là le petit Fiat arrive et se dit prêt. Pourquoi ? Parce que là, comme avec Alstom, dans la merde où on est, même les Italiens considèrent que Renault, c’est vachement bien. Et on applaudit. Tout le monde bat des pieds pour expliquer que c’est absolument génial, il est bien évident que ce n’est pas le moment de faire l’alliance avec Fiat, puisque nous avons perdu 50% de notre valeur, et que nous n’avons toujours pas résolu notre problème avec Nissan. S’il y a un moment où il ne faut surtout rien faire de pareil, c’est maintenant. Et on multiplie les exemples. Quand on a vendu Alcatel à Nokia, on a dit « nous allons faire l’Airbus du téléphone ». Cherchez l’Airbus du téléphone – moi je ne le vois pas. Quand on a fait Lafarge-Holcim, il était bien évident que tout ça allait être au profit d’Holcim, « pas du tout, c’est l’alliance entre égaux ». On fait toujours l’alliance entre égaux – et on se fait bouffer…

La première chose qui m’a sidéré quand j’ai vu les déboires de Ghosn, c’est que c’était la première fois – depuis que les cocos, alliés d’Hitler jusqu’à l’été 41, avaient piqué son usine à Louis Renault en 45 –, que Renault était profitable. On est gare de Lyon, Guillaume Pepy, lui, a complètement démantelé et fini de ruiner la SNCF, et il est toujours là, c’est extraordinaire.

Moi, lorsque je vois la réforme de la SNCF, je dis que ce n’est pas ça qu’il faut faire. La méthode est mauvaise, et je le dis.

Pourquoi ?

La bonne, quand on a 175.000 agents comme la SNCF, c’est d’expliquer que maintenant il faut préparer l’avenir. Mais il faut d’abord leur dire : « vous êtes des types extraordinaires ». Si jamais on leur dit « vous êtes des cons, des nantis », à ce moment-là ils vont dans la réforme à reculons. On leur dit qu’ils sont responsables de la dette de la SNCF, et qu’on va donc échanger la dette contre leur statut. Mais ils n’ont jamais été responsables de cette dette ! C’est l’Etat, qui s’est engagé dans un programme de TGV et, ne voulant pas engager son argent, a considéré que c’était la dette de la SNCF et pas la sienne. Mais c’est la dette de l’Etat, c’est lui qui a décidé. Moi quand j’étais président de la SNCF, je n’ai jamais décidé de faire Paris-Strasbourg…

Parce que quand vous étiez président, vous aviez proposé le TGV pendulaire…Oui, le coût est sept fois moindre que le TGV classique.

Parce que ça utilisait les lignes habituelles.

Il faut simplement retracer dans certaines courbes, et on va non pas à 300 km/h mais à 220 km/h, et on peut aller jusqu’à 250.

Pourquoi ça n’a pas été adopté ?

J’ai fait une expérimentation sur Paris-Orléans, tout le monde était d’accord là-dessus, mon successeur aussi, et puis soudain, l’Etat a dit : « non non, les gens veulent le TGV ». « Mais c’est le TGV pendulaire… » « Ah non non… et puis c’est une technique italienne ». Ensuite Alstom a racheté la technique pendulaire et l’a vendu. On voit ainsi que ce qui avait été imaginé par les politiques qui ont défait ce que j’avais préparé était stupide. Qui est responsable du tout TGV ? Clairement l’État. Qui a accepté ça ? Les PDG successifs.

Loik Prigent Technikart

Du tout TGV et du tout autocar. On a un Président de la République qui fait des homélies sur la transition écologique mais qui a quand même recréé la troisième classe avec ses cars. 

La SNCF est ce que j’appelle un monopole naturel. On vous dit que l’important c’est la concurrence, mais comment l’installer sur un monopole naturel ? Regardez autour de vous, ça n’existe pas. Ce qui existe, c’est d’avoir un réseau, avec des lignes gérées par la SNCF, et des lignes gérées par d’autres. C’est ce que font les Suisses. Ca permet d’éviter les frais fixes, de faire des expérimentations, et je crois aux expérimentations, comme le train-taxi, que des jeunes bretons sont en train d’essayer de monter. À partir du moment où vous avez une ligne, vous avez un régulateur, soit c’est une compagnie, et elle régule pour tout le monde, soit c’est deux compagnies : elles commencent par réguler leur trafic, puis à se réguler entre elles, et comme elles ne peuvent pas se réguler entre elles, on met un autre régulateur. En fait de concurrence on construit un millefeuille bureaucratique soviétique. Ce millefeuille a un coût : pour les consommateurs, ça fait + 25% le ticket. Pareil pour l’électricité, on a voulu enlever ce monopole à la gestion incertaine en faisant une concurrence qui n’est pas naturelle, puisque l’électricité vient du même endroit. On dit : « Elle vient du même endroit mais j’ai la possibilité de l’envoyer avec des gens différents qui vont chez le client ». Vous multipliez les acteurs. La conséquence, chacun peut la voir dans sa note d’électricité, c’est + 25%, et ainsi de suite.

Est-ce que la gestion des enjeux écologiques n’est pas, elle aussi, incertaine?

On a considéré que la compensation financière permettait de faire des conneries. « Si vous ne sauvez pas la nature, alors vous faites une compensation ». J’avais commencé ça, quand j‘étais chez Elf, avec le phosphate, où il fallait éradiquer la première couche de terre. « Vous aurez une bonne note si vous reconstituez le terrain avec des arbres », la compensation des conneries que vous faites, c’est que vous allez planter des arbres à la sortie. Ensuite on a dit « le carbone ça fout en l’air la planète », qu’est-ce que vous faites ? Vous achetez des droits de polluer. Et maintenant lorsque vous mettez des éoliennes qui foutent en l’air le paysage, vous achetez une compensation. Je vais mettre une petite cage à oiseau dans un endroit déterminé et comme ça je fais dans la biodiversité. J’ai le droit de faire des conneries si je fais un autre truc qui est favorisé…

Alors qu’est-ce qu’il faut faire ?

Le contraire : essayer d’éviter de faire des bêtises. La première sottise, c’est de considérer que parce que je fais de l’énergie renouvelable, je fais nécessairement quelque chose qui est favorable à la planète. La première énergie renouvelable c’est quand même l’eau. Les écolos intègrent les barrages dans le renouvelable tout en affirmant que l’hydraulique c’est mal. Mais en quoi l’éolienne c’est bon pour la planète ? J’attaque aujourd’hui les éoliennes en mer attachées au sol, parce que je considère que faire des forages en si grand nombre, si près de la faune et de la flore, c’est une absurdité complète. Jamais on ne permettrait à un pétrolier de faire ça. « Ca ne fait rien, certes il n’y aura plus de faune et de flore, mais ils vont faire un élevage de poissons juste à côté ». Cette folie profite aux promoteurs d’éoliennes, de méthanisation, etc. Quand vous décidez de faire du solaire en France vous créez de l’emploi à Shanghai ou Séoul. Quand vous faites des voitures électriques pareil, 40% du prix c’est la batterie, elle est faite exclusivement en Chine ou en Corée.

Qu’est ce qui a sauvé les gaz de schiste ? C’est la technique, et la bêtise des Saoudiens…

 

 

Pourquoi la bêtise des Saoudiens ?

Les Saoudiens ont fait augmenter les prix pour gagner plus d’argent, et décourager le pétrole de schiste. Ils ont obtenu l’inverse : à partir du moment où on était capable d’aller chercher un pétrole à 70$, les réserves ont augmenté, et le pétrole de schiste a permis de diminuer les prix. Aujourd’hui on est à 35$, et on va être à 12$ bientôt.

Vous avez travaillé avec des personnalités très différentes, de Mendès-France à Mitterrand, quel souvenir gardez-vous des uns et des autres ?

Des gens d’une grande culture et d’un grand recul, d’une capacité à prendre des décisions contre la majorité de leur entourage et la majorité tout court.

Même Mendès ? Vous m’aviez dit il y a longtemps qu’il était, comme Hollande, aboulique (incapacité chronique d’aller au bout des choses, ndlr) ?

Même Mendès. Il était aboulique, ça ne l’empêchait pas de prendre des décisions, mais il était malheureux. La différence entre Hollande et Mendès-France, c’est que l’aboulie conduit Hollande a ne pas prendre de décision, et à considérer qu’il a été supérieurement intelligent parce qu’il n’a rien fait. Mendès savait qu’il fallait prendre une décision, qu’il fallait partir d’Indochine, qu’il fallait changer notre situation au Maghreb. Pour lui, prendre ces décisions était un calvaire, c’était le malheur physique de prendre une décision qu’il savait indispensable, mais il arrivait à le faire.

Vous avez connu tous les présidents de la Vème République…

J’ai la plus grande affection pour Pompidou, le grand président industriel de notre pays, et pour Mitterrand parce que j’ai été 21 ans avec lui, j’en connaissais les défauts et les qualités, et j’ai considéré que les qualités étaient supérieures aux défauts, sans avoir jamais été Mitterrandolâtre. Sur les autres je dirais que j’ai une opinion plus nuancée, et que je n’ai pas désiré particulièrement travailler avec eux.

L’irresponsabilité de certains décisionnaires, à l’origine de grands échecs industriels et sociaux, doit vous accabler. Vous, vous savez ce que ça peut vouloir dire d’être déclaré responsable…

C’est pour ça que j’ai fait le livre Il ne faut pas se tromper (éditions Elytel, 2018) parce que se tromper, quand on est un responsable, c’est très grave. Se tromper comme on vient de le faire, à la même période, sur Renault-Nissan et Alstom-GE, c’est très grave pour les salariés, et pour notre pays.

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N’y a-t-il pas une façon de diriger ces entreprises qui a changé ? Longtemps, ces boites, même si l’Etat n’y était pas nécessairement majoritaire, étaient menées comme des entreprises nationales, avec le souci de l’intérêt général.

C’était dirigé par des gens qui avaient en tête le bien commun. Nous sommes en train d’oublier ce que cela signifie, et c’est dramatique. La situation actuelle, c’est la disparition des gens qui ont d’abord le sens du bien commun. Les dirigeants de Michelin défendent Michelin, mais défendent le bien commun qu’est Michelin. Les responsables d’Air Liquide aujourd’hui défendent certes Air liquide, mais ils dirigent l’entreprise selon l’idée qu’ils se font du bien commun que représente Air liquide pour le pays. Ce n’est pas le cas d’un certain nombre de responsables aujourd’hui.

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SUR LE QUAI _ À eux de vous faire préférer le train…

Dassault aussi, non ?

Chez Dassault idem, il y a cette notion de bien commun, qui assure une dynamique interne et permet de passer les écueils. Quand on n’a pas intégré ça, quand on plastronne « je suis mondial, je suis çi, je suis ça », on décourage une grande partie du personnel et des innovateurs, on ne sait plus où on est, et c’est ensuite la disparition de l’industrie d’un pays. Nous allons dans cette direction. Moi qui ai 75 ans, qui ai contribué à bâtir, avec beaucoup d’autres, ce secteur ici, j’en suis malade, c’est pour cela que je réagis de façon un peu provocante et que mon propos n’est pas très amical envers les uns et les autres.

Bertrand Burgalat

Photos Florian Thévenard