LES DÉFAITES DE LA MUSIQUE

victoire de la musique technikart

Le musicalement correct a chaque année son congrès : les Victoires. Derrière les sketches de Daphné Bürki, ne s’agirait-il que d’opportunisme, de dés pipés, d’un business au bout du rouleau ? Le 8 février dernier, notre reporter le plus téméraire s’est rendu sur place…

Quand on cherche des ratés dans l’histoire des prix, on nous ressort toujours le cas du Goncourt 1932 décerné à Guy Mazeline au détriment de Céline. Les Victoires de la musique feraient mieux de ne pas se cacher derrière leur petit doigt : dans leur palmarès aussi, on trouve de belles aberrations. Le cas le plus fameux reste celui de Daft Punk. Il y a vingt ans, ils n’avaient pas été retenus pour Homework – à cette époque aussi reculée que l’accordéon, c’est Khaled ou Lara Fabian qui étaient primés. Quatre ans plus tard, rebelote avec Discovery. Human After All ? Encore chou blanc. Il leur manquait sans doute un duo avec Hélène Segara. Ce n’est qu’en 2014 que la direction des Victoires était sortie du coma en présélectionnant Random Access Memories. Trop tard et tant pis : ayant leur fierté, les Daft avaient refusé de concourir. Tout ce temps-là, il semblait plus urgent de récompenser des génies de la trempe de Zebda, Faudel ou Patrick Fiori. Quand on jette un œil à l’historique, on est régulièrement pris de fous rires, la plus belle cuvée restant sans doute celle de 2004 : Carla Bruni, Kyo, Obispo, Mickey 3D, Diam’s, Bénabar, Calogero, la crème de la crème…

Cette année, le casting des nommés était une fois de plus cinq étoiles : Shaka Ponk, Eddy de Pretto, Tim Dup, Feu! Chatterton, Damso, Christine and The Queens, Bigflo & Oli, Moha La Squale, The Blaze… Tous nos artistes préférés ! Il fallait à tout prix s’infiltrer à la soirée, en rapporter choses vues, entendues et bues. Car ce gros raout annuel n’est pas anecdotique. D’abord, il fixe l’air du temps (tour à tour popu, raï, comédies musicales, bourge, démago, nouvelle chanson française, électro, « musiques urbaines », etc.). Et puis il raconte l’évolution récente de l’industrie du disque, et de ce qu’il en reste à l’heure du streaming triomphant. Jadis, les Victoires étaient le terrain de jeu de l’imbattable Pascal Nègre (Universal). Puis marchèrent sur ses plates-bandes des intrigants comme Patrick Zelnik (Naïve) ou Emmanuel de Buretel (Because). Aujourd’hui, qui en est le roi ? Olivier Nusse (Universal) ? Ou bien Denis Ladegaillerie et Romain Vivien (Believe), le tandem qui monte en puissance ?


NOBLES INSTITUTIONS

Le jour J, plan Vigipirate oblige, j’arrive une heure en avance à la Seine Musicale, l’impressionnant bâtiment construit à la pointe de l’île Seguin à la place de l’ancienne usine Renault. Avoir remplacé des ouvriers par un complexe culturel ? « Simple, basique », comme dirait Orelsan, l’un des actuels chouchous des Victoires. Je n’ai pas de place assise dans la salle, mais mieux : un accès backstage, où se trouvent la salle de presse, les loges, l’accès à la scène et un studio de France Inter installé là pour l’occasion. Sachant que je venais, un ami m’a dit en riant que les Victoires sont devenues les France Inter Music Awards. Est-ce que ça n’a pas toujours été le cas ? Rappelons que cette noble institution a été créée en 1985, sous Jack Lang, un homme audacieux et défricheur connu pour n’avoir jamais suivi le sens du vent. Les Victoires lui ressemblent. Sur le plateau provisoire d’Inter, la dynamique Rebecca Manzoni s’active, accompagnée par l’inénarrable Didier Varrod. Ces dernières années, le sémillant quinqua (bientôt sexa) a soutenu les épouvantables Woodkid ou Fauve. Ça lui a valu d’être fait chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres par Aurélie Filippetti. Il est l’ami des artistes. Sous sa jolie coupe Pompadour grisonnante se cache un Pascal Sevran sans culture littéraire, un Laurent Boyer pour bobos. Dérapages interdits : sous son vernis de cochon truffier des nouvelles tendances, il veille à ce que la musique qu’il défend soit bien dans les clous, la plus lisse possible. Vous lui présenteriez un Gilet jaune, il tomberait dans les pommes. Au moins deux mois d’hôpital. Il ne déparerait pas dans le gouvernement de Macron, avec Griveaux. Il est le chambellan du bon goût des centristes en baskets.

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Big Flo & Oli à genoux pour une récompense, les rappeurs les moins street cred du game.

Je ne m’attarde pas sur son cas (j’y reviendrai), et file direct au bar, où sont servis macarons et champagne Mumm. Derrière moi discutent deux badauds qui travaillent dans une maison de disques. L’un des deux zigues explique à l’autre qu’il a « une envie de salé ».

VOUS LUI PRÉSENTERIEZ UN GILET JAUNE, DIDIER VARROD TOMBERAIT DANS LES POMMES…


Habilement, il met la main sur un macaron au chocolat. Mauvaise surprise : c’est sucré ! Le type ne s’en remet pas (pour lui : un mois de clinique). Tout en commençant à prendre discrètement des notes dans mon carnet, je vois défiler à portée de bras tous les nommés : Alain Chamfort, Clara Luciani, Roméo Elvis, Miossec, Orelsan, Etienne Daho, Eddy de Pretto, Damso, Georgio, beaucoup de noms en o… Il y a même une brochette de clodos. Renseignements pris, ce ne sont pas des mendiants : il s’agit de Shaka Ponk ! Récemment retraité des Inrocks et plus chauve que jamais, saluant tout le monde, Christophe Conte a l’air dans son élément – il est vrai que lui aussi était passé à côté de Daft Punk en 1996, les dégommant dans une chronique restée dans les annales pour sa clairvoyance prophétique. Dans mon dos, j’entends un éclat de rire reconnaissable entre mille. Je me retourne. Oui : le grand Philippe Manœuvre est dans la salle. Sur un écran plat, on peut suivre la préparation
de Daphné Bürki. La maîtresse de cérémonie semble surtout préoccupée par ses changements de tenues, et répète des blagues avec Bigflo & Oli. Un Lexo et au lit, me dis-je, fatigué alors que ça n’a pas commencé. Enfin, on y est ! Les festivités démarrent. Daphné, qui ressemble de plus en plus à Céline Dion, lance une première vanne : « Ça va secouer les beats… de musique ! » Ce ne sera pas sa seule trouvaille de la soirée. J’ignore qui est son nègre, a priori pas un inconditionnel de Jacques Brel. La première Victoire est celle des « musiques du monde ». Elle va à Camélia Jordana. J’ai déjà interviewé Camélia (très sympa dans la vie), et connais donc son parcours : elle est née à Toulon de parents français, fait de la pop plutôt expérimentale mais tout ce qu’il y a de plus occidentale. Que fait-elle donc dans cette catégorie ? C’est le problème avec les progressistes : leur antiracisme, un racisme à l’envers, crée souvent des situations gênantes.


MANAGERS ET AUTRES SANGSUES

En ayant assez vu, et comprenant que ce n’est pas là que je dois être si je veux chroniquer l’envers des Victoires, je décide de quitter le bar et de retrouver mon cher Varrod. Dans le couloir qui me mène au studio de France Inter, je croise JoeyStarr, qui se tasse avec les années. Si Guy Debord disait que « le léopard meurt avec ses taches », le jaguar du rap a bien changé : il ressemble désormais à un notaire de province. Un vrai petit personnage balzacien. On se fait bousculer par Clara Luciani, qui prend trois têtes à Joey. Avec sa frange brune et sa taille de mannequin, elle pourrait être la fille de Caroline de Maigret. Force est de reconnaître qu’elle dégage quelque chose, cette élégante lectrice de Proust qui est originaire d’Aix-en-Provence, d’autant que madame la marquise est en train de rabrouer un laquais – elle avait commandé un dîner qui n’est toujours pas arrivé. Que font les domestiques !

C’est un truc cocasse à observer chez les chanteuses et les chanteurs – ou les « talents », comme disent maintenant avec une pointe d’accent snob les managers, imprésarios et autres sangsues pour se donner des airs d’importance : ils sont toujours flanqués d’un staff de gens très affairés dont on se demande quelle est leur utilité. Mes grands-mères, qui se plaignaient qu’il n’y avait plus de personnel, devraient revenir sur Terre : elles verraient que certains arrivent encore à se faire servir. Les rappeurs forment une nouvelle élite, rustre mais friquée, et comme il n’y a plus que les sous qui comptent, elles sont nos Guermantes à gourmettes, nos duchesses de Gourmettes. Si ledit Proust était à ma place, il en frémirait de plaisir, et filerait dare-dare chez lui écrire tout ça pendant que c’est chaud, « sur le motif ». Je parle d’ambitieux, de parvenus et d’échappés de banlieue, mais attention, il n’y a pas que ça : Olivier Nusse, tenez, que je vois passer à l’instant. Contrairement à ce beau bébé de Damso, lui n’a pas eu à fuir, enfant, la guerre au Congo : il est issu de la meilleure bourgeoisie parisienne, compte parmi les héritiers des Papeteries de Clairefontaine. Il est malgré tout un produit de son époque. Le PDG d’Universal n’est pas un patron de label fantasque à l’ancienne, façon Eddie Barclay ou Jacques Wolfsohn. Lui aussi pourrait accompagner Varrod dans un remaniement du gouvernement de Macron. Dans sa liquette blanche et son costume bleu bien ajusté, il ferait un honnête remplaçant à Bruno Le Maire au ministère de l’Economie.

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Didier Varrod, spécialiste en courbettes et mondanités en tous genres. France Inter n’a pas trouvé mieux pour jouer les John Peel à la française.

Près du studio de France Inter, ça sent fort le pétard. Rebecca Manzoni et le preux chevalier Varrod font venir sur le plateau une certaine Enora, ado de 14 ans qui est fan d’Angèle. De l’air pénétré que l’on prend d’habitude pour étudier le Saint Suaire, Varrod la questionne sur cette passion. Réponse d’Enora, toute intimidée : « C’est ma chanteuse préférée… Je me retrouve dans ce qu’elle fait, on y reconnaît notre génération, quand elle parle des réseaux sociaux, de notre obsession pour notre image… » Manzoni rame pour la relancer. Varrod, qui a peut-être tiré sur le joint : « Vous ne la voyez pas, mais Enora est aussi rouge que le logo de France Inter ! » On est lyrique, dans la chevalerie.


ENJEUX COMMERCIAUX

La Victoire de l’album électro est décernée à The Blaze. Un événement ? Non. Si les nullissimes The Blaze ou la vraie bonne musicienne Jeanne Added glanent des Victoires, ce n’est pas pour leurs beaux yeux : juste parce qu’ils sont signés chez Believe. Faisons un parallèle avec l’édition : le Goncourt, en gros, c’est Antoine Gallimard qui choisit. À lui de voir quel auteur il poussera. Dans des prix plus mineurs, il peut opter pour un écrivain de sa filiale Flammarion. Aux Victoires, Gallimard, c’est Universal – cette année.

Universal a raflé sept des treize prix, soit plus de la moitié du gâteau. Si on file la métaphore, Believe, ce serait Actes Sud ( Jul, l’année dernière, c’était déjà eux). On fait croire que les indépendants sont à l’honneur alors que c’est du poker menteur entre majors. Il n’est pas question ici de dire que les 600 votants de l’académie des Victoires sont des vendus, de parler de théorie du complot ou autre fadaise pour skinheads mal dégrossis, mais d’expliquer comment fonctionne l’industrie. Une Victoire, c’est de l’exposition, de la promo en plus, des dates de tournée qui tombent. Bref, ce n’est pas négligeable, surtout dans le marasme économique actuel. Se trament donc, derrière, des luttes de pouvoir et des enjeux commerciaux – comme pour les prix littéraires, une fois de plus. Avant que votre album ne sorte, il y a une stratégie marketing mûrement réfléchie : votre label vous case dans les radios, investit, achète s’il le faut des couvertures de magazines prescripteurs ou prétendus tels, vous inscrit dans le camp du Bien. Si vous êtes un rappeur misogyne cool, par exemple, on passera par les idiots utiles du hip-hop rétrograde dans le coup (Olivier Lamm de Libération, David Doucet des Inrocks et de la Ligue du LOL). Si vous êtes une chanteuse lookée qui plaît aux enfants et à leurs parents, on jouera plutôt la carte des féminins (très belle couverture 100% Universal de Grazia récemment, avec Angèle et Clara Luciani). Dans tous les cas, vous aurez droit à un papier dithyrambique dans Télérama et à une interview qui émouvra votre mère chez le chevalier Varrod. Au bout de cette quête, le Graal : une Victoire ! Faites gaffe, en revanche, à ne pas être porté aux nues dans le (vilain petit) canard Technikart. Vous serez alors considéré comme un franc-tireur goguenard, du poil à gratter aux airs de caillou dans la Stan Smith, un terroriste rieur à ranger dans l’axe du Mal – votre carrière est foutue !

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Eddy de Pretto est au casting des Victoires depuis deux ans, mais n’a toujours rien raflé. Esperons que la troisième sera la bonne.


VEDETTES BRUXELLOISES

J’assiste, un peu las, à ce jeu de l’oie couru d’avance, quand je vois Clara Luciani sortir tout sourire des toilettes avec à la main… une brosse à dents. Miracle : elle a donc pu manger à sa faim ! La République est sauvée. De mon côté, quel os ai-je à ronger ? Des scènes drolatiques ou mélancoliques. Christine and The Queens et Bigflo & Oli racontent n’importe quoi chez Varrod, lequel enlace tous ses invités, est enchanté, et sort des sornettes comme celle-ci, aussitôt immortalisée dans mon carnet : « Les Victoires, c’est le plaisir du vivre ensemble en musique. » Miossec, tout petit et visiblement en pleine dépression, passe à son tour derrière le micro. Pourquoi n’habite-t-il plus la capitale, mais près de Brest ? « Ne plus vivre à Paris, c’est une histoire de santé mentale », assure-t-il fébrile. Les bars bretons n’ont pas l’air de plus lui réussir. Les temps sont durs pour les vétérans – mais pour qui ne le sont-ils pas ? Quand un dandy pop comme Chamfort prend la pose au studio photo, il n’y a personne, pas un chat, tout le monde s’en fiche. Pour les vedettes bruxelloises Angèle et son frère Roméo Elvis, en revanche, c’est une ferveur jamais vue depuis la Libération. Les flashes crépitent. Pourriez-vous esquisser un sourire, Roméo ? Ouistiti ? « Chiasse ! », hurle-t-il. L’humour belge, mesdames et messieurs. On rigole, alors que c’est sinistre. J’ai beau pouffer des gesticulations de Christine, c’est triste de la voir assise à côté de Jeanne Added. Christine, son année, c’était 2015. Là, elle repart bredouille, c’est le tour de Jeanne. Et en 2023 ? Qui sera la nouvelle Jeanne ? Et qui parlera encore de Christine ? Pardon pour le truisme, mais le néolibéralisme n’épargne personne. Les Victoires, c’est aussi l’obsolescence programmée du glamour, un manège de produits jetables. Une heure avant, au bar, j’avais vu Emmanuel de Buretel, le redoutable boss de Because, le label de Christine. Il n’avait pas l’air commode. Dans le milieu, certains le surnomment « Dracula ». Le monde de la musique, ce n’est pas le Secours populaire.

LES VICTOIRES, C’EST L’OBSOLESCENCE PROGRAMMÉE DU GLAMOUR…

« Voilà, c’est fini », chanterait Jean-Louis Aubert à ma place. Dernières images notées à la volée alors que je me dirige vers la sortie ? Franck Riester, dont j’ignorais les nouvelles fonctions de ministre de la Culture, passe au studio de France Inter. Il est le digne héritier de Jack Lang. Bigflo & Oli ont déjà cassé une de leurs deux Victoires. Clara Luciani cherche à joindre son père – pour s’assurer qu’il a dîné, et que c’était salé ? Izïa Higelin étreint Orelsan : « Faut absolument qu’on prenne un verre un jour. Ça fait trop longtemps qu’on ne s’est pas vus. Toi, tu n’as fait que bosser comme un enculé ! » Je ne connaissais pas cette charmante expression, qu’Izïa a dû trouver dans la correspondance de madame de Sévigné. Passe alors derrière moi la haute silhouette d’Olivier Nusse. Un lèche-bottes le félicitant et lui demandant combien Universal a décroché de Victoires, il lui répond d’un air détaché : « Je ne sais pas, je n’ai pas compté. Le plus important, c’est l’ambiance… » Il est temps pour Nusse de rejoindre les siens dans leur bel immeuble de famille de la rue de Lille. Dans vingt ans, plus personne ne se souviendra de ceux qui ont eu des prix ce soir. Nusse, lui, jouera au bridge dans son appartement du VIIème arrondissement. Mais ne brisons pas les doux rêves du chevalier Varrod : oui, les Victoires changent le monde, la société française en particulier, et le système solaire en général.

PAR LOUIS-HENRI DE LA ROCHEFOUCAULD

ILLUSTRATIONS ERWANN TERRIER