LE PÉRIL VIEUX SELON GASPAR NOÉ

Gaspard Noe technikart

Gaspar Noé est un des chouchous de Technikart qui creuse un sillon unique, irrigué de sang, de sperme et de larmes. À bientôt 60 ans, il réalise Vortex, un mélo avec deux vieillards en route vers le néant et fait chialer ses spectateurs. Enfin adulte ?

Avec Gaspar Noé, on se retrouve un soir pluvieux de février, dans un bar de son quartier où la serveuse/apprentie comédienne n’en revient pas de se retrouver face à son idole. Comme d’habitude, Gaspar est doux, volubile, rigolard, il parle plus vite que son ombre, et refuse obstinément la langue de bois. Au sein d’un cinéma français gangrené par des faiseurs cacochymes et des auteurs prétentiards scotchés sur la Nouvelle vague, Gaspar Noé fait figure de sale gosse, de rebelle surdoué, ricanant de ses mauvais coups du fond de la classe. Depuis ses débuts, il fait du cinéma comme on prépare un cocktail Molotov, goupille ses petits trucs dans son coin, tourne en quelques jours, et brûle les écrans : un concentré de haine, de viol, de violence, et surtout avec une puissance de feu extraordinaire. Mais attention, Noé n’est pas seulement un fan de gore provoc’, c’est aussi et surtout un grand cinéaste, un immense formaliste, un obsessionnel qui signe des œuvres difficiles à aimer et impossibles à oublier. 

Né en 1963, Gaspar Noé a survécu à une hémorragie cérébrale il y a deux ans et a vu plusieurs de ses amis et des membres de sa famille mourir. Il revient aujourd’hui avec un mélodrame, tourné en quelques jours, semi-improvisé, sur deux vieillards, dont un s’enfonce dans la maladie d’Alzheimer. Fini la provoc’, bonjour les larmes ?

Vortex gaspar noe technikart
ÉCRAN DOUBLE_
Gros fan du split-screen depuis New York, 42e rue de Paul Morrissey, Gaspar Noé a filmé quasi intégralement Vortex selon cette technique, avec deux caméras. Le résultat est hypnotique et pendant plus de 2 h 20, on a à l’écran deux personnages irrémédiablement séparés par leur chemin de vie et par l’image.


Quelle est la genèse de Vortex ?
Gaspard Noé : Mes producteurs, Vincent Maraval et Édouard Weil, m’ont demandé si je n’avais pas une idée de film à tourner rapidement, en huis-clos pendant le confinement, avec très peu de personnages. Cela faisait des années que je voulais réaliser un film sur la démence liée à l’âge, un phénomène que j’ai vu de près avec ma grand-mère, puis de plus près encore avec ma mère. Ce sont des moments d’une telle complexité émotionnelle, où tout le monde autour de la personne malade souffre, peut-être même plus qu’elle. J’ai trouvé que c’était un vrai sujet de film. Bien sûr, il y a déjà eu Amour de Michael Haneke, un gros succès critique et commercial ; Loin d’elle (de Sarah Polley , ndlr), avec Julie Christie qui joue une jeune femme qui perd la tête, ou encore plus récemment The Father (de Florian Zeller, ndlr). J’ai eu l’idée d’un vrai mélo avec un vieux couple et leur fils qui essaie de s’occuper d’eux et qui n’y arrive pas. Un film pour faire pleurer, comme j’ai pu pleurer moi-même dans des situations douloureuses liées à ce problème.

A priori, le sujet paraît loin de votre univers.
Pourtant Carne et Seul contre tous étaient déjà interprétés par Philippe Nahon qui avait trente ans de plus que moi. Comme aussi les acteurs de mon premier court, Tintarella di LunaVortex n’est pas autobiographique. Mon père est peintre, et non critique cinéma comme Dario Argento dans le film, mais cette histoire d’un mec avec des parents intellos de gauche, dont l’existence s’écroule tout d’un coup, est très en phase avec ma vie. J’ai eu une hémorragie cérébrale il y a deux ans qui s’est bien terminée et, miraculeusement, je n’ai pas eu de séquelle. Néanmoins, pendant le confinement, j’ai vu mourir Philippe Nahon ou Fernando Solanas qui était comme un deuxième père pour moi… Il y a eu beaucoup de décès, d’enterrements, de maladies, une omniprésence de ce néant que l’on appelle la mort. J’ai donc eu envie de faire un film sur le passage du temps… Je voulais faire un film sur les vieux, comme Umberto D., de Vittorio De Sica. J’aime tourner des films avec des jeunes ou des gens de mon âge, mais il y a une fragilité chez les personnes âgées qui rappelle la fragilité de enfants et qui me touche.

 

« LES VIEUX N’AIMENT PAS LES FILMS AVEC DES VIEUX, ÇA LES DÉPRIME. »

 

Les vieux sont souvent occultés au cinéma.
Parce qu’ils ne sont pas de gros consommateurs de films. D’ailleurs, quand j’ai présenté Vortex à Cannes ou à Lyon, la salle était pleine, non pas de gens âgés, mais de spectateurs de 18-25 ans, des fans de mes films qui aiment le cinéma d’horreur. Les vieux n’aiment pas les films avec des vieux, ça les déprime.

Quelle a été la réaction de votre public pour Vortex, car il n’y a pas de tête explosée, de sexe en gros plan ?
Beaucoup ont pleuré. Mais ceux qui sont le plus fracassés ont entre 40 et 60 ans, car ils ont des parents de 80 ans et plus, et ils vivent très souvent des situations proches de celles du film.

Vortex est votre film le plus violent, le plus désespéré.
C’est mon film le plus pudique. Je n’ai pas appuyé sur certains problèmes organiques liés à l’âge, je suis resté très sobre. Mais pour certaines personnes, c’est effectivement mon film le plus violent, car cela parle de la nature biologique de l’expérience humaine. S’il est plus dur, c’est parce qu’il est plus universel. C’est l’histoire de la chanson de Françoise Hardy, « Mon amie la rose » ; la vie d’une fleur ne dure qu’une journée, puis elle se fane.

Peut-on parler de votre premier film adulte ?
Je ne pense pas que tous mes films étaient adolescents, mais celui-ci est plus terre à terre et plus mature peut-être. Les seuls éléments comiques sont dans les dialogues improvisés des comédiens, Dario ou Alex. Il n’y a pas de commentaire musical pour ajouter de l’émotion. Mais Vortex est dans la continuité de mes autres films. Peut-être que demain je ferai un film de guerre ultraviolent, un film sur l’inquisition ou un documentaire…

J’aime beaucoup la phrase sur le dossier de presse, « La vie est une courte fête qui sera vite oubliée ». C’est beau comme du Cioran. 
C’est de moi ! Pour le catalogue du festival de Cannes, j’ai mis cela à la place du résumé du film, mais ça n’aurait pas été une accroche très commerciale pour une affiche…

Vous aviez un scénario finalisé lors du tournage ?
Une dizaine de pages, écrites en quatrième vitesse en rentrant d’une visite à mon père à Buenos Aires en janvier. Je l’ai déposé à l’avance sur recette et, bizarrement, je l’ai obtenue pour la première fois. Je n’ai pas eu d’argent d’Arte, mais de Canal+, qui a de très bons rapports avec mes producteurs. On a préparé le décor en un mois avec Jean Rabasse, dans un immeuble vide dans le 16e arrondissement. On a tout décoré, c’est fabuleux, comme un autre personnage du film. La façade de l’appartement a été filmée, quant à elle, à Stalingrad. J’ai demandé 20 jours de tournage. Cela m’en a pris finalement 25 à cause de quelques accidents liés au Covid, un tournage dur, claustrophobique. Les dialogues ont été improvisés par les comédiens. Je suis parti de manière instinctive et je suis très fier du résultat. 

Aviez-vous prévu de tourner le film intégralement en split screen ? 
Pour Lux Æterna, j’avais tourné certaines séquences avec deux caméras, et il y a à l’arrivée du mono screen, du split screen et du triple screen. Puis j’ai tourné un autre court-métrage pour Saint Laurent en split screen, Summer of 21. Du coup, en tournant Vortex, je me suis dit que je réitérerais bien l’expérience sur plusieurs séquences. Dès le deuxième jour, j’ai trouvé que les scènes en mono screen étaient fades à côté de celles en split screen. On a donc retourné des séquences du premier jour pour essayer d’avoir tout le film en split screen, si je voulais le garder ainsi, car je n’en étais pas encore sûr à ce moment, je ne savais même pas si le film allait durer 90 minutes ou deux heures. C’est devenu un puzzle assez compliqué, un Rubik’s Cube que je devais concevoir séquence après séquence, mais sans story-board, bien sûr. 

IMMORTELS DU 7E ART_
Pour son couple, Gaspar Noé a engagé deux icônes du cinéma : Françoise Lebrun, héroïne de La Maman et la putain, et Dario Argento, pape de l’horreur italienne. Et c’est Alex Lutz qui incarne leur fils toxico.


On parle de vos acteurs ?
J’ai très vite pensé à Françoise Lebrun et Dario Argento. Françoise a fait une des plus grosses performances de l’histoire du cinéma français dans La Maman et la putain, puis je trouve qu’elle a été sous-employée par la suite. Elle m’a dit oui très vite et on s’est mis d’accord sur le fait qu’elle jouerait une ancienne psy. Quant à Dario, je le connais depuis des années, mais je savais qu’il allait tourner son nouveau film, Occhiali Neri, coproduit par Maraval. Or, le film a été repoussé à cause du Covid et j’ai appelé mon amie Asia (fille de Dario, ndlr) pour qu’elle essaye de le convaincre. Elle m’a dit de venir à Rome, et un matin, je lui ai projeté Love. Il n’a pas compris pourquoi je lui montrais un film avec des séquences érotiques (rires). Je repars le soir et je parle le lendemain avec Asia. Dario demandait à ce que son personnage ait une maîtresse. J’étais bien sûr d’accord, et deux semaines plus tard, il était là pour essayer les costumes. D’ailleurs, sa maîtresse dans le film, c’est la costumière ! Quand on a parlé de la profession de son personnage, il m’a rappelé qu’il a commencé sa carrière comme critique. Je ne lui ai pas donné une ligne de dialogue, j’étais juste l’un des deux cadreurs. Je lui ai dit : « Le maître, c’est toi. Fais ton travail, je fais le mien. » Il connaissait le scénario et surtout, il connaît la vie. Il était super pro, pour gérer les marques au sol, le timing, ou encore les autres acteurs. Sur ses tournages, il fait très peu de prises, et c’est ce que l’on a fait sur Vortex. Il me disait parfois : « La prise est bonne, je rentre. » Je ne vois pas qui d’autre que lui aurait pu tourner ce film et être à la hauteur du personnage. Il bouffe l’écran, comme Françoise et Alex !

Comment avez-vous pensé à Alex Lutz, a priori très loin de votre univers ?
Quand Dario a accepté de jouer dans le film, je n’avais même pas quinze jours pour trouver son fils. J’ai punaisé des photos de Françoise et Dario sur un mur et je me suis demandé qui pourrait être physiquement crédible pour interpréter leur fils. J’ai alors pensé à Alex Lutz, dont j’avais vu Guy, le film qu’il a réalisé. J’avais été ébloui par sa performance. J’ai alors accroché sa photo à côté de celle des parents, et cela fonctionnait parfaitement. Je l’ai rencontré, il était disponible. On a parlé du personnage, on a évoqué qu’il pourrait être en galère, un ancien toxico… Pour le petit-fils, j’ai casté trois enfants et j’ai gardé le petit Kylian, qui est fabuleux.
 

« BETTE DAVIS AVAIT DÉCLARÉ : « LA VIEILLESSE, CE N’EST PAS POUR LES MAUVIETTES ». »

 

Vous avez suivi l’affaire d’Orpea et du scandale des Ehpad ?
Bette Davis avait déclaré : « La vieillesse, ce n’est pas pour les mauviettes » (« Old age ain’t no place for sisies »). On maltraite les vieux dans les Ehpad, dans les familles, on vole leurs bijoux, leurs chéquiers dans les hôpitaux… Quand les gens sont fragiles, il y a toujours des vautours.

Vous avez fait du cinéma en 3D, en split screen. La réalité virtuelle vous intéresse ?
Oui, mais j’ai l’impression que les casques évoluent encore plus vite que les iPhone, il y en a un nouveau tous les trois mois. J’ai l’impression que si l’on tourne aujourd’hui quelque chose en VR, on ne pourra plus le visionner dans deux ans. Regarde la 3D, on ne trouve même plus de télé 3D aujourd’hui. Les supports d’exploitation changent à toute vitesse. Je ne crois pas à la pérennité de l’œuvre ou à la postérité, mais j’ai envie que l’on puisse commercialiser mes films dans vingt ans, comme les livres écrits il y a cinquante ans et qui sont toujours accessibles. 

Et les NFTs ?
Je suis bombardé de gens qui m’appellent pour en produire. Plus ils m’expliquent, moins je comprends et plus je pense que l’on essaie de m’escroquer. Les bitcoins, la crypto-monnaie, ou le metavers des rapaces de Facebook, cela n’a pas de sens pour moi, même l’argent n’est pas important, alors qu’une belle collection d’affiches sur du papier réel… 

Pourriez-vous travailler pour Netflix ?
J’ai grandi avec la télé et le cinéma, mais j’aime le grand écran. J’aime bien que mes films soient projetés à Cannes, au Max Linder, au Pathé Wepler, et j’adorerais qu’ils le soient au Grand Rex. Avec les plateformes, la question, c’est le degré de liberté qu’ils peuvent te donner, ou pas. Les financiers américains, on les connaît, ce ne sont pas les rois de la liberté d’expression…

Vous allez enfin avoir de bonnes critiques pour Vortex, même dans Télérama. Vous vous y êtes préparé ?
(Il ricane) C’est parce que le héros est un critique. Je ne fais pas mes films pour la critique, ou même un nombre d’entrées en salles. Je les fais parce que j’ai envie de les faire. Ce n’est pas parce que certains de mes films ont eu de meilleures critiques que d’autres que je les aime plus. La plupart des grands films sont massacrés à leur sorties et les plus mauvais films encensés… Donc, je ne me soucie pas de la critique. 

Vortex (sortie en salles le 13 avril)


Entretien Marc Godin