LE MONDE DANS TOUS SES ÉTATS À SAINT-JEAN-DE-LUZ

yurt

À Saint-Jean de Luz, de jeunes réalisateurs virtuoses donnent à voir un monde en faillite ou en mutation, gangrené par la violence, la religion ou l’horreur économique.

Cette année encore, le festival de Saint-Jean de Luz donne à voir le monde dans toute sa diversité, sa complexité, avec une série de films politiques, mais aussi des thrillers, des drames, des comédies. Drame existentiel, Les Lueurs d’Aden est un film yéménite qui parle… d’avortement, oui oui ! Nous sommes à Aden, au Sud du Yémen, où Isra’a tente de survivre avec son mari et ses trois enfants à la gare civile, la misère, le rationnement. Quand elle découvre qu’elle est une nouvelle fois enceinte, son monde s’écroule, et Isra’a décide de se faire avorter. Main dans la main avec son époux, elle lutte contre un système hypocrite et s’engage dans un long chemin de croix, entre Kakfa et Mission : impossible. C’est bien sûr surpuissant, car le film est goupillé comme un piège ou un explosif à mèche lente. Pour son second long-métrage, Amr Gamal te serre le cou, très doucement, alors qu’il fait traverser les enfers à ses deux héros, et s’il lève le voile sur un pays que l’on connaît mal, le combat contre la bêtise, la religion, la précarité est bien sûr universel. De plus, Les Lueurs d’Aden est une merveille sur le plan formel, avec des cadrages somptueux, des plans fixes qui perdurent alors que les personnages sortent du cadre, des gros plans qui t’arrachent le cœur. Très gros choc.

On reste dans le religieux et la beauté avec le film turc Yurt, premier long-métrage du jeune Nehir Tuna. Nous sommes en 1996. Issu d’une famille riche, Ahmet, 14 ans, fréquente une école privée laïque. Bientôt, son père récemment converti, l’envoie le soir dans un dortoir tenu par des islamistes, pour de longues heures d’études coraniques, avec en bonus brimades et punitions corporelles. Est-ce que Ahmet va résister à ce conditionnement qui menace un pays en train de basculer ? Pour ce récit d’initiation et de passage à l’âge adulte sur un ado qui essaie de trouver sa place dans le monde, Nehir Tuna s’inspire de son expérience (il a passé cinq ans un dortoir religieux). Malgré un bon quart d’heure en trop, Yurt est une œuvre passionnante, complexe, qui refuse tout schématisme sur l’adolescence, l’embrigadement, la résistance à la tradition ou aux parents… Avec le directeur de la photo français Florent Herry, Nehir Tuna cisèle un sublime noir et blanc et s’impose déjà comme un vrai cinéaste, dont on a hâte de découvrir les prochains films.

ZONE GRISE ET HORREUR ÉCONOMIQUE

Le choc suivant arrive de Belgique, avec l’impressionnant Quitter la nuit. Pour son premier long-métrage, Delphine Girard raconte une histoire de viol, sous la forme d’un thriller horrifique. Une nuit, une jeune femme, au côté d’un homme en train de conduire, appelle la police. Elle prétend parler à sa sœur et fait comprendre à l’opératrice de la police qu’elle est en danger. Au terme d’un suspense tétanisant, la police parvient à pister le véhicule, arrête le conducteur, tandis que la jeune femme assure qu’elle a été violée, ce que nie le suspect. Bientôt, la réalisatrice Delphine Girard s’intéresse aux répercussions de la violence chez cette femme brisée, son agresseur, la policière qui a reçu l’appel, mais aussi dans l’entourage de ces personnages, tous contaminés par la violence. Elle met à nu des plaies mal fermées, explose la zone grise du consentement et signe une œuvre aussi complexe que ravageuse, aidée par un casting épatant constitué de Selma Alaoui, Anne Dorval, Veerle Batens ou le rappeur Gringe.

On termine en beauté avec Dissidente, premier long du Québécois Pier-Philippe Chevigny. Pour faire des économies, les responsables d’une usine embauchent des ouvriers guatémaltèques, afin d’exécuter le sale boulot. Ils sont bien sûr exploités, maltraités, fliqués, mal payés. Révoltée contre cet esclavage des temps modernes, la traductrice qui fait le lien entre les ouvriers et la direction va bientôt se révolter contre ses employeurs… Bien sûr, le film se passe au Québec mais il pourrait se dérouler en France, avec des travailleurs sans-papiers. Partout, l’horreur économique qui écrase les hommes, avec des patrons (« les brutes de l’écoles sont devenus les patrons des usines »), eux-mêmes pressurisés par des big boss à l’étranger qui exigent toujours plus de rendement, de croissance, de profit. Très fin, le film révèle les failles et les dilemnes moraux de l’héroïne (collabo ou résistante ?) et livre un portrait sans fard du capitalisme qui broie les corps et souille les âmes. Hautement recommandé !

Festival de Saint-Jean de Luz, jusqu’au 8 octobre, cinéma Le Select
Plus d’infos : https://www.fifsaintjeandeluz.com
Les Lueurs d’Aden, pas de date de sortie
Yurt, pas de date de sortie
Quitter la nuit, sortie en mars 2024
Dissidente, pas de date de sortie


Par Marc Godin