LE GRAND JACQUES

Jacques

Après plusieurs années passées au Maroc, entouré de chêvres et d’oléastres, le compositeur le plus barré de notre galaxie revient avec un album étonnamment pop. Rencontre du troisième type. 

Tu viens de Strasbourg, comment voyais-tu Paris avant d’y venir ?
Jacques : Comme l’endroit cool des gens cools – selon les gens pas très cools, en fait. Moi, je voulais aller à Londres en vrai, parce que je me disais que les Anglais faisaient plus de zik’, qie c’était plus riche. Au lycée, je me disais que Paris, c’était un peu ambiance « jeunesse dorée ». 

On le dit toujours.
Je voyais Paris comme un truc de bourges et je n’avais pas envie d’y aller. Et finalement, je me suis dit : je vais aller à Paris dans un premier temps, histoire de passer de la province à la capitale, et après j’irai à Londres. Je ne l’ai jamais fait. Là, quand je fais des concerts à Londres, ça me fout le cafard, j’aime pas trop cette ville.

Quand tu es arrivé à Paris, tu t’es installé dans des squats, dont le tien, le « Point G ». Que retiens-tu de cette période ?
Ce que je retiens, c’est qu’avec de l’envie, on peut faire énormément de choses. À l’époque, tout était facile, on se posait beaucoup moins de questions. C’était une phase où on ne réfléchissait pas, on faisait des trucs pour kiffer les faire. À Paris, il y a énormément de gens chauds pour faire des trucs de ouf, et j’ai l’impression d’avoir fait partie d’une espèce de genèse… Aujourd’hui, je suis dans une phase « professionnalisante » de ma vie, et tout est plus compliqué. Je suis identifié comme quelqu’un qui gagne de l’argent avec son truc. Du coup, je suis devenu insoluble avec ce milieu.

Ton bilan en ce qui concerne le Point G ? 
On a l’impression d’avoir fait une espèce de berceau où pendant un an, des gens se sont motivés à faire des trucs et aujourd’hui, ils sont respectés pour ce qu’ils font. Je retiens aussi qu’avoir l’eau courante et l’électricité c’est quand même un luxe de ouf ! Là-bas, on était à l’arrache, on chopait de l’eau dans le parking d’en face. C’était un peu Koh-Lanta, ça a duré deux, trois ans. Maintenant, je kiffe. Je m’en rappelle et je me dis : « Ah tiens, j’ai chaud, c’est cool » ! 
 

« J’AI ENVIE DE FAIRE DE LA POP OPTIMISTE UN PEU INTRUSIVE : UN CRAQUAGE POP. »

 

Tu vas acheter une maison à la campagne. Tu n’as pas peur de t’embourgeoiser ? 
Déjà, il faut savoir que moi, je suis bourgeois de base. Quand j’ai bougé à Paris, mes parents, qui sont des gens intelligents, ne m’ont pas donné trop d’argent. Ils m’ont déjà donné énormément par l’école dans laquelle ils m’ont mis, par le capital socio-culturel que j’y ai acquis. Et quand j’ai décidé de ne pas faire d’études, j’étais livré à moi-même, mais je ne partais pas de rien. 

Ton rapport à l’argent ? 
Je ne crois pas que ce soit mauvais en soi, je suis assez partant pour en gagner énormément. Pas pour l’accumuler et le foutre sur un compte, ce n’est pas une finalité. Mais je me rends compte que c’est ce qui permet de libérer le temps des autres, et j’ai bien prévu de faire des trucs avec plein d’autres personnes. Et comme ils ont besoin d’avoir leur temps libre, il faut que je prévoie d’une façon ou d’une autre de faire en sorte qu’ils soient payés, et pour ça, il faut que j’en gagne. Et donc il faut entrer un tant soit peu dans le système pour pouvoir réaliser ses idées.

Cette prise de conscience autour de l’argent, tu l’as depuis longtemps ?
Carrément ! On pourrait penser que je suis altermondialiste. Ce qui est un peu vrai, même s’il y a beaucoup de choses du monde tel qu’il est fait qui, pour moi, sont en fait naturelles, qui sont juste l’organisation naturelle des choses. Toute les fois où j’ai fait des tentatives de pseudo-autogestion ou de vivre différemment, c’était juste créer des micro-bulles dans lesquelles on repartait à zéro, pour finalement retourner à l’état de démocratie tel qu’il existe déjà à un niveau global. Donc pourquoi se refaire le film à petite échelle ? Aujourd’hui, je suis dans une phase où j’accepte complètement le système de l’argent. Comme disait l’autre : « Je souhaite à mes potes que je devienne riche ».

Tu vas gâter la famille, comme dirait Ateyaba ? 
Ouais ! Et puis tu sais, dans le milieu rap, c’est OK de gagner de l’argent. Ce ne sont pas de gens à qui tu va dire : « Tu es individualiste, tu ne penses qu’à la thune ». Bien sûr que tu ne penses qu’à ça quand ta mère n’a pas à bouffer, qu’est-ce que tu peux dire contre ça ? Sauf que les bourgeois comme moi, quand ils arrivent en mode « j’veux faire de la moula », ça passe moins bien. Sauf que moi, je m’en fous de ça. Je me dis juste que c’est pareil pour tout le monde. 

Tu avais annoncé ton retrait de la scène en allant au Maroc. Qu’est-ce qui a changé ?
En 2018, j’ai annoncé l’arrêt des concerts, mais que j’allais continuer la musique. Je suis parti au Maroc, je sentais qu’il y avait quelque chose qui clochait, qu’il fallait que j’arrête. C’est comme expirer et inspirer : il y a des moments où il faut introspecter, des moments où il faut s’extravertir, des moments où il faut parler, des moments où il faut agir… Je m’étais pris une grosse phase où j’étais dans le monde, j’étais dans la « maya » comme disent les hindous, « l’illusion du monde », pendant quatre, cinq ans. J’avais besoin de sortir de la matrice, de redonner du sens à tout ça. À l’époque, je n’avais pas envie de faire un album, parce que si je faisais un album dans la foulée de cet engouement qu’il y avait autour de moi, je répondais à la demande, mais ce serait mal fait. Alors je n’ai pas fait de chansons pendant un petit moment.

Jacques technikart
GRAND RETOUR_
De retour dans l’industrie du disque, le compositeur prépare une tournée internationale.


Et aujourd’hui ?
 
J’ai vraiment envie de faire des morceaux qui restent. Le studio par rapport aux concerts, ça reste. Donc j’ai appris à faire un album, à faire de la musique. J’étais hyper mauvais avant, en fait. Avec les objets, j’avais découvert un tour de magie et c’était intéressant de le décliner. Mais en termes de mixage, de production, d’arrangements, j’étais pas terrible. J’ai passé énormément de temps à me remettre en question. Il n’a jamais été question pour moi d’arrêter, mais j’étais peinard au Maroc et je n’avais même pas l’intention de revenir. Et me voilà de retour !

Cet album, ça fait combien de temps que tu le travailles ?
J’ai commencé en février, mars 2020, au début du Covid. En décembre 2019, j’avais sorti le morceau « Hoohoohoo hahaha » avec un clip un peu barré. Mais il y a des morceaux sur l’album que j’ai en tête depuis cinq ans. Au Maroc, j’ai bossé des trucs expérimentaux, juste des sons, ensuite, des trucs technos, et ensuite, des trucs complètement mélodiques et sans rythmique. Après, j’ai fait une espèce de fusion de tout ça et j’ai vu que c’était un peu foireux. Si tu fusionnes tout, finalement tu demandes à ceux qui écoutent d’être en soirée, puis cinq minutes après de chiller. Donc j’ai voulu être un peu plus conscient de comment la musique allait être consommée. Et finalement, j’ai orienté l’album vers une écoute solo d’après-midi dans les écouteurs.

C’est vrai que ta musique est moins rythmique, beaucoup plus mélodique. Tu es content de cette évolution ?
Jusqu’à maintenant, même si ça marchait pour moi, j’avais cette frustration de ne pas faire de la zik’ qui accompagne la vie. Je faisais de la musique conceptuelle qui interpelle. Là, je veux faire de la musique qui accompagne la vie, qui interpelle un peu, mais qui enchante. 

Ce qui n’était pas le cas avant ? 
Avant, j’avais envie d’attirer l’attention, de provoquer un sentiment curieux : de perplexité et en même temps un peu animiste, hypnotique. Et là je me suis ouvert un peu plus. En fait, j’ai envie de faire de la pop optimiste un peu intrusive, c’était ça le projet. Une espèce de craquage pop. Genre « tiens, qu’est ce que ça ferait si je vivais en méga popstar ? ». Et ça se trouve, ça n’arrivera pas, c’est pas la question. C’est plutôt moi dans ma tête, dans mon univers, le fait que je me mette à chanter en live avec un groupe, c’est comme un monde parallèle où tu te dis : « Putain, Jacques, il a mal tourné ! ». Il est parti, il est revenu en pire avec les cheveux longs dans une espèce de pop extrêmement fruitée ! Ça me fait délirer parce que j’ai tout fait tout seul, et c’est une construction de mon esprit. C’est pas comme si je m’étais fait matrixé dans une maison de disques. J’ai vraiment tout construit chez moi. Dans ma tête.

Tu as créé un NFT l’an dernier. Verdict ? 
On l’a fait avec « Vous », on a mis le morceau en vente, chaque seconde à 150 balles, je ne pensais pas que tout partirait. Tant mieux pour les acheteurs, parce qu’avec le temps, je pense que c’est moi qui suis perdant !

La suite ?
Là, je vais avoir mon live. Avant, je faisais de la musique improvisée avec de vrais objets. Je trouvais ça marrant parce que tout le monde arrivait avec son objet. Mais je me suis retrouvé au cœur de ma propre obsolescence à faire de la zik’ juste parce qu’on a dit que je faisais de la musique avec des objets, en fait c’était pas beau. C’est devenu mon argument marketing, donc je l’ai beaucoup fait, et je l’ai pas fait pas pour les bonnes raisons. Là, j’ai envie de le refaire, mais pour les bonnes raisons. Si je trouve un objet qui sonne cool, je l’utilise au même titre qu’une guitare qui sonne bien – mais je ne le fais plus systématiquement. 

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Entretien Malik Habchi