LA FIN DE LA SEXUALITÉ « VANILLE » ?

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Exécuté, le missionnaire ? Notre culture populaire distille à tout bout de champ l’idée que la sexualité contemporaine se doit d’être aventureuse. Quitte à reléguer les puristes de l’érotisme au rang de ringards ? Technikart mène l’enquête.

« Bah quoi, t’aime pas le bondage toi ? » Poser la question avec un tel aplomb frôlait l’inconcevable il y a un demi-siècle. Mais de nos jours la démarche ne choque plus. Que l’on soit au terme d’une soirée avinée, aux abords d’un café, ou… dans une rame de métro. C’est dans ce lieu pas franchement intimiste que Melchior, 28 ans, m’interroge. « Je te demande parce que pour moi, c’est un peu la base », pose cet oiseau de nuit habitué des teufs berlinoises. Avant de goûter aux délices du shibari, celui qui s’amuse à se présenter comme « l’Encordeur » a fait ses gammes avec « le génital tradit’ ». Et en a soupé. « Ça a son charme, mais au bout de quelques années on connaît la musique, reste plus qu’à naviguer vers d’autres horizons », lâche-t-il. À savoir : quelques jeux de rôle, des plugs anaux à gogo et le bondage, un « nouveau dada » consistant à ligoter ses partenaires – art subtil nippon selon les adeptes, grossière technique d’ensaucissonnage pour les autres. Depuis qu’il le pratique en donjon SM ou dans l’intimité des private parties, la sexualité « vanille » lui paraît complètement « has been ». À raison ?
 

TERRAIN DE JEU

Dans l’esprit collectif, la vanille évoque des contrées tropicales, une fleur aux pétales délicate et un parfum de glace passe-partout. Rien à voir avec la chambre à coucher, a priori. Pour découvrir le lien entre ce mot et la sexualité, oubliez le Larousse en ligne et misez plutôt sur Urban Dictionary, la bible lexicale 2.0 des millennials. L’internaute « Hmm » en offre la définition suivante : « non-excitant, normal, ennuyeux ». Tandis que « Bad Grammar Must Die » y voit « l’opposé de kinky ». Tracer la généalogie du tandem lexical vanille-kink n’est pas mince affaire, mais il est admis que l’émergence des deux termes est presque simultanée. Dans les États-Unis des années 1970, le mot « vanille » est introduit pour désigner toute sexualité conventionnelle (génitale, grosso modo), la seule socialement acceptable depuis plusieurs siècles. Et cet enrichissement polysémique est l’œuvre du mouvement kink (tordu, en anglais), une sous-culture sexuelle qui s’est baptisée ainsi en réaction à la classification pathologique de pratiques marginales, telles que les rapports homosexuels ou le BDSM, par les autorités médicales américaines d’alors.

« Cette approche clinique n’avait rien de neuf. Il existe une longue tradition psychiatrique, remontant jusqu’aux prémisses de la sexologie à la fin du XIXe siècle, qui associait une palette de sexualités minoritaires aux maladies mentales », souligne Alain Héril, sexothérapeute et auteur d’On ne fait pas l’amour, c’est l’amour qui nous fait. Inversant le stigmate, ceux qui étaient frappés du sceau de la « déviance » ont donc accolé à la vision classique du sexe l’adjectif peu flatteur de « vanille ». Et si les amateurs d’érotisme hardcore peuvent désormais publiquement se targuer d’être « kink », c’est notamment parce que l’emprise du regard médical s’est estompée.

Certes la dernière édition du DSM, ouvrage d’autorité de classification des maladies mentales, fait toujours référence au masochisme et au travestisme en terme de « paraphilies » – une version moins moraliste du mot « perversion » –, mais cette catégorisation ne fait plus peser de chape de plomb sur ces pratiques. « L’expertise médicale, qui avait pris le relai du discours religieux en matière de sexualité en opérant une distinction entre pratiques saines et malsaines, ne fait plus autorité sur le sujet », pose le thérapeute. Une porte ouverte qui a permis à pléthore d’adeptes de parties de jambes en l’air débridées d’embrasser leur érotisme, sans se soucier d’éventuelles névroses sous-jacentes. Sibylle en sait quelque chose. « Mon trip, c’est que mes partenaires s’habillent avec mes sapes », confie cette ingénieure de 32 ans. « Il y a un siècle, j’aurais probablement été internée pour un fantasme pareil, et quand j’en cause autour d’un verre la plupart de mes interlocuteurs trouvent ça fun, mais certains me conseillent d’aller consulter »« Pour y apprendre quoi ? », poursuit-elle, « Que j’entretiens un auto-érotisme lié à une blessure narcissique d’enfance, so what ? ».  Au diable les séances psy.

« Cet exemple d’émancipation vis-à-vis de l’avis clinique est emblématique d’une lame de fond. Il existe un mouvement de société contemporain hérité de la révolution sexuelle des années 1960 qui avait, à l’époque, arraché la sexualité au domaine spirituel et médical pour l’entraîner vers un champ de curiosité sans bornes ». Par un tour de force le sexe, au lieu d’être un objet d’investigation institutionnel, était devenu « un terrain de jeu qu’il appartenait aux individus d’investiguer ». « Jouir sans entraves », peinturluraient nos soixante-huitards sur les murs de la capitale…
 

« IL Y A UN SIÈCLE, J’AURAIS PROBABLEMENT ÉTÉ INTERNÉE POUR UN FANTASME PAREIL.  »

 

Jamais gravé dans le marbre, le rapport à la diversité des pratiques n’a jamais été aussi décomplexé qu’aujourd’hui. « La fellation était encore considérée il y a 80 ans comme une approche extrême, et est aujourd’hui intégrée au circuit classique de la sexualité », rappelle Denise Medico, professeure au département de sexologie de l’Université du Québec. Quant au « kink », les activités qui y sont affiliées se sont banalisées grâce à un espace culturel façonné par l’érotisme exotique. « Le BDSM a, par exemple, été démocratisé via des productions édulcorées, comme le phénomène audiovisuel qu’a constitué Cinquante Nuances de Grey ». Les coups de martinet de Jamie Dornan (le « dominateur ») ou, tout récemment, le lap dance que le rappeur Lil Nas offre à Satan dans une esthétique SM pour son clip de « Montero »… Chaque représentation culturelle teintée « kink » participe à la démarginalisation des « vices » d’antan.

Autre levier majeur de la libération des discours, illustrations et pratiques sexuelles : Internet. « Ce qui est neuf, c’est avant tout la possibilité de trouver dans l’érotisme une forme d’identité et l’occasion de partager cette identité avec autrui, notamment sur le web », avance la professeure. Par un coup de baguette magique numérique, les goûts qui étaient autrefois refoulés, ou pratiqués dans une confidentialité honteuse sont devenus autant de sésames pour « faire communauté ». Sceptiques ? Il n’y a qu’à se rendre sur Reddit, YouTube et Instagram afin de s’en persuader. À croire qu’avec le net, tous les réseaux sociaux mènent au sexe.

PAX EROTICA

Que ce soit à travers le martelage culturel pro-alternance des pratiques, la floraison de vidéos de plus en plus extrêmes sur les plateformes pornographiques, ou la popularisation de discours pédagogiques sur les réseaux sociaux, Denise Mandico pointe du doigt un péril : l’émergence d’une nouvelle injonction sociale. « On laisse désormais entendre que l’augmentation du plaisir passerait nécessairement par la diversification des pratiques ». Un « nouveau mythe contemporain » qui pourrait bien laisser ceux qui n’entendent rien au « kink » sur le carreau. Voire les condamner aux rôles de rasoirs du pieu. 

« J’ai l’impression d’avoir raté un wagon », confie Sindbad, 26 ans. « Mes copines attendent toujours de moi que je verse dans le dirty talk, l’étranglement… Tout ça parce c’est à la mode et que je suis un mec, comme s’il était inscrit dans mon ADN que je devais aimer les maltraiter ». Ce chargé de projet numérique n’aspire qu’au sexe « tranquille », style amazone et levrette « mais sans les fessées et tout le tintouin ». Quel ne fût pas son soulagement, lorsque sa nouvelle amante lui souffla qu’elle n’avait pas besoin d’être dominée pour « prendre son pied ». Une pax erotica de courte durée, cependant. « Dans la foulée, elle m’a glissé qu’elle aimerait me sodomiser avec un gode ceinture ». C’est la douche froide. « D’un côté je ne me sens pas assez « mâle » pour désirer être brutal, de l’autre je suis apparemment trop étriqué d’esprit pour laisser ma copine me titiller la prostate ». À force de « dire non à tout », Sindbad s’est persuadé qu’il n’arrivait pas à gagner les rivages bigarrés de la « modernité sexuelle ». Et avoue ressentir une « pression monstre » en ne consentant qu’au sexe « vanille ». « Nul ne doit moquer ni dénigrer untel s’il répugne à ce qu’on tourne autour de son anus ; l’essentiel est de remettre en question les anciennes normes pour autodéfinir sa sexualité à soi », rappelle Jüne Plã, l’auteure de Jouissance club : une Cartographies des plaisirs. 

À trop vouloir faire voler en éclats les plafonds de l’érotisme gare, donc, à ce que les hérauts du sexe baroque n’introduisent pas une binarité entre sexualité vanille « vieillotte style papa-maman » et sexualité contemporaine « kink » à check-list de pratiques extrêmes. Une binarité dans laquelle l’opprobre ne serait plus du côté de celui qui rêve de fisting, mais de ceux résolus à cultiver des rapports sans artifices. Qu’on se le dise une bonne fois : la sexualité vanille est morte, vive la sexualité vanille !


Par Antonin Gratien
Photo Xavier Jacono