GUILLAUME RAPPENEAU, AD MAN : « LA PUB ATTENDAIT UN MAG’ COMME TECHNIKART ! »

Guillaume Rappeneau technikart

Passionné par la pub, la production de documentaires et la bonne vodka, Guillaume Rappeneau a fait ses armes à Paris Match avant de rejoindre Technikart en 1996. Sa mission : développer le marketing et la régie pub (qui n’existait pas encore à l’époque). Interview à l’occasion des trente ans du mag’. 

Vous avez créé la régie pub à Technikart. C’était votre idée de rejoindre la rédaction du magazine ?
Guillaume Rappeneau : Pas vraiment non ! C’était en 1995, j’étais à Paris Match dans de très beaux bureaux avec un très bon salaire. J’allais très bien. Puis Fabrice de Rohan Chabot est venu me voir, une fois, deux fois, trois fois pour me demander de rejoindre Technikart. 

Et que vous a-t-il précisément demandé ? 
Le magazine avait besoin de prendre une autre envergure. Il allait passer en mensuel culture et société payant en kiosque. Il voulait que je développe tout cela. Il n’y avait aucune raison que j’y aille, mais il a tellement insisté que j’ai fini par craquer. Et à ce moment-là, le groupe Hachette auquel appartenait Paris Match était en plein bouleversement. Moi, j’en avais fait le tour. 

Vous connaissiez déjà Technikart avant de rejoindre le magazine ? 
Je connaissais déjà le magazine parce que je connaissais Fabrice depuis longtemps et je le lisais. C’était décalé, original, avec des papiers détonants et une écriture complètement différente. C’était très inspiré de The Face, ce magazine anglais assez incroyable de culture et de société, très décalé mais brillant qui faisait vraiment la pluie et le beau temps en matière de culture anglaise. Et même si la maquette de Technikart était mal foutue à l’époque, il y avait un ton et un esprit, donc je me suis dit qu’il y avait quelque chose à faire. 

Quelle a été votre première impression de la rédaction de Technikart ? 
J’arrive à la Bastille, rue de Charonne. Et là, j’ai découvert une espèce de pièce, ou plutôt un bordel absolument innommable coincé au fond d’une cour, entre le local à poubelles et un boui-boui. Il y avait des canapés troués, entre autres, et tout un tas de choses entassées. Honnêtement, si j’avais été sensé, intelligent et responsable, j’aurais dû partir en courant pour rejoindre les beaux bureaux de Paris Match. En plus, les mecs étaient totalement barrés, brillants mais barrés. En même temps, c’est aussi pour ça que j’ai dit oui ! Ma condition était quand même que l›on prenne de vrais bureaux. J’ai un peu repris en main le magazine en y ajoutant de la méthode et du professionnalisme. La maquette s’est transformée en quelque chose d’assez formidable, l’aspect rédactionnel s’est énormément développé, il y avait une vraie science du reportage et un contenu inédit. 
 

« J’AI DÉVELOPPÉ LA RÉGIE PUB DANS UN JOYEUX BORDEL CRÉATIF ! »

 

Comment avez-vous développé la régie pub de Technikart ?
En fait, tout le marché publicitaire n’attendait qu’un magazine comme Technikart. Il n’y avait pas de magazines qui permettaient aux annonceurs d’être dans le monde de l’influence, de la différence et de la créativité. Ils étaient tous dans des magazines classiques et très normés. Technikart a eu de la pub tout de suite. Quand je suis arrivé, il y avait 10-15 pages malheureuses de pub et un an après, il y en avait 50. C’était un truc de fou ! C’était la rencontre d’un magazine avec une époque. L’économie française fonctionnait bien et Technikart était au centre de toutes les attentions. J’ai développé la régie pub dans un joyeux bordel créatif !

Très concrètement, comment vous y êtes-vous pris pour passer de 10 pages de pub à 50 ?
D’abord, et je dis ça un peu prétentieusement, j’ai apporté une forme de légitimité à Technikart, c’est-à-dire que lorsque j’ai appelé tous les gens que je connaissais pour leur dire que je quittais Paris Match pour Technikart, tous se sont dit qu’il devait avoir un certain intérêt. Quelques grandes marques m’ont suivi et quand tu as des gens comme Chanel qui sont partants, d’autres suivent. Et tout s’est vite enchaîné. J’ai aussi bâti un argumentaire et fait des études sur le lectorat. En somme, j’ai développé tous les outils dits professionnels qui nous permettaient d’avoir tous les grands annonceurs.

Qui sont les plus gros annonceurs que vous ayez réussi à avoir ?
Wah, ça fait déjà 25 ans cette affaire ! Mais, je me souviens de Levi’s, de bagnoles et de beaucoup de parfums. D’ailleurs, c’est amusant ce paradoxe entre un magazine qui faisait une couverture « Précaires et branchés » pour expliquer que la jeunesse était à la fois avant-gardiste et branchée, mais aussi dans une forme de précarité, et des marques de luxe qui voulaient toucher ces gens-là. Il y avait un peu un côté schizophrène ! Quand bien même les marques savaient que beaucoup d’entre eux ne pouvaient pas acheter leurs produits, elles se disaient qu’il fallait qu’elles soient dans Technikart, car c’était un magazine qui véhiculait des tendances et qui avait un grand réseau d’influence. Donc que finalement, les précaires branchés finiraient par acheter leurs produits. C’était vraiment la rencontre entre un lectorat, des journalistes et un marché de marques publicitaires. Le magazine critiquait beaucoup la société de consommation mais avec tellement d’humour et de justesse que ceux qui étaient critiqués trouvaient ça absolument formidable ! Ce monde n’existe plus aujourd’hui.

magazine technikart


La régie pub de l’époque est-elle différente du brand content d’aujourd’hui ?
Oui, parce qu’on n’avait pas de téléphone mobile mais des ordinateurs qui fonctionnaient mal et qui pesaient 50 kilos ! Et l’Internet n’existait pas… On a d’ailleurs dû créer la régie publicitaire Internet. Je crois que Technikart est le premier magazine à avoir ouvert son site Internet. Ce truc a été un enfer au départ parce que le design était tellement beau et poussé avec une technologie tellement lourde que la home page mettait deux minutes à s’afficher ! Je me suis retrouvé à gérer ce que je n’avais jamais fait de ma vie, à foutre des bannières publicitaires sur Internet. À ce moment-là, plein de médias n’ont pas fait de sites Internet parce que c’était la panique totale en se disant qu’en plus s’ils le faisaient, leur magazine disparaîtrait et qu’ils n’auraient plus de pages de pub. Malheureusement, il y en a qui sont morts comme ça, de ne pas avoir saisi l’opportunité du numérique. Hachette pourrait témoigner…

Aujourd’hui, le brand content s’appuie habilement et intelligemment sur les outils digitaux. Il a tout compris finalement ?
En quelque sorte. Le print doit communiquer avec les nouvelles technologies. C’était compliqué à l’époque parce qu’il y avait deux mondes : le digital d’un côté, et la presse de l’autre. Ces deux mondes ne se rencontraient pas, les interlocuteurs ne se parlaient pas. Il y avait même une sorte de mépris pour la technologie. Et moi, je devais jongler entre les mecs de la presse et ceux du digital qui étaient eux-mêmes en compétition.
 

« LES JOURNALISTES SE MÉFIAIENT BEAUCOUP DE CE QUE JE FAISAIS. »

 

Les journalistes comprenaient-ils ce que vous faisiez pour Technikart ?
Il y avait une distance entre les journalistes et ce que je faisais. Ils se méfiaient beaucoup, mais à juste titre puisqu’ils avaient peur que la publicité leur impose des choses et pollue l’esprit du magazine. C’est ce que je représentais pour eux. Et ils me l’ont bien fait comprendre, d’une manière absolument géniale ! J’avais une amie à l’époque qui avait sorti son premier roman et je l’ai donné à la rédaction en leur demandant s’ils pouvaient faire un petit papier s’ils le trouvaient bien. Deux mois plus tard, elle était dans le « poubelloscope », une rubrique dans laquelle les journalistes disaient des méchancetés. En gros, ils ont dit que ce livre était une sombre merde !

Aviez-vous un rôle dans les conférences de rédaction ?
Non jamais ! J’avais l’interdiction d’y entrer. Il ne fallait surtout pas que j’y aille, je n’avais rien à y faire, je ne suis pas journaliste, je n’avais pas à écouter ce qu’ils allaient faire. Je les entendais au loin et ça me suffisait. En plus, ça durait des heures dans un brouhaha permanent.

J’ai l’impression que tout était un peu bordélique chez Technikart à l’époque : les bureaux, les réunions… les fêtes aussi ?
Ah oui ! Elles étaient toujours organisées au dernier moment, dans un bordel complet. Mais, elles étaient rigolotes parce qu’il y avait toujours un mélange de gens totalement invraisemblables : des bourgeois, des aristos, des branchés… Tout ce beau monde grenouillait ensemble allègrement. C’était léger, pas professionnel. D’ailleurs, le truc le plus fou que j’ai vécu à Technikart reste le « technitrain », la soirée dans l’Eurostar !

Qu’avez-vous laissé à Technikart ? À l’exception de la régie pub…
De la légitimité. C’est un magazine qui fait partie de l’univers de la presse et qui a toute sa place. Ce n’est plus un fanzine fait au fond d’une cour par des mecs iconoclastes et incontrôlables. En professionnalisant le magazine et en lui amenant des annonceurs, j’ai fait rentrer de l’argent de manière à pouvoir payer des bureaux et des salaires normaux. C’est déjà pas mal !

Quand vous dites que Technikart a toute sa place dans l’univers de la presse, qu’a-t-il apporté aux médias français ?
Je crois qu’on ne se rend pas compte aujourd’hui à tel point Technikart a eu de l’influence dans les journaux. Il y a des Technikart presque partout maintenant. Par exemple,  je trouve que l’émission Quotidien est issue du Technikart des années 1990-2000. Peut-être ne le savent-ils même pas. Beaucoup de choses de la télévision viennent de Technikart. Comme beaucoup de magazines qui ont repris et éditorialisé l’esprit et le ton de Technikart tels que Society ou GQ. D’ailleurs, beaucoup de journalistes de ces deux magazines étaient pigistes chez Technikart.

Pourquoi avez-vous quitté Technikart ? La pub ne vous intéressait plus ?
En réalité, mon temps à Technikart a été assez court. La régie pub a très bien fonctionné, c’était au moment des start-up et d’Internet qui prenait des proportions absolument folles. Je me disais que tout cela ne pouvait pas durer, que le truc allait finir par péter. Il y avait une espèce d’euphorie de croissance, de chiffres, de pognon qui ruisselait. En plus, je savais qu’on allait avoir un problème, qu’on était à la mode du moment, qu’il fallait en plus gérer Internet. J’ai conseillé à Fabrice de Rohan-Chabot de mettre Technikart chez Hachette pour le sécuriser et on a bien fait parce que six mois plus tard, il y a eu le 11 Septembre et tout a explosé ! Donc en me séparant de Technikart, je pense que j’ai aidé le magazine à passer ce moment fou post-11 Septembre. Je ne sais pas s’il existerait encore autrement. Enfin, c’est ma théorie. Je suis parti à regret, mais ça m’a permis de créer ma boîte de production de films pour la télévision. J’ai même sorti une vodka avec Beigbeder !

Pourriez-vous refaire de la régie pub aujourd’hui ?
Absolument pas ! C’est un métier qui a complètement changé. Je serais incapable de faire de la régie pub aujourd’hui. Je trouve que c’est un de ces métiers où il ne fait pas bon de vieillir sauf si vous devenez patron. Mais vendre de l’espace publicitaire au-delà de 45 ans dans un monde qui change vite que vous ne comprenez plus forcément, c’est difficile.


Par Anaïs Delatour
Photos Greg Kozo