GUÉGUERRE CHEZ GALLIMARD

guerre chez gallimard

L’inédit de Céline est publié (depuis le 5 mai), Gallimard est satisfait, Gibault comblé. Et nous, déçus. Où est passé Jean-Pierre Thibaudat, sans qui Guerre ne connaîtrait pas le succès dont il jouit aujourd’hui ? Retour sur un flop éditorial. 

« L’essentiel me semble être que moi et mes livres soient étouffés, annulés, oubliés, inexistants. Ce petit jeu du “bouc qui pue” me lasse. » Il n’y a pas à dire, on est bien loin de l’époque où Louis-Ferdinand Destouches, alias Céline, adressait ces lignes à Claude Gallimard (fils de Gaston, fondateur de l’auguste maison) en octobre 1953. Ces derniers temps, l’écrivain, mort en 1961, n’a jamais autant fait parler de lui. En particulier depuis la publication posthume de Guerre, son roman-journal, paru chez Gallimard le 5 mai dernier, et en fanfares s’il vous plaît. Tiré à 80 000 exemplaires, l’œuvre est un succès : elle caracole en tête des ventes, les crocs-bouquins font étalage de leur achat sur Twitter, les médias sont dithyrambiques… Bref, ça caquette ferme dans tous les salons germanopratins. Les raisons sont évidentes : la publication d’un inédit, signé L.-F. Céline – on ne fera pas l’outrage de rappeler le poids littéraire de l’ermite de Meudon – est un événement majeur dans le monde de l’édition et, surtout, le parcours de ces manuscrits volés, perdus puis retrouvés soixante-dix ans plus tard, frise le romanesque. C’est l’histoire d’une alterque à trois, à en rendre jaloux les tabloïdes angliches, et dont on suit plus le déroulé que celui de Loulou dans son roman (où il raconte sa blessure de guerre et sa convalescence). 

ÉVÉNEMENT MONDAIN

On vous la fait courte : le 4 août 2021, le journaliste Jérôme Dupuis, grande plume d’investigation venue de l’Express, révèle dans Le Monde que les manuscrits perdus de Céline (des « milliers » de feuillets, parmi lesquels Guerre, Casse-Pipe, La Volonté du Roi Krogold, Londres…) ont été retrouvés. On découvre dans l’article que c’est l’ancien critique théâtre de Libé, Jean-Pierre Thibaudat, « dépositaire accidentel », qui les a conservés au secret pendant plus de quinze ans, tout en les retranscrivant avec rigueur et abnégation. Thibaudat, avec l’aide de l’avocat Emmanuel Pierrat, contacte les ayants droits, François Gibault (avocat et proche de Lucette Destouches, morte en 2019 à l’âge de 107 ans) et Véronique Chovin (ancienne élève de Lucette, ex-danseuse), et les rencontre en juin 2020. Début 2021, les ayants droits portent plainte pour recel de vol (plainte classée sans suite fin 2021). Thibaudat rend les manuscrits et Gibault les confie à Gallimard pour publication. 

Le temps passe. L’inédit sort. « Gallimard est allé très vite et c’est malin de leur part (les écrits de Céline tomberont dans le domaine public en 2032, ndlr), analyse Jérôme Dupuis. Ils battent le fer tant qu’il est chaud, font une expo dans leur galerie, créent un petit événement mondain… » Seulement, petite déconvenue dont certains s’étonnent : l’édition de Guerre, établie par Pascal Fouché et préfacée par François Gibault, ne fait mention nulle part de Jean-Pierre Thibaudat. Disparu. Effacé. Une faute d’édition, dites-vous ? De fait, ne pas faire référence au dépositaire, c’est occulter – délibérément – une part majeure du contexte de l’œuvre. D’autant plus que sans l’histoire Thibaudat, Guerre n’aurait pas connu un tel succès. Rendons donc à César ce qui appartient à César.

ERREUR PSYCHO

Mais que s’est-il passé pour que le nom de Thibaudat soit ainsi banni ? Il faut revenir à la première rencontre entre les trois concernés. Dans le cabinet d’Emmanuel Pierrat, boulevard Raspail, le 11 juin 2020, le dépositaire fait donc découvrir aux deux ayants droits les manuscrits. L’heure est davantage à l’émotion qu’à la querelle. Seulement, Véronique Chovin sort de là aussi vexée qu’une ado qu’on aurait oublié d’inviter à la surboum du vendredi soir. « Thibaudat et Pierrat ont commis une erreur psychologique, indique Dupuis, ils ne se sont adressés qu’à Gibault, et Chovin s’est sentie mise de côté. C’est elle qui a soufflé à Gibault que c’était inadmissible alors qu’il était presque prêt à accepter un accord. » La suite, on la connaît. 

Une autre question taraude : qu’est devenue la retranscription de Thibaudat ? Il a classé les feuillets, décrypté l’écriture de Céline (qui était aussi médecin, nous le rappelons) et couché tout ça sur papier avec l’application d’un moine copiste. Plus d’un million de signes. Et pourtant, Emmanuel Pierrat l’assure : chez Gallimard, « ils n’y ont pas touché. » Résultat : dans l’honorable maison, les « célinistes » (Émile Brami, Pascal Fouché – qui ne peuvent pas se blairer – et Henri Godard) se sont crêpé le chignon, sans prendre la peine de s’aider du boulot déjà fait. Le mot d’ordre ? « Pas une virgule, pas une syllabe », nous apprend Dupuis. Thibaudat, poussé du bout de l’orteil du haut de la roche Tarpéienne, s’empresse de son côté, « amusé et débonnaire », de comparer les deux retranscriptions. « Ils ont fait le choix de supprimer la première phrase, le “Pas tout à fait”, poussant à croire que le manuscrit était complet, avance Emmanuel Pierrat. Mais il manque au moins huit chapitres… »

PLUS CÉLINIEN QUE LA CÉLINIE

Pour Dupuis, au-delà de cette bisbille égotique,  l’explication est simple (elle l’est toujours) : la clef de l’énigme, c’est Lucette, la veuve Destouches de la route des Gardes. « Que Thibaudat (qui avait promis à la source de ne remettre les manuscrits qu’une fois Lucette Destouches morte et enterrée, afin que celle-ci ne touche pas un kopeck, ndlr) ait privé la femme de Céline de ses droits, c’était un crime de lèse-Lucette », rappelle-t-il. Et puis, beaucoup de jalousie dans tout ça. « Ils ont été énervés de voir Thibaudat et Pierrat tout heureux à la sortie de mon article, ils ont eu le sentiment qu’ils triomphaient. »

Il est regrettable que des frustrations et vexations personnelles en viennent à ternir un ouvrage somme toute acceptable. Si Thibaudat a manqué d’égards envers la mémoire de Lucette et de courbettes pour les ayants droits, il n’a pourtant pas tiré de contrepartie financière, que pouic ! Il a gardé le secret, n’a rien balancé. Serait-il plus célinien que la Célinie ? (J’imagine Gibault faire une syncope). En attendant, tandis que Gallimard est déjà sur la promotion de Casse-Pipe (le prochain roman), on guette de notre côté la sortie du livre promis par Thibaudat, dans lequel – Pierrat l’a confirmé – il révèlera sa source. De quoi faire trépigner les plus curieux. Et les autres, eh bien tant pis pour eux.

Guerre (éditions Gallimard, 192 pages, 19 €)


Par
Violaine Epitalon