ET SI ON INTERDISAIT LE TÉLÉTRAVAIL ?

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Votre boss vous encourage à bosser de chez vous ? Vous pensez dire oui ? Erreur ! Voici pourquoi vous feriez mieux de vous accrocher comme jamais à votre petit coin d’open-space…

Vous êtes à la mi-avril, au plus fort du déconfinement. Quand vous filez acheter une bouteille de vin chez l’épicier du coin vers 23 heures — ganté et masqué — vous avez l’impression de connaître ce qu’ont vécu les personnages de Bourvil et de Funès dans La Traversée de Paris (Claude Autant-Lara, 1956). C’est marrant – mais pas tant que ça, finalement.
Vous avez démarré le télétravail depuis début mars. En un sens, vous avez eu de la chance à l’égard de ceux qui se retrouvent en chômage partiel ou, pire, sans ressource. Le matin, vous démarrez donc votre boulot d’employé ou cadre du tertiaire en pyjama, depuis votre lit, armé de votre ordinateur portable. Votre fils (11 ans), lui aussi confiné, se moque de vous, il vous traite de « grosse feignasse ». Vous lui répondez sur le même ton blagueur « qu’il n’a rien compris », que vous êtes en réalité un génie puisque vous exercez un job qui vous autorise à « bosser » depuis votre lit à la manière de Philippe Noiret dans Alexandre le bienheureux (Yves Robert, 1968). C’est marrant – mais pas tant que cela, finalement.


L’ALIÉNATION DU TERTIAIRE

Sur le papier, le télétravail est attractif : vous vous levez plus tard, vous évitez les transports en commun, vous évitez le flicage d’un éventuel cheffaillon « à la con », vous évitez les faux-semblants des relations humaines dans l’entreprise, vous évitez cette culture du burlingue si aimée des Français, justement. Une culture tellement dans l’air du temps depuis 20 ans, mais à laquelle plus personne ne feint d’y croire. Et ça tombe bien, cette stratégie de l’évitement semble également séduire les dirigeants en ces temps de post-confinement. C’est ainsi que l’on entend d’ici delà des managers de boîtes dans la finance ou les médias qui proposent dorénavant, à certains de leurs employés, des plans télétravail. Les avantages paraissant légion : moins de cotisations salariales, un salaire renégocié à la baisse (dans certains cas), des frais en moins (ordinateurs, fournitures de bureau, papier toilette). Sauf que les dérives du télétravail sont bel et bien réelles : isolement, harcèlement numérique, difficultés à séparer la vie privée et professionnelle…

Il existe depuis deux décennies une littérature bien complète sur cette question. David Graeber, 59 ans, est un anthropologue américain, figure de proue du mouvement Occupy Wall Street. « L’un des intellectuels les plus influents du monde » (dixit le New York Times) est l’inventeur du concept des « bullshit jobs » en 2018. Une théorie qui explique que la floraison de « jobs à la con » démontre à quel point la société moderne repose sur l’aliénation de la vaste majorité des travailleurs de bureau qui œuvrent à des tâches inutiles. Ces derniers ayant la pleine conscience de la superficialité concernant leur contribution sociale. Dans une tribune parue dans Libération le 27 mai, il décline et globalise son concept en évoquant une « bullshit economy ». Soit une société qui pousserait encore plus loin le curseur du « job à la con » afin de relancer son économie. Extrait : « Or ce qu’on nous somme de faire repartir en « relançant l’économie », c’est précisément ce secteur à la con où des managers super visent d’autres managers, le monde des consultants en RH et du télémarketing, des chefs de marques, des doyens supérieurs et autres vice-présidents du développement créatif (secondés par leur cohorte d’assistants), le monde des administrateurs d’écoles et d’hôpitaux, ceux et celles qu’on paie grassement pour “designer» les visuels des magazines dédiés à la «culture» en papier glacé de ces entreprises dont les cols-bleus à effectif réduit et en perpétuelle surchauffe sont forcés de s’atteler à des monceaux de paperasserie superflue. »

« ON CONNAÎT L’AVEUGLEMENT ET LA PROCRASTINATION DE NOS GOUVERNANTS »

Selon Graeber, ce fameux « monde d’après » (dont on nous rebat les oreilles) serait donc celui où le fameux « inspecteur des travaux finis » (re) deviendrait tout-puissant ? On peut sérieusement en douter et se demander s’il ne pêche pas un peu par excès de pessimisme ou d’idéologie. Car comment imaginer que l’on continuera, en France notamment, avec des décideurs administratifs inutiles et, in fine, dangereux dans, par exemple, les hôpitaux ? Encore que, tout est possible effectivement quand on connaît l’aveuglement et la procrastination de nos gouvernants… « Quand l’immobilisme est en marche, rien ne peut l’arrêter » prophétisait les émillant Edgar Faure, ministre sous la IVe République et président de l’Assemblée nationale sous la Ve. Reste que dans le privé, la tendance lourde de ces prochains mois sera à l’externalisation des tâches (via le télétravail ou la sous-traitance dans les pays émergents) dans les secteurs du consulting, du marketing, de la comm’. Aussi, quand le penseur de la gauche américaine conclut par : « On comprend alors que les exhortations à relancer l’économie ne sont que des incitations à risquer notre vie pour permettre aux comptables de retrouver le chemin de leur box », on a envie de lui rappeler que « les comptables » vont eux aussi disparaître de la sphère de la classe moyenne pour se paupériser… chez elle. Pauvre, certes, mais à domicile ! Cette fameuse classe moyenne qui risque effectivement de connaître ce que la classe ouvrière a vécu ces 20 dernières années : une pulvérisation dans un monde sans altérité. Les bullshit jobs vont donc disparaître… Mais est-ce vraiment une bonne nouvelle ?


Par Jean-François Costello