ENTHOVEN / BENZAQUEN : L’INTERVIEW BALLE DE MATCH

Enthoven / Benzaquen

Nous retrouvons Arthur Benzaquen, acteur, réalisateur, scénariste et sérial entrepreneur et Raphaël Enthoven philosophe essayiste et animateur télévision et radio au club Blanche dans le IXème arrondissement de Paris autour d’un café et d’une grande question, celle de la réconciliation du corps et de l’esprit. Accrochez vos ceintures…

Pensez-vous que nous revenons à un idéal humaniste du men sana en corpore sano (un esprit sain dans un corps sain) ?
R.E Cela reviendrait à dire qu’il existe une dichotomie inébranlable entre le corps et l’esprit, et qu’il s’agirait d’établir un rapport de bon voisinage entre les deux, comme un bateau et son capitaine. Pourtant, je crois que le sport est un acte spirituel ou en tout cas peut le devenir. Un mouvement lorsqu’il est répété au point d’en devenir automatique laisse place à une forme de transe ou de médiation. La corde à sauter par exemple, une fois passées les remontrances du corps qui lutte contre l’effort, devient comme une prière dans la mesure où abandonnés au geste, nous ne nous appartenons plus.

Cela ferait-il du club de sport un temple ?
A.B Pendant longtemps, la salle de sport était un lieu plutôt ingrat, dédié à l’effort, à la performance et donc exclusivement au sport. Mais les temps changent. Le club de sport devient avant tout un lieu de vie, un lieu d’expériences et de rencontres. Ce ne sont plus les mêmes codes ; le bien-vivre devenu maître-mot change petit à petit ce que sont les salles de sport. Plutôt qu’un temple, nous travaillons à en faire un lieu où le corps et l’esprit se rejoignent autour d’un effort, d’un repas, d’un repos ou d’une rencontre.

PLUTÔT QU’UN TEMPLE, NOUS TRAVAILLONS À EN FAIRE UN LIEU OÙ LE CORPS ET L’ESPRIT SE REJOIGNENT AUTOUR D’UN EFFORT, D’UN REPAS, D’UN REPOS OU D’UNE RENCONTRE.

La répétition dans le sport est-elle comparable à un musicien qui fait ses gammes ?
R.E Pour moi, le sportif et le pianiste c’est la même chose. On dit que la routine, l’habitude endorment l’existence, mais il ne s’agit pas d’un geste qu’il répète mais d’un geste qu’il exerce, qu’il perfectionne. En cela, malgré le mouvement mortifère de la répétition, le praticien rend vie à son acte.

Nous parlions avant cet entretien de la question de la performance comme étant caractéristique de la société de consommation, pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
R.E On a beaucoup reproché à Armstrong de s’être dopé, on aurait pu reprocher à ses détracteurs de ne pas l’avoir vu venir; atteint d’un cancer des testicules, il gagne sept fois le Tour de France en écrasant ses adversaires… Avant de faire le procès de la triche, nous devrions faire celui du déni. Car s’il transgresse la loi du sport, il obéit à une loi supérieure, celle de la performance et de la consommation qui lui demande de se dépasser lui- même constamment. Romain Gary, quand il raconte les émeutes de Los Angeles, nous explique bien qu’en saccageant les vitrines de magasins, les manifestants obéissent aux injonctions d’une société de provocation fondée sur le besoin d’avoir, ou d’être toujours plus. Le dopage est emblématique de ce rapport performance.

A.B Le dopage ou même le culturisme dans les années 80 sont effectivement des formes d’exploration des limites du corps et de la performance très représentative de cette époque, et par extension de notre rapport à la planète. Mais nous vivons aujourd’hui, sinon un retournement au moins un changement de direction, dans le rapport à la consommation et donc au corps. Il s’agit de mieux consommer sans forcément affecter la croissance. Cette prise de conscience à la fois écologique et économique est particulièrement vraie pour le sport qui devient une très bonne allégorie de ce nouveau moment de l’histoire. Faire de son corps le premier moyen et la première fin d’une problématique mondiale ; l’écologie.

R.E Je ne crois pas que le seul bien-vivre soit au cœur de cette dynamique, ce serait sans compter l’idée, très judéo-chrétienne par ailleurs, de la souffrance vertueuse, pour faire simple si tu n’en chies pas tu ne le mérites pas. Il y a effectivement une promesse de bien-être, mais il n’est ni acquis ni gratuit. La valeur de l’effort est indissociable du sport.

CETTE HISTOIRE COURTE DU FITNESS EN FRANCE EST L’HISTOIRE D’UNE BONNE IDÉE MAIS AUSSI UN PEU L’HISTOIRE D’UNE SOCIÉTÉ.

Alors à quand les cours de philo pendant les cours de sport ?
A.B Nous travaillons déjà à réconcilier corps et esprit dans nos salles avec par exemple des lectures d’écrivains au Klay. Ces lectures, le mercredi après-midi ont fait salle comble. L’attention que nous portons au design et à l’architecture porte aussi un message intellectuel. Par exemple la structure de Jean Prouvé au centre du club Blanche, est à la fois une promesse de liberté et la relique d’un temps révolu.

R.E Une dernière chose sur le sport que j’ai peur d’oublier de dire ; il existe un lien très fort entre l’idéologie du sport et celle de l’humanité maîtresse de son destin ou de sa place dans le monde. Nous vivions dans un univers fini et une pensée cosmologique, le sens de la vie était, pendant des siècles, de trouver sa place dans le monde (idéologie qu’on retrouve par ailleurs chez les conservateurs). Au XVII ème siècle les grands savants découvrent que la Terre et même le Soleil ne sont pas au centre de l’univers… Un pavé dans la mare, l’humanité de plus en plus décentrée, et se recentre donc naturellement sur elle-même, ce qui débouche inévitablement sur le culte de la performance. On remplace l’objectif d’harmonie par celui la performance. Ce fut le cas jusqu’à nos jours où nous vivons un retour au sport comme moyen d’atteindre l’harmonie et le bien-être.


Propos recueillis par Melchior.
Photo : Frédéric Fleury