On le sait, le cinéma français ne sera plus jamais comme avant depuis les prises de parole de Judith Godrèche. La comédienne-scénariste Naïlia Harzoune lui écrit cette lettre…
Bonjour Judith,
Quand je sors d’une salle de cinéma, j’aime sentir les contours de mon imaginaire bousculés et imprégnés d’une énergie particulière, d’une nouvelle esthétique. Une matière impalpable en moi qui transforme et change mon rapport au monde. C’est à ça souvent que je peux dire si le film m’a plu.
Aujourd’hui, j’entends ta voix et étrangement les sensations sont les mêmes : je sens un éveil. Tu rappelles à mon corps qu’il est une matière molle, amovible, à la fois puissante et vulnérable. Qu’il est possible que cet enfant de quatorze ans, victime d’un pédocriminel légitimé par tout un milieu, raconte le récit de son point de vue. Que l’histoire n’est pas écrite d’avance et que chacun de nous a une faculté d’agir sur ce monde.
Tu rappelles à mon corps qu’il est un corps social, construit, conditionné que plus rien ne peut arrêter de se demander : conditionné par quoi ? par qui ?
En t’écoutant Judith, je n’en apprends pas tant sur les tréfonds obscurs de la belle industrie du cinéma français, mais j’apprends comment on porte sa voix, comment on tient ses épaules, comment on fixe, ou non d’ailleurs, son regard. J’apprends à me souvenir que la parole est politique et qu’elle a trop souvent été l’outil d’un récit au service du cynisme, de la violence et de l’emprise.
On a donné à certains hommes et particulièrement à travers l’art, tout l’espace nécessaire pour se raconter à nous : des films, des livres, des albums introspectifs… Nous connaissons par cœur vos joies, vos peines, vos intentions, vos violences, vos amours… Nous savons ce que vous aimez et détestez. Votre récit est hégémonique, il est celui des hommes puissants qui se regardent, se valident se congratulent entre eux. Il est celui qui se nourrit de perceptions romanesques construites sur la sublimation de l’infériorité des femmes.
Et puis arrivent les guerrières : Adèle Haenel, Judith Chemla, Anouk Grinberg, Virginie Despentes… toi, Judith Godrèche. Ta voix conforte l’idée que nous allons créer société ensemble et raconter notre récit. Le récit de celles qui se réapproprient une position de sujet.
Questionner avec toi
Aujourd’hui tu dénonces l’abus, et le silence qui le rend possible – car le silence joue toujours en faveur des coupables. C’est le recul du seuil de tolérance de la société sur des choses qu’elle n’a pas voulu voir ni nommer auquel nous assistons. C’est le pari d’une société honnête, humaniste et transgénérationnelle que je sens en t’écoutant, en te lisant. C’est le réveil en moi – enfin – d’un désir profond de questionnement : celui de mes références, et celui de la société. Nos goûts sont politiques, nous construisons une esthétique de vie à travers eux, pour nous et nos enfants, c’est d’ailleurs une des lignes de force de ta série.
Tu bouscules Judith, et j’aime être bousculée parce que c’est surtout le signe d’être en vie que d’accepter l’émotion, la gêne, la remise en question. De penser ensemble, et non les uns-contre les autres. De questionner avec toi une logique systémique qui méprise les femmes, une justice qui les broie. C’est, je pense, un des sujets les plus urgents, la justice doit impérativement se remettre en question si elle veut être à l’image de la société. De ce qui la traverse. Et, on n’en rien à foutre de savoir si « elle » avait bu ou si « elle » portait une jupe, qu’on se le dise une bonne fois pour toutes, le sujet n’est pas celui-là !
De penser la domination masculine comme une domination structurelle et de questionner la manière dont on construit – encore – la virilité aujourd’hui. Les violences faites aux femmes le sont essentiellement par des hommes, la question ne peut être évitée.
Ta voix est un relais nécessaire, vibrant, dans le changement de récit. Merci de la porter si franche et forte. C’est un refuge aux ressources abondantes qui rappelle que définir une société commence par se poser la question de : « qui on écoute ? » Cette logique systémique morbide qui porte aux nues les plus grands agresseurs. Et dans tous les milieux ? Ou on tend l’oreille à d’autres formes de discours ?
Je t’écoute Judith et je t’entends.
À une narration sinistre et vulgaire qui faisait de l’amour le terrain d’hommes violents, sadiques et misogynes ta voix oppose une contre-narration. Une résistance témoin que les femmes sortent de leur rôle séculaire – celui de donner aux hommes l’image d’elles qu’ils veulent voir – et sont des sujets de désir. Une contre-narration qui ouvre de nouveaux imaginaires érotiques, de nouveaux espaces de pensées. L’empreinte d’un récit qui érotise l’égalité pour reprendre le puissant slogan de Gloria Steinem.
Notre façon d’envisager l’amour change, avec ton histoire, tes mots et ton intelligence analytique. Avec ta force aussi. Une autre forme d’amour est possible et nous la construisons. L’impact de ta parole en est un des signes majeurs.
Et c’est puissant la parole, ça force à sortir de l’immobilité, de la peur, ça ramène la vie.
Alors, pour la vie, merci Judith.
Par Naïlia Harzoune