BETONY VERNON : SÉRIEUSE COMME LE PLAISIR…

Betony Vernon

Auteure de La Bible du boudoir, l’Américaine est l’inventeuse de la joaillerie sado-chic. Notre duo est allé la voir dans son antre… 

Quand je suis sorti de chez Betony, j’ai été pris d’une sensation étrange. Étrange, mais agréable. Il faisait beau, il y avait du monde dans les rues et moi, je marchais comme revenu tout juste d’un voyage, cette impression que l’on a parfois, en rentrant à Paris après quelques jours d’absence – la vie ne nous a pas attendu, et pourtant on est empli de quelque chose d’autre, quelque chose qu’on appelle souvent l’expérience. 
Betony Vernon, quand elle est en France, habite dans le Marais. Lourde porte cochère puis au fond de la cour, on entre dans une sorte de sanctuaire, ou de coffret si vous préférez. Moquette sombre, rideaux de velours verts et lumière rassurante. Il y a plusieurs tableaux choisis, des livres, des bijoux immaculés et des fauteuils disposés pour la conversation. Rien n’est laissé au hasard et pourtant, on n’a pas l’impression que donnent parfois certains appartement rangés comme un frein aux personnes, aux ententes ou aux discussions lentes. Non, ici règne un esthétisme bienveillant, je veux dire une attention aux détails évidente mais qui n’en oublie pas les autres pour autant. 
Et, si ce n’était l’inverse, Betony ressemble à son intérieur. Cheveux droits et brulants, allure certaine, impressionnante et lascive à la fois. Sonia me disait de Betony qu’elle était surpuissante – eh bien, je n’écrirais pas mieux – son allure bien sûr, mais aussi ses mots, qu’elle choisit tour à tour en anglais, en italien ou en français. 
Née aux États-Unis, en Virginie, Betony est la fille d’un pilote d’hélicoptère et d’une activiste anglaise. Elle me parle d’ailleurs avec beaucoup d’émotion du passé de sa mère, engagée de la première heure dans les luttes pour la reconnaissance des droits des afro-américains. La petite fille a grandi dans les forêts américaines et a longtemps tout ignoré des engagements de sa mère. Plus tard, quand elle lui demandera pourquoi elle lui a caché ça si longtemps, sa mère répondra que tout cela n’était pas à propos d’elle, comme une ultime manière de dire que les causes, parfois, sont plus importantes que notre propre existence. 


GLORIFIER LE PLAISIR ET LA LIBERTÉ 

Betony a étudié l’histoire de l’art, l’histoire des religions et l’orfèvrerie. Exilée plus tard en Europe – à Paris puis à Florence et à Milan, Betony Vernon enseigne la joaillerie et plus particulièrement la métalurgie au Fuji Studio Art Workshop de Florence. Elle travaille pour les meilleurs designers et lance en 1992 sa propre ligne, les bijoux sado-chic au design aussi sensuel que futuriste. 
Les bagues, les colliers s’enroulent – métal hurlant et amoureux. Pourtant, au tout début, les enseignes sont réticentes, comme si elles n’étaient pas prêtes, encore, à glorifier le plaisir et la liberté. L’industrie, l’économie, semblent jouer ailleurs, sur des terrains plus convenus peut-être ou qui s’abstiennent tout du moins de célébrer ce plaisir-là, puisqu’il est gratuit et qu’il se propage d’un corps à l’autre. 
Il serait idiot de vouloir à tout prix faire entrer Betony Vernon dans une catégorie bien définie. Certains ont parlé d’icône. Que l’on se rassure, la réalité est un chouïa plus subtile. Mais, puisque les vrais personnages sont souvent difficiles à décrire, on préfère les amoindrir et les pousser de force dans une boîte arbitraire. 
Que fait Betony alors ? Eh bien, je crois qu’elle vit. Je crois aussi qu’elle tente par tous les moyens d’ouvrir certains regards et de démêler certains nœuds. Il y a son livre bien sûr : The Boudoir Bible, illustré avec élégance par François Berthoud et publié en 2013 par Rizzoli, puis en français : La Bible du Boudoir chez Robert Laffont en 2014. Les traductions se multiplient – bientôt dix. 

IL FAUT LE BON OUTIL, IL FAUT L’HUILE AUSSI, ET LA SERRURE S’OUVRE.

 

L’idée du texte, alors, est aussi simple qu’ambitieuse : aider les femmes, les hommes, à trouver les clefs de leur propre sexualité, à ne plus avoir honte du plaisir et à le considérer comme une entreprise qui n’est pas celle d’un jeu, mais bel et bien une affaire sérieuse. Je pense alors à ce texte de Jacques Rigaut que je porte en mon cœur comme lui portait son suicide à la boutonnière : « Je serai sérieux comme le plaisir. Les gens ne savent pas ce qu’ils disent. Il n’y a pas de raisons de vivre, mais il n’y a pas de raisons de mourir non plus. La seule façon qui nous soit laissée de témoigner notre dédain de la vie, c’est de l’accepter. »
Car parfois – souvent plutôt – les drames frappent à la porte de nos vies, jusqu’à les bloquer, jusqu’à les détruire. Il faut se reconstruire alors, comme on se rééduque. Betony me le dit aussi simplement que ça : comme elle n’a pas eu d’enfant, elle a voulu consacrer son temps aux autres autrement. Elle les emmène vers une perception sereine et  nécessaire de leurs propres jouissances. On parle alors du rapport amoureux, du toucher, de toutes ces choses qui nous sont indispensables mais dont le manque se fait ressentir chez tant de personnes. Betony parle des clefs à trouver, comme un simple mécanisme à débloquer. Il faut le bon outil, il faut l’huile aussi, et la serrure s’ouvre. Enfin. 
En l’écrivant, je comprends mieux pourquoi je suis sorti de cet appartement avec une sensation aussi étrange qu’agréable, une sensation qui semblait s’enrouler autour de ma nuque. C’est un tout qu’il faut englober : un charme, de l’odeur des bougies à la couleur des teintures, des matières qui brillent, et la présence si peu courante d’une personne absolument tranquille avec ce qu’elle est, avec ce qu’elle fait, pourquoi elle le fait aussi, et la manière dont elle s’y prend. Si je devais parler de Betony Vernon, je parlerais d’une expérience, car notre simple discussion, assis l’un en face de l’autre dans les bas fauteuils en velours n’avait pourtant rien d’une interview banale. Et je sais que ce n’est pas grâce à moi, mais seulement puisque Betony l’a décidé ainsi. 


Par
Oscar Coop-Phane
Photo Sonia Sieff