UN FUTUR SANS TOPS ?

Elle a connu les podiums des nineties, les maisons d’édition
des années 2000 (ayant publié onze romans) et la télé low-cost d’aujourd’hui (elle est chroniqueuse chez TLMEP)… Mais Géraldine Maillet refuse d’imaginer une mode à venir sans mannequin.

 MAILLET CONTRE-ATTAQUE 

À quoi rêvent les models virtuelles ? De leurs prochains contrats avec les marques ? De l’intelligence de leur créateur pas artificielle ? De mannequins en chair et en os ? Toute réponse bienvenue.

Elle pense quoi, quand son mathématicien programmateur de la Silicon Valley dort profondément, Lil Miquela ? « Je me sens plus belle en Prada ou en Margiela ? Je suis émue d’avoir 1,6 millions de followers ? J’ai envie de fonder une famille ? Mon enfant naîtra grâce à quel algorithme ? Mon premier post sera en Marc Jacobs baby ou Bonpoint ? »
Lil Miquela ne pense pas. Elle goinfre ses abonnés des nouvelles ten- dances et injecte par-ci par-là des messages niaiseux de paix et de tolérance. « Merci Lil, je t’aime trop, tu es trop belle, tu chantes tellement bien, je vou- drais te ressembler, I love you darling, ton top Missoni déchire. » Il suffira de cliquer, suivre le lien, 270 dollars…
Elle fait quoi, pendant que son chercheur digital de Itsclo3D déjeune au Mac Do, Shudu Gram ? « Je mate mon cul pour savoir si la taille haute Levis me va mieux que le Ralph Lauren ? » 45987 votants. 75% /25%. « C’était quand la dernière fois que j’ai pleuré ? Devant mon highlighter Fenty Beauty à 34 euros ? C’est lequel mon bon profil ? J’ai rêvé de quoi cette nuit ? D’une nouvelle paire de Air Force 1 Low Off-White Volt ou d’une Kanye West X Adidas Originals Yeezy Boost 750 ? Ce n’est pas fatigant de ne jamais dormir et d’être immortelle ? Du coup la crème antirides Benefiance de Shiseido, j’en fais quoi ? Je mettrai quoi dans mon monogramme Speedy Louis Vuitton puisque je ne suis personne et que je ne deviendrai jamais rien ? Un stick à lèvres By Terry même si elles ne se déshydratent pas. Un mascara ébouriffant Nars bien que je ne cligne pas des yeux. »
Elle aime Asos, Dries Van Noten, Lanvin, Hermès, Stone Island, Bal- main, Isabel Marant mais elle n’a pas de peau, pas de cheveu, pas de salive, pas d’ongles, pas de cellulite, pas de ridules, pas de goût, pas d’odorat, pas d’odeur, pas de charme, pas de souvenir, pas de mélancolie, pas d’humour, pas d’espoir.

 

 VIDE SANS DESTIN 

Cette armée virtuelle est une bulle spéculative. Les marques s’y four- voient. Les pixels lobotomisent, les hologrammes post-modernes abrutissent, les avatars ringardisent la couture et ses ersatz. La mode boit la tasse dans cette quête de l’irréel. Vendre du rêve, de l’insaisissable, de l’immaculé, du photoshopé, du XXS 20 ans ad vitam æternam… La mode doit embrasser un réel fort et implacable. Se confronter à la beauté absolue puis la beau- té qui se fane, puis la beauté qui meurt. La mode doit aimer les femmes qui racontent des histoires romanesques, des tragi-comédies glamour. La mode doit tourner le dos à la facilité de ce vide sans destin. La mode n’a jamais été aussi conquérante qu’avec ses héroïnes de chair et de sang.

 

 « DEMAIN, KATE MOSS RENDRA VISITE À LINDA EVANGELISTA DANS SA MAISON DE RETRAITE. » 

Lil Miquela

 

 DÉMONSTRATION. 

Quand Claudia Schiffer aura 78 ans, elle se souviendra de Karl Lagerfeld im- mortalisant son visage Bardot pour la campagne Chanel couture 1996/1997. Il faisait froid ce jour-là au Studio PinUp, ils avaient bu du thé bleu Oriental Beauty Divin, parlé de la vie trépidante et solitaire du Kaiser, fredonné « Morning Glory » d’Oasis… Claudia avait dû repartir dès le lendemain pour New York et la couver- ture du Vogue Italien avec Steven Meisel. À moins que ce soit celle du Harper’s Bazaar… Dans l’avion, elle avait pleuré devant Sur la route de Madison.
Avant de souffler ses 70 ans, Naomi Campbell optera pour une perruque car- rée plongeant auburn. Elle se glissera dans une robe cobalt à pois jaunes Versace of- fert par Gianni le soir de son défilé à Milan en 1994. Elle avait broyé le podium ce soir-là, elle sentait la fournaise des regards, le désir impuissant du premier rang, elle tournait mieux que Katarina Witt, ses stilettos comme des lames, elle s’échappait, volait, étincelait. Ce soir-là, elle avait fait l’amour après quelques grains de risotto au safran. Si jeune, si démentielle, si parfaite, si loin d’entrevoir une fin…
Quand elle sera arrière-grand-mère, Kate Moss se remémorera ses virées noc- turnes. Elle a passé sa jeunesse à ne jamais rentrer. Elle était mieux qu’un superlatif. Aussi belle au petit matin photographiée par Patrick Demarchelier, qu’au milieu d’une insomnie immortalisée par Johnny Depp. Porter Calvin Klein, sentir Calvin Klein, shooter la campagne Calvin Klein avec Mario Sorrenti. Elle avait 17 ans, le monde entier bandait, mouillait, imitait. Demain, si elle a assez de force, Kate Moss rendra visite à Linda Evangelista dans sa maison de retraite.
Bella Hadid placardée dans les rues de New York. Culotte, brassière fluo CK, le maillot le plus vendu à l’été 2019, liké par 475479 personnes, commenté par 238767 fans sur ses 26 millions de followers. C’était il y a combien d’années Times Square, cette campagne aphrodisiaque avec Matthew Noszka, sa gloire mondiali- sée ? A 68 ans, Bella s’arrêtera de poster. Elle atteindra le plafond de 46 millions de followers le jour de ses 40 ans en total look Balenciaga… Puis 28 années de chute lente, comme un pactole qu’on dilapide par oisiveté. A l’époque, on la comparait à Carla Bruni, une top-model des années 90… 1900 pas 2000. Une ex comme elle mais depuis plus longtemps. Se ressembleront-elles toujours quand elles se- ront devenues des vieillardes ? Carla aura-t-elle mieux réussi sa reconversion que la sienne ?

 

geraldine maillet technikart

EX-STAR DES PODIUMS

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Géraldine Maillet, ex- mannequin reconvertie dans la littérature (une dizaine de romans depuis 1999), officie également dans Touche pas à mon poste. Elle publie Le Carnet interdit chez Hugo Jeunesse ces jours-ci.

  

 DÉCOLLETÉ HORS D’ÂGE 

Cindy Crawford gardera ses centaines de couvertures de magazines en Gi- venchy, Oscar de la Renta, Donna Karan, Galliano, Comme des Garçons, ses milliers de souvenirs entassés dans un coin de sa tête, ses millions de sourires parfois gratuits souvent rémunérés, Karen Mulder relira parfois les lettres d’admirateurs reçues à son agence d’Amsterdam après sa participation au défilés Victoria’s Secret en 1994 – elle qui est devenue si frileuse et pudique, Christie Turlington trouvera que les averses new yorkaises font autant de bruit que le cré- pitement des flashes dans les backstage de Vivienne Westwood, c’était pendant la fashion week de Londres, son défilé préféré, un folklore insouciant, la sensa- tion de jouer dans un film d’époque, Inès de La Fressange redoutera la question c’était comment d’être choisie comme Marianne, puis c’était comment de n’être plus choisie comme Marianne, Doutzen Kroes deviendra ambassadrice pour l’Unicef et sera l’égérie cosmétique la plus âgée avec Lancôme, Lara Stone se mariera quatre fois et aura sept enfants, elle shootera la campagne Dolce&Gabbana près de Noto avec les successeurs imberbes de Dolce&Gabbana. Monica Bellucci prendra la pause à ses côtés, postiche noir, voilette de deuil, décolleté hors d’âge. Elle sera si belle à 87 ans. Et sa vie si incroyablement remplie. C’était elle la pub Pomellato ? C’était elle Poison Hypnotic de Dior ? Ou c’était Milla Jovovich ? C’était elle Nivéa ou Estelle Lefébure ? Estelle, c’était Mixa ? C’était qui l’incarnation de la beauté en 1993 ? Amber Valetta ou Shalom Harlow ? Shalom incontestablement, elle faisait vendre du Shalimar comme de l’Opium. En 2012, Caroline de Maigret ? En 2019, Joan Smalls ? En 2025, Vittoria Ce- retti ? En 3012, l’arrière-arrière-arrière arrière-arrière-arrière… arrière-petite fille de Claudia Schiffer.

 

Géraldine Maillet