NICK KENT : « TRUMP ? UNE ROCK STAR RATÉE »

Nick Kent technikart

Le plus grand critique rock de sa génération, l’Anglais Nick Kent, a tout connu : la grandeur et la décadence des Stones, la violence des Pistols, le charisme trumpien des Guns… Il a accepté de revenir sur la part politique de ces icônes auprès de notre intervieweur spécialisé.

Chaque été sa controverse stupide. Naguère, la possibilité d’une liaison entre Nathalie Marquay et Daniel Ducruet, cette année le préférendum sur « Les Lacs du Connemara ». Il y avait pourtant plus juteux, ainsi l’entretien avec John Lydon publié par Die Welt le 11 août. Le chanteur de PIL, candidat malheureux à l’investiture de l’Irlande pour l’Eurovision, y enquille les propos acides et désabusés aptes à faire passer Éric Zemmour pour un disciple d’Alice Coffin (en gros on ne peut plus parler de rien, Charles III baisse sa culotte devant le wokisme, le gauchisme a détruit les valeurs de la working class), au point qu’on se demande si les paroles de son « God Save The Queen » n’étaient pas dénuées d’ironie et apologétiques.

Son prédécesseur avec ceux qui allaient devenir les Sex Pistols, Nick Kent, n’a pas suivi la même évolution. On s’est habitué à ce que celui qui est un des rock-critics les plus importants de l’histoire (son nom vient immédiatement à l’esprit en premier, avec celui de Lester Bangs) vive parmi nous. Pantin (Puppet ou Dummy en anglais) est une ville modèle, exemplaire de la France contemporaine : magasins bio et rodéos urbains, galeries d’art, entreprises du luxe et rades d’algériens, gentrification et précarité. Rien n’a changé dans l’appartement depuis ma dernière visite il y a plus de vingt ans, NK et sa compagne Laurence Romance (qui parvient toujours à transcrire ses textes sans les émousser) non plus.

Comme son premier roman, The Unstable Boys, paru l’an dernier, ses récits (The Dark Stuff, Apathy For The Devil) sont jonchés d’images extraordinaires et de scènes qui nous hantent ensuite pour toujours, Brian Wilson en peignoir sur la pelouse, Jagger-Richards impassibles devant une danseuse en flammes ou Captain Beefheart et son Magic Band arpentant Brighton tels le joueur de flûte de Hamelin. Rock-critic par excellence, y compris de lui-même car il ne s’épargne pas, on n’oublie jamais Nick Kent après l’avoir lu. Quand on l’écoute aussi.

Par Bertrand Burgalat

 

Je me souviens de la première fois que nous nous sommes rencontrés, il y a longtemps, vous aviez déjà cette histoire en tête.
Nick Kent : Je vous avais sans doute parlé de l’idée que j’avais à l’époque : écrire une pièce de théâtre en un acte, pas un roman. J’avais deux protagonistes : le président du fan club d’un côté, et la star déchue, une sorte de personnage à la Syd Barrett, davantage fou que malveillant, de l’autre. C’était une des grandes différences par rapport à ce qu’est devenu The Unstable Boys. J’avais rencontré, il y a longtemps, le président du fan-club anglais de Jerry Lee Lewis. Comme Jerry Lee Lewis est LE wild-man du rock, je me disais que son fan numéro un le serait aussi. Alors que non, pas du tout. C’était un gars de quarante ans qui vivait avec sa mère. Quand je me suis pointé chez eux, ils étaient en train de s’engueuler – ça a duré une bonne dizaine de minutes – au sujet du genre de biscuit qu’elle voulait m’offrir avec le thé. Il n’était donc pas fait du même tissu que Jerry Lee Lewis (rires), ça m’a rappelé à quel point les fans peuvent être étranges. Mais j’avais déjà cette tension-là, celle du grand fan rencontrant enfin l’idole tant admiré de son adolescence. J’ai été témoin de ce genre de scènes, j’ai vu à quel point les rock stars pouvaient maltraiter leurs fans, aussi. Avec toujours cette même dynamique : une sorte de mépris d’un côté et une adoration aveugle de l’autre. C’était la colonne vertébrale du projet, et je me disais que cela fonctionnerait comme une pièce de théâtre à la Samuel Beckett, avec deux sensibilités totalement différentes qui se retrouvent ensemble, et les étincelles qui en résultent.

Comment le projet théâtral est-il devenu un roman ?
À un moment donné, l’idée d’en faire une pièce de théâtre ne m’intéressait plus. J’ai grandi avec Shakespeare, mais au-delà de ses pièces, je ne suis pas un grand fan de théâtre. Et puis lentement mais sûrement l’idée d’en faire mon premier roman s’est imposée, avec ces deux personnages forts et leur rencontre.

Quelles ont été vos craintes en vous attaquant à ce livre ?
Je ne voulais surtout pas que ce soit un roman à clé, qu’on le lise en se disant : « Ah, là, en fait, il parle des Rolling Stones ; là, des Pretty Things ; il a simplement changé les noms ». Mais ce n’était pas le cas, donc aucun caractère du livre n’est basé sur une personne existante. J’ai passé beaucoup de temps à les créer, c’était la première fois que j’écrivais de la fiction. Ce n’était pas quelque chose que je pouvais faire en trois mois. C’était comme une toute nouvelle discipline pour moi. J’ai toujours considéré que la « non-fiction » pouvait être aussi puissante que la fiction, je ne fais pas de hiérarchie entre les deux. Mais elles impliquent des disciplines différentes. Quand vous écrivez un livre de fiction – et cela va paraître très prétentieux de dire ça –, vous jouez à être Dieu : vous créez des personnages, leur destin, un monde…

Dans votre livre, il y a ce fan de Trump et vous dites que Donald Trump, quand il s’est présenté à la présidentielle, vous a fait penser à… Axl Rose.
J’ai écrit la majorité du livre entre 2016 et 2017. C’était quand Trump était au pouvoir, et tous les jours j’allais sur YouTube ou le net et je voyais qu’il avait sorti une nouvelle énormité. Je le trouvais fascinant, parce qu’on a clairement affaire, avec lui, à un trouble de la personnalité ultra-narcissique. Il m’a d’ailleurs fait penser à tous ces jeunes musiciens qui n’ont pas énormément de talent mais veulent absolument qu’on les idolâtre – et j’en ai côtoyé un paquet depuis mes vingt ans ! Et peu importe ce qu’il faut faire pour attirer cette attention, ils le feront. Dès que j’ai vu Trump, je me suis dit : voici un gars sans talent qui rêve d’être une rock star. Il doit se dire « je ne joue pas de piano, je ne chante pas, et j’attire plus de monde à mes meetings qu’Elton John dans ses concerts, je suis une plus grande star que Paul McCartney ». C’est le genre d’affirmation qu’il glisse dans ses discours. Et il montre là qu’il a le même genre de désordre narcissique que peuvent avoir des musiciens comme Mick Jagger. Sauf que Jagger a un public venu pour sa musique ; c’est un échange somme toute assez simple. Trump, lui, doit créer de la colère parce qu’il n’a aucun talent pour faire autre chose.

Nick Kent Technikart
AN ENGLISHMAN IN PARIS_
Nick Kent s’est installé en France il y a une trentaine d’années. Nous lui avons rendu visite à l’heure du spliff.

 

« BORIS JOHNSON EST UN CLOWN NOCIF AYANT RÉUSSI À BERNER TOUT UN PAYS… »


Quand j’avais 25 ans j’écrivais des discours pour des politiques, eux aussi narcissiques. J’ai été confronté, plus tard, aux mêmes comportements en travaillant avec des artistes qui viennent de connaître le succès. Quand un politique vient d’être élu, il pense que tout ce qu’il va faire ensuite sera touché par la grâce. Lorsqu’un artiste a du succès, pendant un certain temps, il croit souvent aussi qu’il a raison sur tout, tout le temps.
Je pense que tout a empiré avec l’avènement de Trump. L’atmosphère a changé avec son arrivée sur la scène mondiale. Il a pompé toute l’oxygène de la culture globale, il a complètement changé l’atmosphère de toute une planète ! Et avec Boris Johnson en Angleterre, on a un autre exemple d’un clown nocif ayant réussi à berner tout un pays pour se faire élire. Le monde est devenu fou en 2016. Il y avait ceux d’entre nous qui étaient simples spectateurs, ceux qui sont devenus fous, et aujourd’hui en Angleterre, le pays entier est un peu sonné – tout le monde, ou presque – se rendant compte à quel point le Brexit a été une gigantesque foirade. Ceux qui ont voté pour regrettent amèrement et chouinent sur leur sort. Ils avaient cette colère mal dirigée, et ils ne savent toujours pas quoi en faire aujourd’hui.

Quand vous comparez Donald Trump à Axl Rose, ce n’est pas très sympathique pour le chanteur des Guns’n’Roses…
Oui, il a bien changé, Axl. Aujourd’hui, il se pointe à ses concerts à l’heure, il chante les chansons qu’il est censé chanter, il se met au piano et gratifie son public de « November Rain ». C’est devenu, avec le temps, une rock star bien sous tout rapport. Bon, soyons honnêtes : il approche de la soixantaine, ça aide. C’est comme ça. Entre quarante et soixante ans, vous êtes encore relativement jeune ; après, c’est le lent déclin. Je dis ça en connaissance de cause : j’ai 71 ans aujourd’hui. Je ne sais pas comment Axl se débrouille, mais je pense qu’il se rend compte qu’il faut être un minimum raisonnable, rassembler les membres de son vieux groupe et enchaîner les tournées nostalgie. Il a le mérite de le faire avec sérieux, ces temps-ci. Alors que Trump, lui, n’a rien en sa faveur – aucun point positif ! Il n’est ni bon en homme d’affaires, ni bon orateur. Il possède une sorte de charisme retors, et absolument rien d’autre. Et c’est la raison pour laquelle le charisme est si dangereux, surtout quand c’est avant tout – et c’est de plus en plus souvent le cas aujourd’hui – de la poudre aux yeux. Le charisme, voilà la source de nos problèmes ! Et aujourd’hui, Trump se retrouve bien devant les autres candidats du camp des Républicains à l’investiture pour la présidentielle de 2024. On laisse ce fou furieux en liberté. Il est là à montrer les secrets nucléaires des Américains à Kid Rock ! (Rires.) Il demande conseil sur la Corée du Nord à… l’auteur de « All Summer Long » ! Je n’en reviens pas, faut vraiment être un sacré danger public pour demander un conseil politique à Kid « fucking » Rock ! Bonjour le niveau. Quant à Boris Johnson, il me fait penser à la famille de Brian Jones… si Brian Jones avait eu un frère particulièrement diminué, du genre à être enfermé dans une tour quelque part tellement on a affaire à une créature hideuse. Une version Frankenstein de Brian Jones, voilà qui est Boris Johnson !

Il avait quand même sorti le meilleur slogan de tous les temps quand il s’était présenté à la Mairie de Londres : « Voter Tory aura pour conséquence que votre femme aura de plus gros seins et augmentera vos chances de posséder une BMW M3. ». (Rires) Vous suivez l’actualité musicale ?
Je suis un peu déconnecté de ce qui se passe aujourd’hui. Quand les gens me demandent ce que je pense d’un nouveau groupe et que je n’en sais rien parce que je ne suis pas au courant, c’est parfait, parce que si je les avais écoutés, alors probablement je dirais « oui, ok, mais ils sonnent comme untel ou untel », alors que peu importe.

Ce qui était génial quand vous écriviez pour Libération, c’est que vous aviez votre propre opinion sur ce qui sortait, contrairement à beaucoup de vos confrères français qui piochaient dans le NME ce qu’ils devaient aimer, et se retrouvaient perdus avec ce qui n’avait pas encore été repéré. Je me souviens qu’à ce moment-là, ils ne se souciaient pas de ce qu’on pouvait faire avec Tricatel et avaient tendance à nous prendre de haut, alors que vous, vous aviez écouté l’album Triggers que j’avais fait pour April March, et vous aviez écrit tout le bien que vous en pensiez.
Ils n’écoutent pas. C’est exactement comme quand j’étais adolescent et que je lisais les critiques dans Rolling Stone. Le point culminant de ma semaine était le samedi. J’habitais à 30 miles de Londres, il me fallait prendre le train pour aller chez le disquaire où je passais mes samedis. C’était comme le Louvre pour moi ou un lieu de culte. Je tondais des pelouses toute la semaine pour m’acheter un album le samedi. De lire les critiques n’était pas forcément toujours une bonne idée, puisque, de fait, j’écoutais ce dont ils faisaient l’éloge, et je me disais « tout ça pour ça ?! ». Pour moi, un bon critique de rock peut décomposer ce que les Beatles ont fait et le mettre sur papier. Ian MacDonald, dans son Revolution in the head : les enregistrements des Beatles et les sixties (ed. Le mot et le reste), explique ce qui se passe mentalement à l’écoute des Beatles. Pour ce genre de critique musical, j’ai un grand respect ! Mais peu de gens peuvent réussir à faire ça. C’est un art de faire une critique musicale qui parle à tous. Aimer ou ne pas aimer est superficiel. Par exemple, l’album Never Mind the Bollocks des Sex Pistols, je ne l’ai pas écouté pendant vingt ans. Je pensais que c’était un bon disque, parce que je n’en connaissais que le single, « Anarchy In The UK ». En fait, c’est assez superficiel !

Vous parlez de l’enregistrement ou des morceaux en eux-mêmes ?
L’enregistrement est super ! Chris Thomas à la production fait du super boulot. Non, mon problème vient de la voix de John Lydon, très théâtrale. Je ne dis pas que la musique des Sex Pistols n’était pas géniale. Je comprends à quel point l’explosion de la musique punk a été nécessaire, mais je ne tire pas grand chose de l’écoute de ce disque.

Nick Kent Technikart
LES MAJESTÉS SATANIQUES_
En pleine interview (Nick Kent est au fond à gauche) avec Mick Taylor et Keith Richards des Stones.


Vous ne pensez pas qu’il y a, entre l’Angleterre et la France, des perceptions très différentes ? En France, nous avons tendance à prendre toutes ces choses très au sérieux. Je me souviens d’Andrew King, qui a longtemps été mon éditeur. Il avait travaillé avec les meilleurs, Syd Barrett, Kevin Ayers, Marc Bolan, Ian Dury, mais il parlait de cela avec légèreté, je ne l’ai jamais entendu prononcer le mot Art.
Si vous trainiez avec Syd [Barrett] lorsqu’il était jeune, vous n’en parliez pas comme d’un jeune génie, car il était au-delà de ça. Il était super, très pittoresque – c’est comme ça que je choisis les sujets de mes portraits. Si je veux parler d’Iggy Pop, je parlerai d’un être humain, de qui il est. Il n’est pas une icône pour moi, je le connais trop bien. Plus vous passez du temps avec ces personnes, plus vous voyez les failles qui ont été nécessaires pour leur permettre de faire la musique qu’ils ont faite. Par contre, pour réussir, il faut avoir un côté impitoyable, pendant au moins deux ou trois ans, et en particulier dans les années 1970 ! Vous voulez parler de troubles de la personnalité narcissique ? Alors remontez aux seventies ! Regardez David Bowie en train de séduire la critique musicale, Bryan Ferry, Mick Jagger… Je n’ai jamais rencontré de personnes aussi narcissiques que ces gars des 70’s !

« UN GROUPE COMME AC DC, C’EST UN PEU LE STEAK-FRITES DU ROCK… »

 

À l’arrivée du punk, vous étiez aux premières loges. Vous avez même joué brièvement avec les Sex Pistols.
À un moment, je leur ai dit « vous savez, ici, il y a un accord mineur ». Ils m’ont regardé genre, de quelle putain de connerie tu parles ? J’ai dit, oui il y a des accords majeurs comme ceux que vous jouez, mais il y a aussi des accords mineurs, comme sur « Sweet Jane », ou sur « Louie Louie ». Eux, c’était toujours les deux mêmes accords : duh, duh, duh, duh, duh… En jouant avec eux, je me suis rendu compte qu’il existait une distinction entre un guitariste de la classe moyenne, moi, et un guitariste « working class » comme Steve Jones des Pistols. Un groupe comme AC DC en est un autre exemple avec tous ces morceaux calqués sur « Jumping Jack Flash » qui se ressemblent. C’est un peu le steak-frites du rock.

Vous avez mentionné, plus tôt, Trump et sa manière de parler, mais je me souviens de ce que vous écriviez à propos de Mick Jagger, ajustant son accent selon son interlocuteur.
Oui, lui et quelques autres rock stars ont quelque chose de presque robotique dans leur façon de communiquer. David Bowie, lorsque je l’ai rencontré, était encore dans son personnage de Ziggy Stardust, et s’apprêtait à entrer dans sa phase Aladdin Sane. Il savourait sa première vague de succès. Je me souviens de lui debout, immobile, me fixant en me jaugeant : « Ce type-là (moi donc) va-t’il m’être d’une quelconque utilité pour ma carrière ? ». Bowie et Jagger fonctionnaient ainsi. Et c’est ce qui leur a permis de rester au sommet.

Jagger, à bientôt 80 ans, prépare sa nouvelle tournée.
Être sur scène est une chose qui doit être extrêmement addictive, j’imagine. Il est très difficile de se déconnecter, de raccrocher. Quand Dylan annonce reprendre sa tournée à 82 ans, je le comprends, mais de façon abstraite. Il en tire quelque chose, c’est certain. Willie Nelson a 90 ans, et il semble être toujours en bonne forme mentale. Tu sais, depuis dix ans, la voix de Paul McCartney s’en va, et, lorsqu’il chante les morceaux des Beatles, il change de tonalité : c’est un combat. Mais il y a une certaine sagesse dans ce que fait Bob Dylan aujourd’hui – à cela, en tant que vieil homme, je peux m’identifier. Parmi les concerts les plus récents qu’on trouve de lui sur YouTube, il y a des chansons que j’aime et d’autres qui me paraissaient risibles dans le temps, mais il a trouvé une nouvelle façon de les faire, et, désormais, elles sonnent bien ! Les artistes musicaux doivent désormais faire face à la question suivante : vais-je m’embarquer sur le circuit des concerts « nostalgie » et jouer mes plus grands succès ? Le public préfère… Mais si, moi, je les déteste parce que je les ai joués tellement de fois et puis qu’elles n’étaient pas si bonnes ? Ou, est-ce que je pars, et je fais quelque chose de différent comme de garder trois, quatre, cinq hits, et faire un spectacle stimulant d’une manière ou d’une autre pour mon public ? Eh bien, si vous faites cela, il y aura moins de monde. Les gens, et en particulier les plus âgés, souhaitent retrouver les chansons qu’ils connaissent déjà.

Il y a un gros marché de la nostalgie en France, comme en Amérique et en Grand-Bretagne, et partout ailleurs. Les artistes veulent y retourner et les gens préfèrent voir un groupe mythique ou qui rend hommage, par exemple, à Pink Floyd.
J’ai commencé à me désintéresser des nouveautés quand les Strokes et les Libertines sont arrivés, non pas que je n’aimais pas mais, bon, je l’avais déjà vécu, avec les New York Dolls.

C’est ce que les Britanniques appellent les reenactors, lorsqu’ils recréent des batailles napoléoniennes dans un champ de patates, j’ai écrit une chanson là-dessus, « Son et lumière », il y a quelques années.
C’est juste une représentation. C’est la raison pour laquelle j’ai arrêté de faire des papiers pour Libération. Tout ce travail n’est pas naturel. Cela devenait très déprimant. Je ne sais pas si j’étais l’un des rares, mais je faisais partie de ceux qui écoutaient l’album en entier. Je ne m’arrêtais pas à trois morceaux, je ne me contentais pas d’entendre d’une oreille. J’écoutais tout ce qui arrivait, et c’était déprimant là aussi, parce que les médias s’enthousiasment pour de la musique médiocre. Mais ce qui m’a vraiment dérangé, c’est que tout devenait tellement prédictif. J’écoutais un nouveau groupe, et je savais quelle serait la prochaine ligne, je me disais ok, ils jouent en sol donc ensuite on va avoir un do mineur, et le gars va arriver avec une harmonie et la répéter encore et encore, etc. Alors quel est l’intérêt si vous savez déjà par avance ? Qu’il s’agisse de ceux qui essayaient de copier les Stooges, Neil Young, le punk…

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THE KILLERS_
Nick Kent avec Jerry Lee « Killer » Lewis, le premier wild man du rock, en 1989.


Vos articles les plus célèbres sont consacrés à des artistes autrefois considérés comme étant anti-establishment. Vous les avez vus à l’aube de leur assomption, vous étiez là quand les Stones sont devenus un groupe de stade, apolitique et richissime.
Les Rolling Stones aimaient traîner avec des fils de bonne famille, des mecs riches. En même temps, ils ont commencé en menant une vie dure, ils vivaient dans un squat, ils ne pouvaient pas marcher dans la rue parce qu’ils étaient si célèbres qu’ils se faisaient harceler. C’est là qu’ils ont commencé à prendre de la drogue et à traîner avec Robert Fraser. Ils allaient chez lui, c’était le type qui avait toutes les drogues. Fraser était un gars de la haute, marchand d’art et gay. Et tout le monde venait chez lui, les Rolling Stones, qui vivaient tout près (je parle de Jagger, Keith Richards et Brian Jones). Anita Pallenberg était là aussi. Les gens avec lesquels les Rolling Stones ont commencé à se lier d’amitié en 1966, 1967 étaient des gamins très riches, des aristos. Pour prendre de la drogue avec eux. Ces types formaient une cour, ils s’asseyaient dans un coin en roulant des joints, les préparant, coupant, etc. Mick Jagger en particulier aimait ce genre de personnes. Keith Richards, un peu moins. Lui préférait les criminels ! Ceux qui ont été en prison, il aimait ce genre d’histoires, parce qu’il avait une âme plus sombre. Il les trouvait plus intéressants. Je veux dire, franchement, un type qui a fait de la prison, c’est plus inspirant, non ? S’il raconte bien son histoire en tout cas. Alors qu’un type qui a simplement reçu un tas d’argent de papa…

Et en 1973, le NME vous a envoyé à Paris pour couvrir les New York Dolls, et c’est là que vous avez rencontré Malcolm McLaren, avec Marc Zermati. Qu’avez-vous pensé de son discours situationniste ?
Malcolm n’était pas politiquement engagé. C’était un peu la même chose avec John Lydon. Il prétendait s’être inspiré du Richard III de Shakespeare pour créer son personnage. Mais non, il s’était surtout inspiré d’Albert Steptoe de la sitcom anglaise Steptoe & Son, un personnage de chiffonnier quasi-clodo, un vieil avare sans ses dents. Et Lydon était comme ce vieux chnoque dès 18 ans ! Comme un de ces grabataires en maison de retraite qui attend son infirmière : « Monsieur Lydon, vous remettez votre dentier ? On a un bon jambon ce soir ». Il n’a pas la moindre conviction politique. Quand je les ai connus, Steve Jones et Paul Cook ne connaissaient pas la différence entre le Parti conservateur et le Parti travailliste ! Et les gens parlent du sens politique du punk, pfff. C’étaient des gars qui traînaient autour des toilettes, qui branlaient des messieurs pour de l’argent. Et ils ont vu qu’ils avaient une chance pour s’en sortir, et l’ont saisie. Et tout à coup, cela devenait un mouvement artistique. C’était suspect. Le truc avec McLaren, c’est qu’il était bon au début. Il pouvait galvaniser les gens parce qu’il ne prenait pas de drogue ; il gardait le contrôle, n’agissait pas sous emprise…

J’ai travaillé avec lui et je lui faisais peur. Je l’ai su plus tard, parce qu’il m’avait vu me piquer – je suis diabétique.
Il était comment ?

Il venait chez moi avec des piles de disques dont il voulait qu’on s’inspire, il voulait faire un disque sur le rock d’avant le rock, comme dans le bouquin de Nick Tosches, Héros oubliés du rock and roll. Mais il ne disait jamais clairement ce qu’il voulait que je fasse, il était comme ces directeurs artistiques qui ne finissent pas leurs phrases parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils veulent, et espèrent que vous allez le savoir et finir la phrase à leur place. mais il était sympa et avait des considérations intéressantes sur la société.
Est-ce qu’il t’a jamais sorti une idée personnelle ?

Non.
C’est ça le truc. Rien ne change !

The Unstable Boys, traduction Laurence Romance, Sonatine Editions 320 pages, 21€


Entretien Bertrand Burgalat
Photos Florian Thévenard & Ed Alcock