LA TENTATION CONSPI

conspirationnisme technikart

Autant l’avouer : on est toujours le conspirationniste de quelqu’un (surtout quand on est doté d’un minimum d’esprit critique). Et, dans le climat actuel, comment ne pas se laisser tenter par les théories les moins farfelues ?

Hier, au téléphone, un ami me dit : « Tous les complots sont faux. Il s’agit, en réalité, d’un coup monté par une société secrète dont le but est de faire croire à l’existence des complots. » True story. Le soir venu, la tête sur l’oreiller, je doute : mes messages Whatsapp sont-ils déchiffrés par des mercenaires de l’informatique ? Et mes pensées, contrôlées par un alter-ego reptilien ? Bref, ça va moyen.  Et depuis qu’un autre ami, Gérard, m’a mis la puce à l’oreille, en démontrant par A plus B plus une bouteille de vin qu’en réalité l’épidémie, le vaccin et le port du masque ne sont qu’une vaste farce, je surfe frénétiquement sur le web à la recherche d’infos inédites. Serais-je (enfin) devenue complotiste ?


VIERGES EFFAROUCHÉES

Le complotisme est aujourd’hui considéré comme un « délire cognitif de tous ceux qui ne savent pas et n’ont pas les outils pour décrypter la réalité » explique l’essayiste et romancière Cécile Guilbert. Autrement dit, si la religion est l’opium du peuple, le complotisme en est l’ecstasy. « Or, précise-t-elle, il est légitime de penser qu’il peut y avoir un bon et un mauvais « complotisme ». Le mauvais se rattacherait au déni des réalités élémentaires, des faits indiscutables, à la diffusion de fake news, au refus de faire usage de sa raison en ayant recours à toutes sortes d’idéologies (je rappelle que pour Jean-François Revel, « l’idéologie, c’est ce qui pense à votre place »), tandis que le bon consisterait à ne pas tout prendre pour argent comptant, à exercer sa faculté de penser et de relier entre eux des éléments a priori disparates, ce qui est aussi une définition de l’intelligence. Après tout, le scepticisme est aussi une vertu. »
De toute évidence, on ne jouerait pas aux vierges effarouchées si l’info qu’on nous servait en pâture était claire et compréhensible. Hors, les gouvernements – qu’il ne faut pas prendre pour plus machiavéliques qu’ils ne sont, car souvent pris en étau entre la constante menace d’un grondement populaire et les pressions économiques induites par un système ultra-capitaliste (c’est en tout cas ce que me répète ma grand-mère) – nous assènent des lois toujours plus douteuses, voire liberticides. On finit par ne plus y voir très clair. 
De l’autre côté de la Manche, un Jonathan Ashworth du Parti travailliste réclame des sanctions financières à l’encontre des sites dénigrant la fiabilité du vaccin anti-Covid. Chez nous, l’article 24 de la proposition de loi « Sécurité Globale », destiné à protéger l’identité du poulaga, tente, elle aussi, de museler tout débordement critique. Si ça continue, que rétorquer à l’ami lourdaud convaincu qu’on se dirige vers 1984 (mais sans le plein-emploi) ?
Qui (et que) croire alors ? Avec la crise d’autorité qui s’est solidement installée ces dernières années, la médecine, la justice, les politiques, l’éducation et les médias ne sont plus respectés. « Le complotisme est aussi le produit du nihilisme d’individus qui ont le sentiment d’être pris dans une « grande broyeuse » et en même temps de compter pour rien » précise Cécile Guilbert. Sans aller jusqu’à valider les thèses selon lesquelles une cabale planétaire dirigée par la reine d’Angleterre ou Bill Gates se servirait du vaccin pour fomanter un génocide mondial… on aimerait bien avoir le droit de se faire notre propre opinion. Le conseil ultime de Cécile Guilbert ? « Lire, encore et toujours. » Alors soyez conspi si vous le voulez, mais soyez un conspi cultivé.


CLUSTERS D’OPINION

Le pire dans tout ça ? Entre l’impression de se faire tromper par tout le monde et le sentiment que tout se vaut (relativisme, nous te remercions), il semble alors naturel de vouloir trouver un coupable, de donner un nom, d’apposer un visage à une entité floue, invisible et menaçante. Dans l’Âge du capitalisme de surveillance (éditions Zulma), la sociologue américaine Shoshana Zuboff se penche sur les motivations pas si cachées de Google, Microsoft, Facebook et consorts. Ce nouveau « Big Other » (l’autre)  qu’ils incarnent « ne se soucie pas de ce que nous pensons, ressentons, ou faisons, tant que ses millions, ses milliards, ses billiards d’oreilles et d’yeux doués de sens, d’action et d’aptitude au calcul peuvent observer, restituer, traduire en données et instrumentaliser les immenses réservoirs de surplus comportemental (c’est-à-dire les informations relatives aux préférences personnelles d’un individu) générés dans le brouhaha galactique des connexions et des communications. » En d’autres termes : « Il fut un temps où vous exploriez grâce à Google. Maintenant, c’est Google qui vous explore. »
Conclusion ? La dictature de la certitude, imposée par les outils mis à notre disposition et encouragée par des propositions de loi parfaitement muselantes, fait de tout être qui doute un complotiste fini. En découle une fragmentation des groupes sociaux et la création de clusters d’opinion : chacun dans son camp (Twitter pour le journaliste parisien, VKontakte pour tout ami de la Russie) et on n’en parle plus. Selon Shoshana Zuboff, ce mécanisme de régulation et d’accumulation d’informations (qu’elle soient dictées par les autorités ou récupérées dans nos recherches Google), annonce une « troisième modernité » : surveille ton prochain comme toi-même. Sur ce, je vous laisse, je viens d’apprendre que les clichés de Griveaux qu’on nous cache depuis le début de l’année sont de nouveau dispos sur Odyssee… 

NB : Technikart, organe libre et indépendant depuis 1991 (temps ressenti : 1947), n’a jamais versé dans le complotisme. Alors, ne nous parlez pas des Scientologues de la French Touch, du Blackberry magique d’Elsa Zylberstein ou du « chat » d’Alain Badiou.


Par Violaine Epitalon
Illustration Ni-Van