L’ART À L’ÈRE DU REELS

travis scott technikart

Il y aura un avant et un après Aggro Dr1ft, le nouveau film digi-psychédélique de Harmony Korine. Inspiré par GTA 5, créé avec une armée de designers, d’artistes IA, et de créateurs de jeux vidéo, Aggro Dr1ft est aussi et surtout le signe de la gamification de l’art, à l’heure de TikTok et des Reels. Mais où celà va-t-il nous mener ?

Légende photo : RAVE CINEMA_ Dans le film Aggro Dr1ft, Harmony Korine utilise des caméras thermiques empruntées à la NASA pour filmer un Travis Scott gamifié et transformé en apprenti cyber-assassin. Korine en parle comme d’une « aesthetic drug ».

 

« Tiktok is better than movies. » À en croire le cinéaste Harmony Korine, mater un film serait devenu aussi rasant que de se farcir un discours d’Étienne Klein. Car le ciné continue, hélas, de s’éloigner de l’art pour devenir un divertissement marketé comme une vulgaire boîte de céréales, un show-business où liberté, innovation, et amusement ont disparu. Mais sur Internet et ses forums, sur Tiktok, ou encore dans GTA 5 (Grand Theft Auto) ou Minecraft, une jeune génération totalement libre se fout des conventions poussiéreuses du vieux monde. Ces jeunes gens créent des nouveaux formats narratifs populaires, situés à la frontière entre les mondes physiques et numériques, et encore trop peu considérés.

Dans le jeu GTA 5 par exemple, certains organisent des jeux de rôle où chacun interprète un personnage et suit une trame narrative. En gros une pièce de théâtre à travers une ville entière, et dans un jeu. On peut suivre l’histoire sous le point de vue de chaque personnage, car chaque joueur diffuse sa partie sur Twitch, tout en improvisant les dialogues. Certains jouent les flics, d’autres des gangsters, ou à peu près ce qu’ils veulent. L’immersion fonctionne si bien que la Police française utilise le RP sur GTA pour former nos futurs poulets du vrai monde.

Dans un autre genre, il y a les ARG (jeux en réalité alternée), des jeux de piste où l’histoire vous balade sur différents sites ou réseaux sociaux, avec une narration brouillant les pistes entre réalité et fiction, nous invitant à prendre part à l’histoire. Et sur Tiktok se développe tout un écosystème artistique alternatif qui passionne les générations Z et Alpha. Comme la mini-série Skibidi Toilet, qui cumule plus de cinq milliards de vues, et qui présente l’histoire d’une tête maléfique en 3D qui sort de la cuvette de toilettes (bien réelles), et qui veut conquérir le monde. De l’absurde extrême tourné au quotidien en total freestyle, pour l’amusement. C’est la liberté de cette nouvelle génération de créations qui a inspiré Harmony Korine à radicalement remettre en question son cinéma, et qui n’est d’ailleurs que le symptôme d’un phénomène bien plus large.

DROGUE ESTHÉTIQUE

Pour ce faire, Harmony Korine a créé EDGLRD (« edgelord », ndlr), une « creative factory » tournée vers l’innovation et l’expérimentation, installée dans une maison de Miami. On y trouve des animateurs 3D, des skateurs, des designers de mode, des créateurs de jeux vidéo, des imprimantes 3D, et tout un tas d’esprits hyper-progressistes branchés sur Tiktok. Le premier projet de EDGLRD, Aggro Dr1ft donc, est un film ressemblant à un trip au LSD numérique, qui n’a laissé personne indifférent à la Mostra de Venise. Tourné à la caméra thermique, le film est visuellement pensé comme une peinture, dans le sens où l’image est ultra-modifiée et composée d’une multitude de couches numériques, de 3D, d’IA, etc.

On y suit l’histoire de Bo, le « meilleur assassin du monde » – un descendant de Georges Abitbol ? – dans un Miami devenu une dystopie tropicale en infrarouge. Travis Scott y joue le protégé de Bo, et s’exprime comme un NPC (un automate de jeux-vidéo), répétant ses répliques de manière robotique. Certains en parlent comme d’un genre de cinéma ambient, ou pouvant être rapproché du genre vaporwave. « Vibe is almost everything », affirme d’ailleurs Korine, qui parle de « aesthetic drug », et explique que, « les visuels et les sons sont comme pris entre deux mondes ». On retrouve ce côté liminal, entre deux réalités, sur le seuil, jusque dans le nom du collectif, Edgelord, traduit « le seigneur de la limite ». Mais que nous réservent Harmony Korine et EDGLRD pour la suite ?

« Une des idées du prochain film est qu’il n’aura pas d’ordre particulier, il va se remixer lui-même en permanence, et permettra aux gens de le remixer (…) Un film qui n’a pas de fin, dans lequel on rentre, où on choisit un personnage, des skins, etc. », expliquait-t-il récemment au sujet de Baby Invasion, un thriller interactif qui sera le deuxième projet de EDGLRD. Les films auront-ils bientôt des extensions comme les jeux vidéo ?

Fasciné par la connexion intense et directe qui existe entre les créateurs de Tiktok ou GTA avec leur audience, Korine rêve d’un cinéma d’expérience, gamifié, où le spectateur prend part au récit et le fait évoluer. Il utilise d’ailleurs un nouveau mot pour ce genre de créations qui dépassent le cinéma, les « blinx ». « Le blinx est son propre médium, et peut durer une seconde ou un an », dit-il.

S’il veut casser les barrières de ce qui se fait dans le cinoche, Harmony Korine s’attaque aussi à l’innovation technologique, puisque EDGLRD planche sur une « dream box ». Une machine permettant de « penser et d’avoir un résultat en images, sans prompt. Des pensées traduites en images. En gros un illustrateur de rêves ». S’il existe actuellement une fascination créative et intellectuelle autour de la liminalité et la narration transmédia, on voit bien l’influence de certains pionniers ayant expérimenté avec la réalité, les « œuvres actives », infinies, et collectives. Mais les espaces liminaux imaginés dans les années 1980 ont depuis été métastasés par les réseaux sociaux, pour devenir la norme d’un monde de la post-réalité ou nos existences quotidiennes deviennent art.

FICTION LIMINALE

« J’ai essayé de créer un livre vivant, une sorte de théâtre rituel, où le spectateur devient momentanément acteur, et où l’acteur devient momentanément spectateur, explique l’écrivain et artiste transmédia américain Joseph Matheny. On traverse alors une barrière invisible qui est située entre l’audience et le performeur, et la narration devient plus fluide. Mais aujourd’hui, Internet a psychologiquement brisé cette barrière, et tout le monde veut faire partie de la performance, et joue son personnage en permanence ». Il a créé Ong’s Hat dans les années 1980, le premier jeu en réalité alternée, une œuvre de fiction insérée dans la réalité (« liminal fiction ») qui a tellement marché qu’elle s’est muée en théorie du complot, devenant hors de contrôle.

« LA LIMINALITÉ, C’EST L’ESPACE BLANC DE MATRIX, L’ESPACE DU POSSIBLE. » – MOHAMED MEGDOUL

 

L’histoire tourne autour de Ong’s Hat, une bourgade abandonnée des USA – qui existe –, où des chercheurs sont réunis et mènent des expériences sur la réalité, puis finissent par trouver et s’installer dans une autre dimension. Pour accentuer l’immersion de sa fiction liminale, Matheny utilise différents médiums de diffusion : « Pour créer une histoire qui dure, vous devez la rendre accessible à tous les supports, et avec plusieurs points d’entrée ». Mais quand Internet arrive dans l’équation de cette narration transmédia pensée pour l’immersion, des internautes s’y intéressent, élaborent des théories, entrent dans le jeu, et finissent par y croire. Certains vont enquêter sur place ou créent même des groupes sectaires basés sur la « conspiration » Ong’s Hat.

Si Ong’s Hat et son brouillage de pistes entre fiction et réalité a été le prémice de mouvements conspirationnistes comme Qanon, il a aussi engendré beaucoup de choses positives, qui ressurgissent en ce moment dans les milieux artistiques progressistes – à l’image d’Harmony Korine avec EDGLRD. Mais comment cette liminalité ambiante se manifeste-t-elle, et pourquoi nous attire-t-elle à ce point ?

BARBIE-LORE

« La liminalité, c’est un peu l’espace blanc de Matrix. C’est l’espace du possible, où les choses ne sont pas encore advenues, où elles pourraient advenir, c’est l’espace de la poésie pure, qui nous donne la possibilité de tout concevoir, de tout imaginer », explique Mohamed Megdoul, fondateur de la revue Immersion. Sur Tiktok ou Youtube, des tonnes de contenus sont ainsi créés autour d’espaces dits liminaux : des maps de jeux vidéo vides, des bureaux, des centres commerciaux, des aires de jeu, bref, des endroits de transition à la fois vides et étrangements familiers. Des espaces issus du rêve, en gros.

Dans cette veine, on a pu suivre les aventures du tiktokeur @unicosobreviviente, qui prétend vivre en 2027 et être seul sur la planète. On suit ses pérégrinations dans un remake Tiktok du Seul Two d’Éric et Ramzy, fragmenté, distillé chaque jour et suivi par des millions de personnes intriguées, prises dans le jeu, dans l’histoire – comme avec Ong’s Hat.

escape the backrooms
LES BACKROOMS_
Ces bureaux vides qu’on appelle les backrooms sont une mythologie d’Internet, utilisée comme base à différents récits, et ont popularisé les espaces liminaux ces dernières années. La vidéo de Kane Pixels, d’où est tirée cette image, compte 14 millions de vues…


Les grandes compagnies du capitalo-divertissement ont mis du temps, mais commencent à comprendre qu’il se passe un truc avec ce goût pour la simili-réalité. Netflix ou Apple ont donc récemment joué avec les codes de l’ARG et des espaces liminaux dans les séries The Missing et Severance. La série Succession a quant à elle transformé la Silicon Valley en pub Loro Piana vivante, et le lore – monde imaginaire – de Barbie a fait déferler la méga-vague culturelle du Barbiecore sur nos Iphone cet été. Il est d’ailleurs aujourd’hui possible de louer une maison de Barbie grandeur nature à Malibu, et il est admis de se prendre pour Barbie au quotidien – et c’est très bien. Car toute l’idée de la liminalité, c’est d’être qui on veut. Et pour ce faire, on peut soit créer son propre univers, soit se greffer sur un lore existant, un peu comme on choisirait le décor imaginaire d’un théâtre du selfpressionism. L’esprit devient en tous cas le médium.

MÉTA-MODERNISME

« Je vois les réseaux sociaux, Instagram, comme une scène. Choisis qui tu veux jouer, ressemble à ce que tu veux. Créer un personnage à toi, parce que tout le monde en ligne est faux de toute façon. (…) les gens pensent qu’on est pas réelles », expliquait récemment à The Face l’une des deux membres de 2girls1bottl3, un compte Tiktok à la pointe du new-weird, qui mélange comédie, narration mystérieuse, mode Y2K, et cosplay – vous les verrez bientôt poser pour votre marque préférée.

On peut d’ailleurs faire un lien entre la liminalité et la mode qui consiste à se saper comme un ado des années 2000, se plongeant dans une période de transition où tout était possible. On retrouve cette idée dans le défilé SS24 de la marque Barràgan, organisé dans un aéroport – l’espace liminal par excellence –, ou encore chez Heaven de Marc Jacobs.

Mais comme avec Ong’s Hat, il s’agit de ne pas tomber trop profond dans la fiction, car Joseph Matheny le rappelle, « si vous jouez tout le temps, vous n’êtes jamais sincère ». C’est ici qu’une nouvelle génération de cinéma – portée par le succès de Everything Evrywere All At Once – et décrite comme métamoderniste, rétablit enfin un lien plus naturel entre nos personnes réelles et nos références culturelles. Dans le métamodernisme, on renoue donc enfin avec une certaine sincérité, car à l’inverse d’un Pulp Fiction pourtant rempli de références, celles qu’on trouve ici ont un lien émotionnel direct avec le spectateur, puisque ce sont des memes Internet.

« Dans la viralité des memes, il y a un facteur inconnu, qui vient de quelque chose de très profond, d’un inconscient collectif qui fait ce que nous sommes, et qu’on ignore. Quand quelqu’un fait quelque chose instinctivement, inconsciemment, et que tout le monde réagit tout aussi inconsciemment, on a mis le doigt sur un thème », explique Joseph Matheny. À l’heure de l’ultra-connexion alimentée aux algos, les mouvements communautaires de nos intérêts inconscients semblent donc façonner de nouveaux terrains de jeux culturels, de nouveaux espaces imaginaires communs qui s’auto-alimentent, et situés dans un monde entre deux. Sommes-nous collectivement en train de briser le cinquième mur ?


Par Jean-Baptiste Chiara